La Fièvre des Archives #3 – Les Forces Transformatives d’Archives des Queers Racisé.e.s

A l’occasion des Ateliers-Débats pour la création d’un centre d’archives LGBTQI ayant eu lieu à Paris les 4 et 5 mai, nous publions les interventions et tribunes de plusieurs participant·es à ces journées, parmi lesquel·les Sam BourcierRenaud Chantraine et Paola Bacchetta.

Collage de Paola Bacchetta

‘Re-Présence’ : Les Forces Transformatives d’Archives des Queers Racisé.e.s

Paola Bacchetta, Professeure d’études de genre et d’études féministes à Berkeley

 

Introduction : de l’effacement à la Re-Présence

Je souhaite parler des forces transformatrices qu’ont les archives queer racisées au sein des archives LGBTQI, via un processus que j’appellerai re-presencing (la re-présence). En guise d’introduction, nous pouvons considérer la transformation comme une position politique queer insurgée, qui s’oppose à la fois à l’assimilation et à ce que Orlando Patterson (1982) appelle la mort sociale. Et nous pouvons envisager la re-présence non pas comme une forme de représentation mais plutôt comme rendant présents (encore et encore), directement, des fragments d’archives, et ici spécifiquement des fragments d’archives de queer et trans racisé.e.s, qui existent dans plusieurs genres, y compris des genres éphémères ou pas faciles à identifier : des fragments qui restent actuellement dispersés et non collectés.

Que voulons-nous dire par archives LGBTQI ? Quelles absences et silences queer sont reproduits dans les archives LGBTQI ? Quels sont les sujets et événements LGBTQI qu’on imagine dignes d’être commémorés ? Quels fragments, dans quels genres, sont considérés comme archivables et sont archivés ? Beaucoup d’auteurs ont théorisé une spécificité queer à la temporalité ; existe-t-il un rapport queer spécifique au passé, au présent et à l’avenir des archives LGBTQI et à l’archivage ? Comment les archives LGBTQI actuelles sont-elles construites et par qui ? Quelle est la place des relations de pouvoir – du colonialisme, capitalisme, racisme, classe, misogynie, validisme et du spécisme – dans la construction, la préservation, l’accès et l’utilisation des archives LGBTQI ? Dans la mesure où nous sommes toutes et tous formés en tant que sujets au sein de rapports de pouvoir (au sens de Foucault), pouvoir que nous risquons de reproduire dans nos vies et nos archives, comment nous assurer que les archives LGBTQI – et les archives queer racisées en leur sein – s’exercent contre une telle reproduction ? Quelles solidarités peuvent être mises en acte, différées ou exclues dans la construction des archives LGBTQI ? Comment créer des archives LGBTQI qui contribuent à notre libération totale au présent ?

Après avoir parlé d’archives et de pouvoir, j’expliquerai la notion de re-présence et ce que celle-ci signifie pour l’inclusion de sujets, d’événements et de genres queer racisés, dans les archives LGBTQI au sens large, au-delà de l’additif (c’est à dire, au-delà ‘d’ajouter les queers racisé.e.s et de remuer la soupe’), avant de proposer quelques suggestions en guise de conclusion.

I. Archives et/dans le Pouvoir : Fragments, Inscriptions, Absences

Actuellement, le contexte dans lequel nous créons ces archives LGBTQI est saturé de ce que Anibal Quijano (2000a, 2000b) et d’autres appellent la colonialité ou les effets économiques, culturels et épistémologiques du colonialisme et du néocolonialisme. Nous sommes également dans une ère de capitalisme avancé. Et nous vivons un changement d’époque, une temporalité-spatialité et un processus que Jasbir Puar (2007) appelle l’homonationalisme, défini comme un changement de nos conditions LGBTQI d’invisibilisation, de pathologisation, de criminalisation ou d’élimination, une situation nouvelle où certains d’entre nous –les plus homonormatifs parmi nous– sont inclus dans la normativité-nationale des pays du Nord global. La nouvelle acceptation dépend de ce que Rey Chow (2002) appelle « l’ascendance de la blanchité » selon laquelle les Etats élargissent les frontières de la normativité-nationale pour inclure les homos les plus conformes à la normativité blanche au détriment de tous les queers et trans trop queer et trans, et de tous les gens racisés qui restent toujours en dehors de la norme. Puar observe qu’aujourd’hui, de nombreux États du Nord construisent un modèle d’« homosexualité nationale » –aux États-Unis, par exemple, par le biais du mariage homosexuel ou l’inclusion dans l’armée. Depuis longtemps, les Etats du Nord construisent et instrumentalisent le statut des femmes dans le Sud afin de justifier d’abord le colonialisme en tant que mission civilisatrice et ensuite la guerre ; une politique que Gayatri Chakravorty Spivak (1988) résume ainsi: « les hommes blancs sauvent les femmes brunes des hommes bruns ». Aujourd’hui, le traitement des homosexuels vient s’ajouter aux prétextes antérieurs, cette fois-ci pour justifier boycotts et guerres. Dans de nombreux endroits du monde, les queers ont pris position contre cette instrumentalisation homonationaliste par les États du Nord. Par exemple, les homosexuels ougandais ont dénoncé l’intervention du Nord, et ont affirmé leur solidarité avec les peuples de leur nation (Ekine and Abbas 2013).

Ainsi, il est intéressant de penser aux archives LGBTQI via le texte classique de Derrida, Mal d’Archive (1995). Derrida y présente, entre autres, une généalogie de la notion d’archive ou en grec arké. Il attire notre l’attention sur deux éléments de la signification du terme : (1) un commencement et (2) un commandement, ou le lieu où les gens ou les dieux exercent l’autorité. Derrida fait remarquer le rapport entre arké et un terme plus ancien, arkheion, qui signifie la maison, le domicile ou la résidence des dominants, où les archontes ont régné. Ce qui importe pour nous est le rapport entre le contexte de pouvoir, les archives, les dominants, et l’espace où les archives sont logées ou – comme le remarque Derrida – placées « en résidence surveillée. »  Pour Derrida, les archives sont liées au privilège de ceux qui les logent et les interprètent. Derrida note que les archives ont une fonction d’unification, d’identification et de classification. Il nous demande d’observer comment les sources sont ordonnées et classées dans les archives. Il remarque que les archives produisent des exclusions et que les secrets et l’hétérogénéité les menacent. Il met en évidence la violence des archives, car la reproduction que les archives effectuent est une forme de destruction : elle bloque d’autres futurités. Pour Derrida, les archives agissent contre elles-mêmes, d’où le mal d’archive. Derrida développe dans son texte plusieurs dimensions de la notion de mal d’archive : (1) le « désir compulsif, répétitif et nostalgique de l’archive et un désir irrépressible de retourner à l’origine » ; (2) la rétention d’une origine spécifique par la répétition ; et (3) l’incapacité de l’Un (dans ce cas l’archive) à se différencier de l’Autre sans une réitération constante de lui-même. Dans le travail incessant pour maintenir un souvenir au détriment d’un autre, l’archive maintient et conserve la mémoire, mais elle l’enterre aussi.

« La reproduction que les archives effectuent est une forme de destruction : elle bloque d’autres futurités. »

Si nous considérons la notion de mal d’archive dans une perspective queer et trans racisés, nous pouvons mettre en évidence notre malaise en face de l’archive et ses multiples dimensions. Il est intéressant que mal d’archive en anglais soit officiellement traduit par les mots Archive Fever ou fièvre de l’archive. Parler de fièvre est approprié car cela met en évidence l’ambiguïté de l’archive ou le double sens que Derrida entendait. La fièvre nous évoque la maladie (on a trop chaud, on n’a plus de force) et simultanément elle peut signifier un désir, une passion, une force de vie qui nous pousse en tant que sujets queers et trans vers une futurité que, jusqu’à présent, on nous a catégoriquement refusé.

Avec la fièvre-maladie à l’esprit, on peut se demander comment les décisions sur quels sujets et matériaux on devrait sauvegarder ou oublier au sein des archives pourraient être liées à notre malaise face à la mémoire. Les LGBTQI, et surtout les LGBTQI racisés, avons une ‘origine’ assignée dans les discours oppressifs médicaux, juridiques et politiques. De plus, nos passés et nos présents sont souvent liés à un traumatisme. Est-ce mieux de ne pas conserver certains souvenirs ? Est-ce qu’on a vraiment besoin de nous rappeler et d’inscrire dans les archives notre insertion dans ce que Orlando Patterson (1982) appelle la mort sociale (par exemple notre exclusion historique de la catégorie de l’humain) ; ce que Ruthie Gilmore (2007) appelle la mort prématurée (tel que les interruptions violentes de la vie des transfemmes racisées lorsqu’elles sont assassinées par des misogynes) ; ou ce que Lauren Berlant (2011) appelle la mort lente (par exemple, les conditions de précarité de beaucoup de goudous tel que chômage, stress lié au sexisme, rejet de la famille, internement forcé dans les institutions psychiatriques) ; ou enfin ce qu’Abdul JanMohamad (2005) nomme death-boundedness ou être-en-direction-vers-la-morte (qui consiste à vivre avec le menace de la mort, avec les fantômes de jeunes queers qui se sont suicidés, avec le SIDA, ou bien avec la peur de se faire torturer).

« Nous avons été privés d’espace, réduits à la chair, privés de temporalité, coupés de notre passé et de notre avenir. »

Les archives peuvent également soulever la question de nos difficultés, selon nos différentes positionnalités de classe, de racialisation, de genre, de sexualité, de se souvenir de nous-mêmes. Parce qu’on nous a appris à nous oublier, à être quelqu’un d’autre, à passer ou à disparaître y compris dans des actes d’auto-annihilation. De plus, les archives peuvent faire remonter à la surface les menaces de victimisation transmises par nos ainés queer et trans, par le bavardage entre nous et entre les générations queer et trans. En effet, je suis Derrida quand il fait remarquer que l’archive est spectrale : avec les archives, il s’agit profondément de vivre avec des fantômes.

D’un autre côté, il y a la fièvre des archives comme désir d’archives. Beaucoup d’entre nous sommes hyper contentes et contents d’avoir accès à des traces queer, moi incluse, et la possibilité d’archives nous pousse à l’euphorie. En fait, nous avons été privés d’espace, réduits à la chair, privés de temporalité, coupés de notre passé et de notre avenir. Il est donc compréhensible que des archives qui se souviendront ou inventeront notre passé, qu’on peut laisser en héritage aux générations futures, nous procurent beaucoup d’excitation. Cependant, on devrait peut-être procéder avec prudence. Il serait utile de réfléchir sur la façon dont nos fragments de vie, d’art, de création et de lutte devraient apparaître dans les archives et quels seront leurs effets.

Gayatri Chakravorty Spivak, autrice de « Can the Subaltern Speak? »

II. Représence

Pour creuser cette question, on peut effectuer quelques réflexions queers sur l’essai classique de Gayatri Chakravorty Spivak, « Can the Subaltern Speak? » (1988). Spivak y soutient que le champ épistémologique dominant, avec ses présuppositions, catégories, logiques, conclusions, constitue une enceinte (closure) dans laquelle le sujet subalterne ne peut pas être entendu par le sujet dominant. Là, Spivak invoque deux types de représentations différentes : la « re-présentation » (darstellen) ou portrait ou figuration ; et « représentation » (vetretan) ou mandataire ou élus. Le sujet subalterne de Spivak a besoin de plus que la figuration, plus qu’un mandataire, pour être entendu. Seule une révolution épistémologique peut le rendre intelligible.

Actuellement, nous, queers et trans racisé.e.s, sommes effacé.e.s, renvoyé.e.s au le silence. Le sujet LGBTQI universel est imaginé comme blanc et le sujet racisé est présumé hétéro (et, souvent, hyper queerphobe). Nous vivons aux confins de la colonialité, du capitalisme, du racisme, de la classe et de la misogynie, conditions qui nous rendent inaudibles à la plupart des gens, y compris parfois entre nous.

« La re-présence honore l’impératif de ne pas parler sur, au-dessus de ou autour d’un mort, mais plutôt de laisser parler la personne morte. »

Dans cette situation, on peut considérer la re-présence queer et trans racisé. Celle-ci impliquerait l’expression directe de sujets queer et trans racisés entendus comme des multiplicités, dont pour le moment la parole passe systématiquement sous le radar, y compris le gaydar. La re-présence est distincte de la représentation dans les deux sens décrits par Spivak. La re-présence contourne ce que Trinh T. Minh-ha (2009) appelle justement « parler à côté d’un autre », une modalité utile conçue pour respecter un autre. La re-présence honore l’impératif identifié par l’activiste trans noir Che Gossett (2013) dans son interprétation du livre Le travail de deuil de Derrida, c’est-à-dire de ne pas parler sur, au-dessus de ou autour d’un mort, mais plutôt de laisser parler la personne morte. Ainsi, le re-presencing est centré sur l’ouverture d’un espace-temps du présent, afin de faire présent sans équivoque, dans le ici-maintenant, des sujets, des événements, affects et genres qui ont été exclus de la temporalité-spatialité actuelle.

« They’ve got a right place in the sun where there’s love for everyone », collage de Stéphane Gérard

III. La re-présence non additive

Mais alors : que devrait-on re-présencer et comment ? Si on se rappelle dans la re-présence le fait que tous les sujets sont co-constitués dans des rapports de pouvoir, alors la re-présence impliquera la redéfinition perpétuelle de ce qui compte comme matériel d’archives.

  1. Les sujets

Qui sont des sujets LGBTQI dignes d’archivage aujourd’hui ? Entre queers et trans racisé·e·s, notre aliénation par l’hégémonie blanche incite à des désidentifications d’avec les catégories, les valeurs et les logiques identitaires LGBTQI blanches. Par exemple, le groupe QTR : Queer et Trans Révolutionnaires contre le racisme et le néocolonialisme, à Paris, veille spécifiquement à ce que ses membres ne soient pas obligé.e.s de faire leur ‘coming out’ pour prendre des positions politiques. Effectivement, les queers et trans racisé·e·s ne souhaitent pas toujours faire de ‘coming out’ public car il s’agit de faire toujours face à : notre intersectionalité ; nos contextes où toute dynamique est arrêtée par la colonialité, y compris les questions de genre et de sexualité, dont les effets dévastateurs sont reproduits au sein de nos sociétés ; enfin, la représentation systématique des sujets LGBTQI comme des sujets blancs (car nous ne sommes pas cela).

Une autre manifestation de la désidentification est le rejet des auto-désignations ‘LGBTQI’ car celles-ci ont leurs racines dans le Nord global. Par exemple, « lesbienne » invoque la Grèce antique, le soi-disant berceau de la civilisation occidentale. Ailleurs à travers la planète, de nombreux autres termes identitaires de sujets queer et trans abondent : Hijira, Two Spirit, berdache, femmes célibataires, sakhiyani, etc. Ces identifications alternatives sont-elles archivables dans les archives LGBTQI ?

« Y a-t-il une place pour les ‘free-ass motherfuckers’ dans les archives LGBTQI ? »

Une autre de nos acte de désidentification est l’invention de catégories identificatoires. Par exemple, la rappeuse noire Janelle Monae aux Etats Unis a fait récemment son ‘coming out’ en se réappropriant l’identité ‘queer.’ On peut noter qu’elle ne s’est pas dit “lesbienne.” Mais tout de suite après s’être réclamé ‘queer.’, elle s’est aussi auto-désignée comme ‘a free-ass motherfucker.’ C’est une nouvelle auto-désignation que beaucoup d’entre nous, y compris moi-même, pouvons immédiatement comprendre. Y a-t-il une place pour les ‘free-ass motherfuckers’ dans les archives LGBTQI ?

Enfin, certains queers racisés aux États-Unis s’inspirent actuellement : de la notion deleuzienne d’assemblages pour considérer le queer comme une multiplicité ; de l’idée de Sara Ahmed sur les orientations affectives et relationnelles queer ; ainsi que de l’insistance d’Amit Rai (2009: 9) qu’on arrête de nous réduire à nos genres et nos sexualités, afin de nous imaginer comme des  sujets intersectionnels avec différents types d’énergies. Ces ruminations arrivent dans un contexte post-LGBT identitaire, et post théorie critique sans-sujet qui se développe au sein de la théorie queer. Il s’agit de tentatives de resignifier le queer. Il s’agit de mettre en évidence d’autres sensibilités, relations et manières d’être et une politique radicalement transformatrice.

Le collectif QTR
  1. Les événements

Si on change notre facon de définir des sujets queers, cela peut également changer la façon dont nous définissons les événements et comment nous évaluons leur importance. Martin Manalansan (1995), par exemple, a critiqué la construction de Stonewall comme origine de l’ insurrection queer aux Etats-Unis. Le récit de Stonewall-en-tant- qu’origine peut être mis en question également par les travaux de Liliane Faderman et Stuart Timmons (2006) sur l’émeute trans de 1959 chez Cooper Donuts à Los Angeles, de Susan Stryker (2008) sur l’émeute trans de 1966 à la Comptons Cafeteria à San Francisco, ainsi que de Che Gossett sur les révoltes queers racisées en Philadelphie. Avec les réflexions de Manalasan comme point de départ, je me suis demandé pourquoi Stonewall est célébré internationalement, de Paris à Delhi, du Mexique au Brésil. Mettre Stonewall au centre des luttes queers partout dans le monde signifie marginaliser d’autres histoires locales de lutte (aux États-Unis comme sur le plan transnational) et les remplacer. Il y a selon moi une forme d’impérialisme gay dans ce que j’ai appelé le From-Stonewall-Diffusion-Fantasy (Le fantasme de la diffusion mondiale de l’activisme queer à partir de Stonewall) qui permet à des queers aux Etats-Unis de s’identifier comme étant à l’origine des mouvements queers partout (Bacchetta 2002, 2006).

Aujourd’hui, il y a une prolifération de films sur Stonewall qui blanchissent l’événement, éliminent les sujets trans et montrent la police comme des amis des queers, à une époque où la violence policière contre les trans et surtout les trans femmes racisées est particulièrement virulente. Plus le film est commercial, plus on représente comme héros les hommes cisgenres, blancs, de classe moyenne, gentils et acceptables. Par contre il n’y a pas héroïnes. Les femmes trans noires et latinx qui ont vécu Stonewall ont d’ailleurs largement critiqué ces versions révisionnistes.

« Mettre Stonewall au centre des luttes queers partout dans le monde signifie marginaliser d’autres histoires locales de lutte et les remplacer. »

En France, que pouvons-nous considérer comme des moments fondateurs pour les mouvements queer ? Est-ce que la création en 1999 à Paris du Groupe du 6 Novembre: Lesbiennes Issues du Colonialisme, de l’esclavage et l’Immigration, le premier groupe autonome de lesbiennes racisées en France, est perçue comme importante (Bacchetta 2009a) ? Pour beaucoup de goudous racisées, c’est d’une importance suprême. Qu’en est-il du film Lucioles de Dalila Kadri, une lesbienne d’origine algérienne, film qui date des années 1990 ? Les autres films de Dalila Kadri sur la culture, le racisme, l’immigration, auront-ils une place dans les Archives ? Et les journées lesbiennes, queer et trans racisé.e.s que nous organisons depuis deux ans à La Colonie, dans le cadre de  la Queer Week à Paris, comptent-t-elles (Bacchetta 2017) ? Si oui, pourquoi ? Qu’en est-il des nombreuses analyses et actions non-remarquées du groupe féministe noir français MWASI dans lequel il y a des membres queer, et qui a une position résolument en faveur de la libération totale queer et trans ?

En somme : qu’est-ce qui constituera des événements majeurs dignes d’archivage pour les Archives LGBTQI ? Quelle attention sera accordée aux effacements subalternes queer ?

Visuel du collectif afroféministe Mwasi
  1. Les genres

La question du genre, du matériel qui sera recueilli, est vitale pour les archives LGBTQI. Dans les archives existantes, nous trouvons des sources tangibles telles que : des essais, de la poésie, de la chanson, des films queer, des productions artistiques, des tracts de manifestations, des écrits sur facebook, des clips YouTube, des tweets, des textiles. Je me souviens d’avoir rencontré aux Archives Lesbiennes à New York des objets de mon ancien collectif Dyketactics! de Philadelphie, y compris une veste en cuir avec « Killer Dyke » (Goudou mortelle) écrit en clous, des notes prises sur un bloc-notes à coté du téléphone de la maison goudou collective, ainsi qu’une liste de choses à voler pour la collectivité (Bacchetta 2009b).

« Comment archiver des fragments qui existent dans des dimensions invisibles, dans des dimensions ressenties, et que nous ne pouvons pas encore imaginer être archivables ? »

Mais encore : est-ce qu’on peut archiver des fragments éphémères tels que des bavardages ou des ragots entre queers ? Ou l’affect comme la honte gay, la joie queer ou bien ce que Gloria Anzaldúa ([1987] 2013) appelle « l’homophobie » redéfinie comme « la peur de rentrer”… “home,” c’est à dire chez la famille, à la maison ? Est-ce qu’on peut archiver les fantômes qui nous poursuivent, qui nous rappellent la menace de la violence ? Nos apparitions dans nos rêves ? Nos traumatismes face au suicide continu des jeunes homosexuels d’un passage à tabac brutal par la police ? Ou ce que Laura Perez appelle notre connaissance hallucinatoire ? En somme, comment pourrions-nous archiver des fragments qui existent dans des dimensions invisibles, dans des dimensions ressenties, et que nous ne pouvons pas encore imaginer être archivables ?

Remarques finales

Pour conclure, j’aimerais faire deux remarques : tout d’abord, il est très utile de faire de l’inclusion des queers et trans racisé.e.s une question de re-présence, ou rendre au présent encore (et encore) selon leurs propres termes les sujets, artefacts, textes, l’art et les objets éphémères qui sont en dehors du domaine de la respectabilité blanche homo. Bien que cela puisse sembler à première vue comme un geste additif, s’il est fait dans un esprit de re-présence, il devrait complètement transformer l’archive. La re-présence de queers et trans racisés au sein des archives peut nécessiter une nouvelle définition de l’archive, de nouvelles classifications, thématiques et catégories. Ce processus sera profondément dynamique, toujours inachevé, car il y a toujours un sujet queer, un événement, un affect ou un genre exclu des archives qui, une fois introduit, peut révolutionner l’archive.

Deuxièmement, dans les conditions actuelles de la colonialité, du capitalisme, de l’homonationalisme et de la misogynie, nous pourrions penser aux archives, comme le suggère Ann Stoler, non pas comme une source mais plutôt comme un sujet-agent qui nous présente des fantômes de notre passé, présent et avenir , qui nous accompagne dans le temps. En effet, nous pourrions réinventer l’archive comme une amie-archive complexe, multiple, parfois problématique, voir même enmerdante, mais aussi ouverte à nous écouter, à évoluer avec nous et surtout, qui soutient notre politique la plus radicale pour une libération totale.

 

Paola Bacchetta, Professeure d’études de genre et d’études féministes à Berkeley

 

 

Références

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