SPLIT : le female gaze de la théorie à la pratique. Rencontre avec Iris Brey

Iris Brey est critique, universitaire et journaliste et travaille autour du female gaze notamment dans son ouvrage Le Regard féminin – Une révolution à l’écran paru en 2020. Aujourd’hui, elle sort SPLIT, une série qui met en pratique cette idée d’un regard féminin et que l’on a pu voir dans le cadre du festival Chéries Chéris.

Anna (Alma Jodorowsky) est une cascadeuse de 30 ans qui double sur un tournage Ève (Jehnny Beth) dont elle tombe amoureuse. Alors qu’elle se croyait heureuse dans son couple avec Nathan, chef-opérateur sur le tournage, Anna découvre le désir lesbien et va s’engager sur la voie d’une sortie de l’hétérosexualité. SPLIT est une série magnifique, portée par la musique de Rebeka Warrior et Maud Geffray et des images à la sensualité vibrante. Nous avons rencontré Iris Brey.  

Le split-screen est un effet cinématographique consistant à diviser l’écran en plusieurs parties, chacune de ces parties présentant des images différentes : vous y avez régulièrement recours dans la série. Pourquoi ce choix ? Pourquoi avoir choisi de nommer ainsi la série ?  

C’est un mot que je trouvais intéressant dans sa polysémie parce qu’il veut dire à la fois «séparation » mais aussi « division » ou encore « partage » (quand on dit can we split the bill ? ça veut dire : « est-ce qu’on peut partager l’addition ? »). Il y avait aussi beaucoup à raconter autour du motif de la fourche (split ends, en anglais, désigne les cheveux fourchus). C’était aussi une manière de retravailler cet effet du split-screen qui a été inventé par une femme, Lois Weber, dans un film qui s’appelle Suspense de 1913. Il y avait trois cases en même temps, on voyait une femme seule, son mari qui partait et un voleur qui entrait et cela permettait d’être dans l’angoisse qui montait chez l’héroïne et j’avais envie d’utiliser cette technique pour montrer l’angoisse de ce que mon héroïne allait ressentir.  

Le split-screen juxtapose parfois les visages des deux comédiennes : on peut alors y voir comme la mise en évidence d’une forme de gémellité entre les deux personnages. Comment faut-il comprendre cela ?  

Pour moi ce n’est pas quelque chose de l’ordre de la gémellité mais plus de l’ordre du reflet du miroir. Qu’est-ce qu’il se passe quand on se reflète dans l’autre ? Mais il y a aussi des moments de split-screen où ce ne sont pas les visages des héroïnes qui sont juxtaposés, ça permet aux spectateurs·trices de faire leur propre sens, de créer leur propre connotation entre les visages, entre les images. Et ça leur demande d’être actif·ves en regardant la série.  

Il s’agit d’une série qui interroge les représentations, notamment cinématographiques, du désir lesbienne. Pourquoi avoir fait le choix de ce format ?  

En France c’est très difficile de faire un long métrage si on n’a rien fait avant. Il y a des endroits dans des chaînes qui sont un peu comme des laboratoires, comme FranceTV Slash ou Canal+ Décalé : je savais que j’avais le plus de chances en allant vers les endroits où il y avait le moins d’argent.  

La série est produite par France·tv. C’est aussi le groupe audiovisuel public qui a été à l’origine de la diffusion et donc du succès de l’émission Drag Race France. Quel rôle doit jouer l’audiovisuel public dans l’évolution des mentalités ? Est-ce qu’il prend sa part dans ce travail de normalisation des représentations de sexualités et identités de genre minoritaires ? 

Évidemment. Je suis très très heureuse que la série soit diffusée sur Slash et qu’elle soit diffusée sur une plateforme qui soit gratuite aussi. Les succès de France·tv montrent qu’il y a quand même une vraie demande de la part de toute une partie de la population qui a envie de voir ce genre de programme.  

Vous faites l’usage d’une archive sonore de Delphine Seyrig qui évoque le fait que les représentations sont en retard par rapport à l’évolution des femmes dans la société. Pensez-vous que ce soit toujours le cas ? Quels sont les leviers pour changer cela ?  

Je pense que oui, on est toujours en retard : ça prend tellement de temps de faire une série, à écrire, à réaliser, jusqu’à ce qu’elle arrive sur les écrans. On est aussi souvent face à des personnes décisionnaires qui ont du mal à comprendre les enjeux des personnes de moins de trente ans. J’ai pas non plus l’impression que je les comprenne tout à fait les enjeux de la jeunesse. J’ai déjà l’impression d’être en retard sur elleux, leurs représentations et leurs conversations. Il faut se battre pour faire passer des messages qu’on n’a jamais entendus ou montrer des images qu’on n’a jamais vues, mais on est toujourss un peu en retard.  

Des autrices féministes comme Colette ou Violette Leduc sont également évoquées dans la série. Est-il important de construire une forme de matrimoine pour faire évoluer les mentalités ?  

C’était important pour moi de montrer que ces femmes autrices et réalisatrices existent depuis toujours. Ce combat-là n’est pas nouveau. J’avais envie que la série puisse être plein de clins d’oeil à des artistes qui avaient été importantes pour moi et que les personnes qui découvrent la série aient peut-être la curiosité d’aller voir ces œuvres-là.  

La musique est signée Maud Geffray et Rebeka Warrior qui sont deux artistes emblématiques de la scène lesbienne. Comment s’est faite la collaboration ? Est-ce que ce choix participe également de la mise en avant d’une communauté d’artistes féminines, féministes et lesbiennes ?  

Évidemment, j’ai eu envie d’agréger autour de moi le plus de talents qui partageaient un certain nombre de valeurs. Quand j’ai rencontré Rebeka Warrior, je lui ai demandé de faire le générique de la série, elle m’a répondu qu’elle n’avait pas le temps. J’ai insisté et elle m’a dit que pour être dans les temps, il fallait que j’écrive des paroles. J’ai écrit des paroles très mauvaises mais ça l’a touchée que j’essaie, donc elle les a écrites et elle a fait la chanson. Je suivais le travail de Maud Geffray depuis un certain temps. Maud et Rebeka avaient sorti une chanson ensemble l’année précédente et j’avais très envie de les entendre à nouveau. Travailler sur SPLIT avec ces deux noms-là, c’était vraiment une très grande chance.  

On peut aussi voir dans la série une interrogation des stéréotypes liés aux représentations des lesbiennes dans l’opposition entre fem/butch assez clichée. Ici, la cascadeuse est hétérosexuelle et plutôt féminine, tandis que l’actrice est out et plutôt butch. Est-ce qu’il y a un sens précis à donner à ces représentations ?  

C’est une chose à laquelle on ne peut pas ne pas réfléchir. On en a beaucoup discuté avec la cheffe costumière aussi, Suzanne Velga Gomes, pour essayer de trouver des codes vestimentaires qui raconteraient où se situent les personnages dans une performance de l’identité butch ou fem. Il y a de nombreuses représentations de lesbiennes dans la série qui ne sont pas autant codées : beaucoup de choses peuvent passer inaperçues. J’avais envie qu’il y ait tout un panel de manières de se jouer du genre et des codes.  

La série traite aussi de la sortie de l’hétérosexualité. Pourquoi était-ce un sujet important à montrer ?  

C’est un sujet dont on ne parlait même pas avant que Juliet Drouar écrive son livre. C’est important d’avoir un concept pour pouvoir mettre ensuite des images dessus. C’est intéressant de voir des personnes qui ont déjà eu une vie amoureuse et sexuelle se poser la question de leur désir et décider de sortir de la norme. Je n’avais jamais vu de série qui montrait ça et j’avais envie de représenter cette trajectoire-là.  

SPLIT est disponible sur la plateforme France·tv Slash à partir du 24 novembre 2023.

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