Nous avons publié il y a quelques temps un article intitulé « Autorisons-nous une autre politique ». Nous avons reçu cette réponse que nous avons choisi de publier :
Vous souhaitez évoquer un sujet important, celui de la façon de faire de la politique ensemble et d’avoir une réflexion collective sans être limité.e.s par des « guerres de chapelles intra communautaire ». Et vous y répondez avec des arguments qui ignorent complètement les rapports de domination en place, ceux-là même qui entraînent une silenciation de nos voix et de nos existences.
Pour m’expliquer, je vais reprendre ici certains passages et y répondre, sans m’adresser directement aux équipes de Friction mais plus largement aux collectifs queer et militants, à raison.
« Aujourd’hui les débats identitaires et la sacralisation de la parole des concerné.e.s empêchent l’émergence d’idées neuves. Évidemment, il est nécessaire de créer des espaces d’expression pour tous.tes. Evidemment, nous devons penser nos identités. Mais ça ne doit pas être l’alpha et l’oméga de toute pensée politique. »
De quels débats identitaires parlez-vous ? De quel.les concerné.e.s ?
Cela fait quelques années que la parole des personnes racisées, des personnes handicapées, des personnes grosses, des personnes trans, commence à peine à être entendue dans nos (enfin surtout vos) réseaux très blancs, cis et valides.
Et concrètement, c’est cette parole qui empêcherait l’émergence d’idées neuves ou c’est l’ignorance des personnes blanches, cis et valides (qui écrivent certainement ce texte) sur ces questions, qui empêche cette émergence ? C’est cette parole qui empêche l’émergence d’idées neuves ou le fait de ne pas nous inclure à votre réflexion collective, à vos espaces rarement accessibles ou à vos équipes très majoritairement voire exclusivement blanches ?
Je ne suis pas sûre que vous vous rendiez compte du courage et de l’énergie que cela demande, quand l’on a une position marginalisée, de prendre la parole et d’être écouté.e dans des environnements où notre parole n’est pas attendue, n’est pas encouragée et donc clairement pas souhaitée.
Vous réalisez qu’il n’y a pas ou très peu de collectifs queer racisé.e.s (par exemple) qui portent une parole solide ? Pour plusieurs raisons, la principale étant que faire du bénévolat politique demande une ribambelle de privilèges matériels et éducatifs moins présents dans nos classes sociales que dans les vôtres, encore une fois blanches, cis et valides.
Et cet argument selon lequel la parole des concerné.e.s serait sacralisée, et bien oui.
Elle est sacralisée parce que, pour toutes les raisons que j’ai pris le temps de vous expliquer, elle est rare et précieuse. Et elle le restera tant que ce sera le cas.
Ce n’est pas parce qu’elle est sacralisée qu’elle se place comme un dogme, qui ne permet pas la contradiction ou le dialogue. Ce n’est pas la parole des concerné.e.s qui entraîne ça, c’est la parole d’une personne blessée, et c’est une autre histoire.
Alors si vous ne savez pas y répondre, c’est peut être parce que vous n’avez pas les mots pour, et si vous n’avez pas les mots pour c’est peut être parce qu’il n’y en pas ou qu’il faut que vous vous alliez les chercher vous-même.
Alors maintenant, comment voulez-vous que l’on ait une pensée politique avec vous, quand vous ne voyez pas la différence de position qu’il y a entre nous ? Quand vous ne voyez pas vos pieds qui écrasent nos têtes ? Quand vous ne voyez pas les privilèges dont vous jouissez grâce à nous et nos souffrances pour justement « faire émerger des idées nouvelles » ?
Depuis toujours ce sont vos existences blanches (et je ne parle pas que de la couleur de vos peaux) qui sont « l’alpha et l’oméga » de la pensée politique pratiquée et il faut que cela cesse.
Pour conclure sur cette quête d’émergence collective d’idées nouvelles, tant que vous ne verrez pas tout cela, et que vous ne serez pas prêt.e.s à compromettre votre relation au pouvoir, on y sera pas.
Puisque je pense parler pour nous tout.e.s, les personnes d’à côté, quand je dis comme James Baldwin, que nous n’avons aucune envie d’être reçu.e.s dans votre maison qui brûle.
« Nous avons oublié ce que c’était, faire de la politique. Ça ne se fait ni sur Twitter, ni sur Instagram. Ça se fait dans la rue, dans la sueur, dans la fougue d’une rage commune. C’est quand, la dernière fois qu’un texte politique vous a fait vibrer ? C’est quand la dernière fois que vous avez écrit avec vos tripes ? »
Ravie que vous ayez le temps, la force, le physique, pour suer et vous engager dans la rue.
Ravie aussi que vous ayez eu le luxe d’oublier ce que c’est de faire de la politique. Personnellement la pédagogie, la force et la ruse dont je dois faire preuve quotidiennement pour évoluer dans votre monde ne me permettent pas d’oublier ce que c’est de faire de la politique.
Enfin, je vais pas vous répétez que lire des « textes politiques », est aussi un privilège et découle souvent d’un certain capital social acquis que tout le monde n’a pas.
Quand la lecture commençait à se démocratiser, c’était quelque chose de très mal considéré. C’était considéré comme un truc de jeune fille rêveuse, une perte de temps, une sortie du monde réel. Par qui ? Par les vieux hommes blancs qui détenaient le savoir et l’espace public et dont le vieux monde disparaissait doucement.
L’histoire semble se répéter, la question est maintenant de savoir qui sont ces vieux hommes blancs aujourd’hui ?
Alors oui les réseaux sociaux ont leur limites, propre à notre système capitaliste et patriarcal, comme tous les moyens de communication. Mais très concrètement ils permettent aussi l’émergence de nouvelles militances, la mise en lumière de luttes politiques importantes, comme tous les moyens de communication.
Il n’y a qu’à voir au mois de juin dernier avec la mobilisation organisée par le comité Adama, toutes ces personnes ne seraient jamais sorties dans la rue s’il n’y avait pas eu autant de relais sur les réseaux. Regardez le nombre de personnes sorties pour les autres mobilisations organisées par le même comité et comparez, la différence est honteuse.
Donc vos propos, au-delà d’être profondément validistes, sont complètement condescendants à l’égard des nouvelles formes de communication dont vous estimez ne pas avoir besoin, puisque vous, vous l’avez déjà votre place dans la rue.
Enfin, je terminerai par un petit conseil, parce que je suis sympa. La prochaine fois que vous avez l’idée d’un pamphlet du genre, n’hésitez pas à le faire relire par une personne qui n’a pas votre position de pouvoir et qui est à jour sur ces questions. Puisque, clairement, vous ne comprenez pas l’émergence de nos paroles, et en quoi votre libération dépend de la notre.