5 octobre 2005. Le corps de Guillaume Dustan est retrouvé dans son appartement deux jours après sa mort par « intoxication médicamenteuse involontaire » le 3. Il avait trente-neuf ans. « Jamais je ne vieillirai » avait un jour prédit celui qu’on considérait parfois comme le plus grand écrivain de sa génération.
Image fantôme
Dans l’intro de Testo Junkie , le philosophe Paul Preciado semble attribuer cette disparition à un suicide : « Parce que tu n’as pas voulu continuer à vivre et parce que, comme disait ton parrain, ‘un poète mort n’écrit plus.’ » Preciado, visité par l’esprit de Dustan, se lance dans une performance solitaire seul face à une caméra ; une « vidéopénétration » : portant des lentilles noires, se rasant la tête et dessinant, avec les cheveux fraîchement coupés, une « Moustache de pédé » sur son visage, le théoricien queer s’administre une dose de testostérone en gel avant de faire un usage prolifique de plusieurs godes. Un hommage rituel, diablement queer, à Dustan et ses célèbres aventures sexuelles. S’adressant au fantôme du défunt, Preciado livre une complainte vibrante :
Tu es le seul qui pourrait lire ce livre. Devant cette caméra, ‘J’ai pour la première fois la tentation de faire un autoportrait pour toi.’ Dessiner une image de moi-même comme si j’étais toi. Drag you. Me travestir en toi. Te rappeler à la vie par cette image.
Vous êtes tous morts, désormais. Amelia, Hervé, Michel, Karen, Jackie, Teo et Toi. Est-ce que j’appartiens davantage à votre monde qu’à celui des vivants ? Ma politique n’est-elle pas la vôtre, ma maison n’est-elle pas la vôtre, mon corps n’est-il pas le vôtre ? Réincarnez-vous en moi, prenez mon corps comme les extraterrestres prenaient les Américains pour les transformer en fourreaux vivants. Réincarne-toi en moi, possède ma langue, mes bras, mon sexe, mes godes, mon sang, mes molécules, possède ma copine, mon chien, habite-moi, vis en moi. Viens. Ven. Please don’t leave. Vuelve a la vida. Reviens à la vie. Hold on to my sex. Low, down, dirty. Stay with me.
Dustan perdu
Né en 1965 d’une famille d’intellos des 60’ — sa mère juive ashkénaze est architecte d’intérieur, son père séfarade est psychiatre — William Baranès (son vrai nom) enchaine prépa à Henri IV, Sciences Po puis l’ENA afin devenir magistrat. Le jour, il est haut fonctionnaire au tribunal administratif de Versailles. La nuit, il fréquente le milieu pédé parisien du tournant des années 90, à base de longues nuits en club et de backrooms, de plans minitels, de drogues dures et de baise SM. William découvre sa séropositivité en 1990. Il a alors vingt-quatre ans.
En 1996, il publie Dans ma chambre, premier volume de sa trilogie « autopornographique », description fidèle et brutale de sa vie d’alors, récit de la fuite en avant d’un garçon persuadé qu’il va bientôt mourir. Les asso lui tombent sur le dos, l’accusant de faire l’apologie du « bareback » et d’encourager ses lecteurs à abandonner la capote. L’activiste Didier Lestrade fait de lui sa Némésis et ne le lâchera plus jamais, même après sa mort. Dustan divise, Dustan excite. Ses apparitions médiatiques controversées, perruque blonde sur la tête, ne font rien pour calmer les choses.
Il obtiendra le prix de Flore en 1999 pour Nicolas Pages, salué par la critique. Son projet artistico-politique émerge et son style se rapproche de l’essai, réinventant les normes du genre. En témoigne Génie divin, une collection de textes insolite dans laquelle les réflexions de Dustan et son interview de Bret Easton Ellis côtoient un long extrait du journal intime de sa grand-mère à la fin de sa vie.
Les spectres et les héritiers
Que faire, une décennie plus tard, de l’œuvre si déroutante, difficile à interpréter, de celui qui aurait un jour dit « J’ai toujours été pour tout être » ? Que reste-t-il de ce drôle de poète, de cet esprit frondeur et complexe, aussi brillant et décalé que fou ? Trop rares sont ceux qui, chez les moins de 25 ans, connaissent aujourd’hui Dustan, même (et surtout) chez les pédés. Pourtant c’est bien à la jeunesse que celui-ci avait dédié ses livres, et que nous le sachions ou non, nous en sommes tous les héritiers.
Dans Spectres de Marx, Jacques Derrida nous a dit toute l’importance d’apprendre à vivre avec nos fantômes, de questionner l’héritage du passé. Mais, comme l’explique le philosophe, « Un héritage est toujours la réaffirmation d’une dette mais une réaffirmation critique, sélective et filtrante ; c’est pourquoi nous avons distingué plusieurs esprits ». Dix ans après la mort de Dustan, peut-être est-il enfin temps de voir par delà la controverse pour enfin redécouvrir ses livres (qui sont en cours de réédition chez P.O.L par l’universitaire Thomas Clerc) et se les réapproprier, de comprendre ce qu’il voulait bien nous dire et nous laisser hanter par lui — sinon par ses différents spectres. Ou bien au moins, en attendant, de laisser son doux génie nous hanter, sa voix sexy nous ensorceler :
[1]Guillaume Dustan. Je sors ce soir. 1997
[1]Paul B. Preciado. Testo Junkie : sexe, drogue et biopolitique. 2008
[1]Michel Houellebecq. Rester vivant et autres textes. 1999
[1]Hervé Guibert. L’Image fantôme. 1981
[1]Guillaume Dustan. Dans ma chambre. 1996
[1] Guillaume Dustan. Nicolas Pages. 1999
[1]Guillaume Dustan. Génie divin. 2001
[1]Jacques Derrida. Spectres de Marx. 1993