C’est lors de la Queer Week 2017 qu’on a rencontré Paola Bacchetta. Avec João Gabriell et Sandeep Bakshi, ils avaient organisé le QTPOC Town Hall de clôture à la Colonie. Cette année, la Queer Week a donné de nouveau carte blanche à l’universitaire, qui a répondu à nos questions pour nous présenter l’évènement du vendredi 16 mars. Professeur d’études de genre et d’études féministes à l’Université de Californie à Berkeley, Paola Bacchetta est aussi activiste dans les mouvements queer racisés et décoloniaux aux Etats-Unis, en France, en Inde et en Italie. Elle est l’autrice de Co-Motion: On Feminist and Queer Alliances (à paraître), de Femminismi Queer Postcoloniali (Queer Postcolonial Feminisms, avec Laura Fantone, 2015) et de Gender in the Hindu Nation (2004).
Friction : João, Sandeep et toi étiez déjà venu·e·s à la Queer Week l’an dernier. Qu’est-ce qui vous a motivé à revenir cette année ?
Paola Bacchetta : La journée de lesbiennes, trans et queers racisé.e.s de l’an dernier, organisée autour de questions d’alliances contre la colonialité, le capitalisme, le racisme et la misogynie, et pour la solidarité, a été un énorme succès. On a eu la chance d’avoir le soutien des organisatrices et organisateurs de la Queer Week ainsi que de groupes de lesbiennes, trans et queers racisé.e.s, et des ami.e.s et allié.e.s de tous horizons. La salle débordait de gens. Cette journée réunissait pour la première fois en France des tendencies et identités politiques lesbiennes, trans et queers racisé.e.s si disparates. Et elle mettait en avant dans un context très pluraliste, pour la première fois, une table-ronde composée de personnes transgenres noir·e·s qui parlaient de leurs conditions et de leurs luttes. Avec cela, avec l’enthousiasme de la salle, on a compris tout de suite que cette conversation sur les multiplicités de rapports de pouvoir et sur les alliances était vraiment nécessaire.
Donc, lorsque les organisatrices et organisateurs de la Queer Week m’ont demandé de faire une intervention cette année, j’ai suggéré qu’on fasse aussi une journée de lesbiennes, trans et queers racisé.e.s contre la colonialité, le racisme, le capitalisme et la misogynie, une journée de solidarité. J’ai demandé à João Gabriell et Sandeep Bakshi, mes amis et camarades, de proposer chacun une table-ronde. Puis j’ai organisé la troisième table-ronde, Queers sous Occupation. L’année dernière j’ai fait une intervention sur la solidarité et comment (ne pas) la construire (afin de pouvoir la construire vraiment). Cette année, par contre, après les tables-rondes, on va participer toutes et tous ensemble à une discussion avec le public sur la solidarité contre la colonialité, le capitalisme, le racisme et la misogynie.
Le premier panel est dédié à la décolonisation des arts et des savoirs : peux-tu nous en dire plus là-dessus ?
Oui, il s’agit du panel organisé par Sandeep. Il va présenter son travail accompagné de deux artistes queer : Alexandre Erre et Estelle Prudent. L’artiste Pauline N’Gouala, qui travaille ce vendredi, nous rejoindra après son travail pour la discussion finale de la journée.
Le panel de Sandeep a une longue généalogie ! Au cours des 15 dernières années, les lesbiennes, trans et queers racisé.es en Europe, la France comprise, avons construit un movement autour de la décolonisation de tout : la sexualité, l’art, la musique, la culture, le savoir, l’université, le féminisme, la politique queer, bref, absolument tout. Cette table-ronde est le reflet d’un effort plus large dans l’analyse et l’action.
« En tant que queers racisé.e.s, on a effectivement des perspectives situées, uniques, sur la décolonisation de nos propres vies, de la vie et de nos domaines de travail, que ce soit l’art, le savoir ou autre. »
En 2010, on a réuni les réflexions et actions éparpillées en un réseau transnational d’universitaires, d’artistes, de juristes et d’activistes lesbiennes, trans et queers racisé.e.s : le “Decolonizing Sexuality Network.” Il est basé dans différents endroits en Europe : à Berlin, à Londres… Avec Sandeep, João et beaucoup d’autres, nous faisons partie de ce réseau, parfois depuis le début. On a eu l’occasion de beaucoup échanger au moment des colloques, campagnes de soutien et autres activités. De nombreux universitaires du réseau, Sandeep et moi inclus, faisons des conférences et écrivons sur ces sujets depuis longtemps. Récemment, Sandeep, avec Suhraiya Jivraj et Sylvia Posocco, sont les co-rédacteurs du livre Decolonizing Sexuality, issue du Decolonizing Sexuality Network, et dans lequel beaucoup d’entre nous avons publié des textes. Sandeep travaille plus particulièrement sur la littérature et l’art des queers racisé.e.s. Alors quand Sandeep a proposé un panel sur la décolonialité et les arts, nous étions ravi·e·s. En tant que queers racisé.e.s, on a effectivement des perspectives situées, uniques, sur la décolonisation de nos propres vies, de la vie et de nos domaines de travail, que ce soit l’art, le savoir ou autre.
Une partie de la journée sera consacrée aux stratégies et à l’organisation des queer non blanc.he.s en France : pourquoi cette organisation est-elle si importante dans le contexte actuel ?
Il y a une table-ronde, organisée par João Gabriell, sur ce sujet, et cela fait aussi partie de la conversation prévue pour la fin de la journée. Cette thématique répond à des préoccupations majeures pour les universitaires, artistes et activistes lesbiennes, trans et queers racisé.e.s. Elle correspond surtout à une réflexion déjà en cours depuis un moment, en France et ailleurs. On peut par exemple régulièrement lire des réflexions et critiques de João dans son étonnant Blog de João. Les lesbiennes du groupe LOCs (Lesbiennes of Color) ont aussi leurs analyses. Et ainsi de suite. Ce qui est peut-être nouveau est de mettre de nombreux différents types de réflexions ensemble au moment d’une table-ronde et de se donner le temps et l’espace pour une discussion de fond avec le public en fin de la journée.
Je pense qu’il est particulièrement important de réfléchir à ces questions actuellement, alors qu’on voit le monde s’orienter de plus en plus vers la droite. En ce moment, la France connaît le durcissement des politiques d’immigration, le rejet des réfugié.e.s fuyant les guerres provoquées, orchestrées et manipulées par les États du Nord, ainsi que l’institutionnalisation croissante du racisme et de l’islamophobie, comme l’indiquent la loi interdisant le voile, le comportement de la police dans les quartiers, l’acceptation croissante des expressions publiques grotesques du racisme (comme donner des bananes à Mme Christiane Taubira), l’assimilation du discours colonial de l’Etat, tel le discours hégélien de Nicolas Sarkozy sur l’Afrique soi-disant sans histoire ou bien d’Emmanuel Macron sur l’Afrique comme site surpeuplé –image qui reproduit également la notion de sexualité africaine hors de contrôle, la propagation de La manif pour tous, des actrices de haut niveau qui défendent le harcèlement sexuel en le revendiquant comme un aspect essentiel et spécifique de la culture française (blanche), etc., etc. D’autre part, les mouvements queers sont divisés par leurs positions politiques surtout sur la colonialité, le racisme, le capitalisme, mais aussi parfois le genre et la sexualité (comme les positions LGB anti-trans par exemple). A l’extrême, il y a l’entrée de quelques gays blancs au Front National…
Je sens que le fait de vivre aujourd’hui à l’époque du fémonationalisme et de l’homonationalisme nous touche et nous préoccupe profondément en tant que lesbiennes, trans et queers racisé.e.s. Je trouve ces deux notions utiles car elles mettent en avant le rapport entre le nationalisme, le racisme, le genre et la sexualité. Elles visent aussi à critiquer le capitalisme. En même temps, j’espère que ces notions n’aboutiront pas à encore une autre forme d’amnésie coloniale. Il y a un problème lorsqu’on pose le fémonationalisme et l’homonationalisme comme des phénomènes entièrement nouveaux, parce que cela a tendance à nous faire oublier que les colonisateurs se sont servis presque partout dans le Sud global, et de manière totalement centrale, du genre et de la sexualité dans les projets et pratiques coloniaux. Il existe une abondante littérature (surtout en Anglais malheureusement) sur le lien entre colonialisme, genre et sexualité, qui précède de loin les notions de fémonationalisme et d’homonationalisme, et qu’on pourrait lire de manière très productive – j’ai résumé par exemple beaucoup des premiers écrits sur le colonialisme, le genre et la sexualité dans mon livre Gender in the Hindu Nation de 2004. Je conseille aussi surtout l’article de Maria Lugones sur la colonialité du genre.
« Pour faire face, nous avons besoin de diffuser des analyses très critiques, d’ouvrir le dialogue entre nous, de construire des ponts. »
Au milieu de cela, je pense que nos mouvements LGBTIQ sont en difficulté parce qu’ils sont nés dans les rapports de pouvoir qu’ils reproduisent. Cela sème la division en leur sein – comme pour beaucoup d’autres mouvements. Dans les mouvements LGBTIQ d’aujourd’hui, il y a une part massive et visible qui reproduit directement des rapports de pouvoir de notre temps : colonialisme, capitalisme, racisme, misogynie, etc. On voit cet essor tous les ans durant la Marche des Fiertés. Pour y faire face, nous avons besoin en ce moment de créer et de diffuser des analyses très critiques, d’ouvrir le dialogue entre nous, de construire des ponts.
Aujourd’hui, une grande partie des mouvements LGBTIQ dominants ont été démobilisés par l’échec (politique) que représente le succès (juridique) du mouvement pour le mariage gay. La revendication en faveur du mariage gay a commencé aux États-Unis sous la forme d’une campagne conçue et dirigée par des hommes gays cis blancs et néo-libéraux et elle représente principalement leurs intérêts tels qu’ils les perçoivent. En France aussi, le mariage gay correspond souvent aux désirs d’intégration capitaliste. Par contre, il existe de nombreuses autres manières de construire et faire reconnaître entre nous des relations qui ne sont pas liées à une telle insertion institutionnelle. Il y a beaucoup d’écrits à ce sujet. J’espère que les personnes qui s’y intéressent iront écouter le Professeur Matt Richardson qui va donner une conférence à la Queer Week sur les archives. Matt, mon ancient étudiant de Berkeley, a joué un rôle central dans la production d’une critique noire et queer du mariage homosexuel. D’autres qui ont énormément contribué sont Marlon Bailey, Sarah Kaplan et Priya Kandaswamy, également des ex-étudiant·e·s de Berkeley, également tou·te·s professeurs ailleurs maintenant. On pourrait également écouter les débats sur le mariage gay à KPFA Radio, qui garde ses archives en ligne.
Tous ces auteurs et bien d’autres (moi-même inclus) avons fait des critiques décoloniales, anti-capitalistes, anti-racistes, anti-sexistes, et même sur l’érotico-limitation, du mariage gay, et ceci de manière, nous l’espérons, accessible à un large public. Pour résumer ces critiques : (1) Le droit au mariage gay a pour effet d’étendre les privilèges des hétéros blancs aux homosexuels blancs (privilèges tels que l’adoption, l’héritage, etc.). Le marriage gay agit dans la vie des queers racisé.e.s surtout pour accélérer notre exclusion et marginalisation en raison de nos cultures et situations économiques. Par exemple : pour des raisons financières, dans de nombreuses familles racisées, les queers adoptent des enfants de la famille lorsque ce besoin se présente. Ensuite, le droit à l’heritage n’est pas pertinent pour les personnes sans propriété à transmettre. (2) Le mariage est une institution capitaliste et une institution sexiste (voir Engles L’origine de la famille, la propriété privée et l’État, ou Silvia Federici par exemple). Est-ce que nous ne pouvons pas imaginer et inventer nos propres modes d’organisation familiale et sociale en dehors de l’hétéro-homo-normativité capitaliste ? (3) Depuis très longtemps, nous queers racisé.e.s et blanc·he·s interrogeons l’hétéro-érotique, imaginons et inventons nos propres sensibilités relationnelles, modes d’affect, nos sensualités et sexualités. En face de cela, le mariage gay freine sérieusement nos capacités sensorielles et de relationnalité intime…
« Je connais trop de queers racisé.e.s et d’allié.e.s de tous horizons très engagé.e.s pour perdre l’espoir. Je reste toujours extrêmement optimiste ! »
Actuellement, une masse très visible de LGBTIQ blanc·he·s (et pas tous les LGBTIQ blanc·he·s bien sûr) est en train de s’intégrer dans le capitalisme, la colonialité, le racisme et l’homonormativité. Ce n’est pas étonnant. C’est une tendance plus large dans tous les mouvements que de reproduire le pouvoir en leur sein. On le voit par exemple chez une certaine masse visible de féministes blanches (encore une fois pas toutes les féministes blanches bien sûr). Malheureusement, lesLGBTIQ blanc·he·s assimilationistes à l’hétérosexualité blanche renforcent souvent le racisme dirigé contre les racis.é.es, y compris les queers racis.é.es. Je pense au travaux de Jin Haritaworn sur les discours LGBTIQ blancs assimilationnistes sur la “sécurité.” Ils cherchent à se faire protéger par la police. Mais plus de police dans les lieux gays met en danger les racisé.e.s, y compris les queers racisé.e.s. On entend trop souvent aussi quelques gays blancs réitérer des vieux tropes coloniaux selon lesquels les hommes racisés sont construits comme supposément plus sexistes et queerphobes que les hommes blancs. Enfin, les problèmes que la continuation de la colonialité pose entre LGBTIQ sont intenses et nombreux.
En même temps, heureusement, il y a en ce moment des développements très intéressants et importants autour de la décolonialité, de l’anti-capitalisme, de l’anti-racisme et de l’anti-misogynie. Premièrement, les mouvements féministes et queers racisés sont en plein essor. Il y a de plus en plus de groupes, colloques, meetings. Chez nos allié.e.s aussi les choses bougent beaucoup. L’année dernière, le groupe CLAQ – composé de queers blanc·he·s et racisé.e.s – a été formé et a fait une superbe action contre la politique d’immigration en plaçant sur un des principaux ponts de Paris une énorme banderole qui dénonce la politique de l’immigration de la France. Le groupe a une analyse très interessante de la situation actuelle, qu’on peut lire sur son site web. Il y a aussi le nouveau projet des Archives LGBTIQ. Le comité qui travaille sur ce sujet inclue des queers blanc·he·s allié.e.s, qui sont expressément contre la colonialité, le racisme, le capitalisme et la misogynie. Ils s’engagent entre autre à faire en sorte que l’histoire des lesbiennes, trans et queers racisé.e.s ne soit pas effacée. Voilà quelques actes et actions qui visent à la construction d’un monde radicalement alternatif pour toutes et tous, et qui me donnent beaucoup d’espoir. Je connais d’ailleurs trop de queers racisé.e.s et d’allié.e.s de tous horizons très engagé.e.s pour perdre l’espoir. Je reste toujours extrêmement optimiste !
L’évènement inédit cette année est sans doute le panel Queers sous occupations avec des activistes de Palestine, du Kashmir et du Kurdistan. Pourquoi ces alliances sont nécessaires et comment, depuis la France, les entretenir ?
Oui, il parait que c’est la première fois dans le monde qu’un tel panel existe. Je suis particulièrement heureuse que nous puissions le faire à Paris cette année. Pour cela, je suis reconnaissante aux organisatrices et organisateurs de la Queer Week, et surtout à Camille Back, qui ont rendu cela possible.
Cette table-ronde aussi a sa généalogie. Je soutiens les mouvements pour la libération de la Palestine depuis longtemps. Ayant beaucoup vécu en Asie du Sud, j’ai beaucoup de liens avec le Cachemire. L’année dernière, les amies lesbiennes Kurdes m’ont invitée à Istanbul durant leur semaine queer pour faire une intervention sur la décolonialité et la sexualité. Ma prise de parole était suivie d’une brillante intervention sur la décolonialité, la sexualité et la lutte de la libération kurde par l’activiste lesbienne kurde Turkan Yildiz. Depuis un moment déjà je souhaitais faire quelque chose sur la Palestine et le Cachemire. Puis les discussions avec les ami.e.s kurdes queers m’ont convaincu que si toutes et tous pouvaient se rencontrer, il y aurait un véritable échange utile ainsi que la potentialité de construire des liens de solidarité. Les luttes pourraient advancer ensemble. Ici ce n’est qu’un début. La question des queers sous occupations s’étend bien sûr au-delà de ces trois situations. En effet, tout le continent américain – la terre des Américains natifs – est sous occupation. J’espère que ce panel à Paris n’est qu’un début pour la construction de la solidarité queer contre toutes les occupations dans le monde.
« La solidarité nous aide à faire face à la politique coloniale, capitaliste, raciste et misogyne de domination et de division à laquelle nous sommes confronté·e·s. »
Comme l’an dernier, la conclusion de la journée sera consacrée à la question de la solidarité. Qu’entends-tu par ce terme ? Quels sont les obstacles à la solidarité et comment y oeuvrer dans le contexte actuel ?
Oui, tout comme l’année dernière, la question de la solidarité est cette année encore au centre de notre journée de réflexion de lesbiennes, trans et queers racisé.e.s. La solidarité nous aide à faire face à la politique coloniale, capitaliste, raciste et misogyne de domination et de division à laquelle nous sommes confronté·e·s. La solidarité nous aide à résister contre notre propre formation en tant que sujets dans les conditions actuelles. Malheureusement, les relations de pouvoir de notre époque nous poussent à devenir des sujets entrepreneuriaux, néolibéraux, qui ne font que se promouvoir eux-mêmes ou le groupe immédiat auquel ils pensent faire partie, souvent au détriment des autres et toujours au détriment de la libération totale de tous les humains, de la planète et de tous les êtres vivants. La solidarité qui nous concerne, et dont on va parler pendant la journée de lesbiennes, trans et queers racisé.e.s le 16 mars à La Colonie, présuppose une position politique contre la multiplicité des rapports de pouvoir : à la fois le colonialisme, le capitalisme, le racisme, la misogynie, mais aussi le validisme, la destruction de l’environnement et le spécisme. Si vous voulez en savoir plus sur ce que nous entendons par solidarité, sur comment nous envisageons de la construire, sur comment nous pouvons travailler ensemble pour le faire, nous vous invitons à nous joindre pour la discussion. La journée et ouverte à toutes et à tous.