Tabor, Procréation Magicalement Assistée

Vous vous rappelez d’Armageddon ? Vous vous rappelez de la scène avec Ben Affleck et Liv Tyler en petite robe d’été — Ben Affleck promène une chips sur son estomac, puis part avec le père de Liv (Bruce Willis) pour sauver la planète d’une météorite qui menace d’entrer en collision avec la Terre …

Liv Tyler est magnifique dans cette scène. Elle apparaît une autre fois dans le film, quand son père lui dit qu’il doit se sacrifier – bien sûr, c’est un héros – elle le voit sur un écran de la NASA. Il n’est même pas astronaute, c’est un vrai mec, genre classe ouvrière. Du coup, elle a ces deux scènes-là, avec les chips qui se baladent sur son ventre (référence à une grossesse) et puis elle pleure la tête baissée, grave, dramatique, sa main qui glisse lentement sur l’écran une fois disparue l’image de son père – c’est un héros. Puis j’imagine qu’il y a son père dans la vraie vie qui chante par-dessus l’image (“I don’t wanna close my eyes… I don’t wanna FAAAAAL asleep”). Je ne me rappelle plus rien de ce film. Enfin, si, qu’il y a des mecs, pendant que Liv Tyler regarde la télé et se caresse le ventre et fait “pas grand-chose”, à part être le faire-valoir des mecs qui se battent et enfin qui sauvent la planète. Parce que, bien évidemment, ce sont des héros : le monde n’aura pas de fin, il sera sûr pour Liv Tyler et son enfant. Et d’ailleurs, qu’est-ce qu’ils ont fait pour le mériter ? Être canon en petite robe d’été.

Dans son essai classique sur la théorie de la fiction-panier, Ursula Le Guin avance l’idée, qui a ici des tonalités féministes, qu’on se consacre un peu maintenant aux histoires qui ne sont pas simplement des sagas de héros, de la lutte et de la conquête de l’homme sur son environnement — ou sur les météorites. Ces histoires-là sont certainement spectaculaires, comme les histoires de mammouths qu’on tuait dans des épopées de l’époque des néandertaliens. Dans la réalité, toutefois, la composition de la nourriture des premiers êtres humains, ce sont surtout des racines et des baies. La plus grande invention, dit Le Guin, ne serait pas la lance, mais le panier : si les histoires de chasse au mammouth provoquent la fureur autour du feu la nuit, ce sont les histoires de paniers qui sont le plus proche du quotidien, qui racontent au plus proche ce dont on a besoin pour survivre. On les a ignorées, ces histoires-là, pendant des siècles, parce qu’elles sont moins spectaculaires et aussi parce que, le plus souvent, ce sont des histoires de bonnes femmes (quoique, difficile de savoir ce qui vient avant, la bonne femme ou son histoire ?).

Le Guin devant Armageddon se poserait la question de connaître la vie de Liv Tyler, puisque son père tue des mammouth-météorites, mais il faut continuer à exister sur Terre et peut-être aller faire des courses pour des robes d’été H&M ?

Le Guin parlait juste de comment on raconte des histoires en général, mais il me semble que ce qu’elle dit devient d’autant plus important maintenant qu’on voit et qu’on vit, même en Europe (on avait bien cru avoir réussi à nous mettre à l’abri, hein !) une crise climatique, un effondrement. En gros, une fin du monde. Il n’y a pas de météorite mais la crainte est là. Il est urgent de s’inventer d’autres futurs, d’autres formes de vie, de laisser tomber ces histoires de mammouth ou de fusée. Regarde qui les fréquente : les fusées sont pour Jeff Bezos. Quand on n’est pas milliardaire (le cas pour la plupart d’entre nous, j’imagine), il nous faut penser à une fin du monde pour Liv Tyler : juste aller acheter des robes d’été chez H&M (masquées). A quoi ressemble notre fin du monde … ? Cette dernière année, on s’est bien rendu compte que c’est plutôt à des courses quotidiennes au Carrefour qu’à de grandes épopées. À quoi d’autre cela pourrait ressembler ? Tabor.

C’est intéressant, parce que je me rappelle de tous ces films des années 90, et pas simplement Armageddon : le monde allait finir, et un homme dans une fusée, ou un avion, ou je ne sais pas quel truc qui vole ou qui explose ou qui vole et fait exploser ou qui explose et fait voler, allait nous sauver. Et tout d’un coup, ou c’est peut-être juste moi qui le vois partout, la fin du monde est devenue quotidienne, banale, moins de fusées et plus de paniers. Je pense au film de Claire Denis avec Robert Pattinson qui élève un enfant dans l’espace, au film lesbien norvégien Aniara (dont il est aussi question de PMA pendant la fin du monde, comme dans Tabor), Bacurau (dont j’ai déjà parlé sur Friction) et tout un tas d’autres trucs. La fin du monde est là, on se rend compte qu’on a besoin d’histoires de panier, de déchiffrer comment vivre le monde d’après (sans surprise, ce sont des femmes, des minorités, des gens du Sud qui se posent la question). Et, bien sûr, le sujet de ce papier : Tabor, le livre de Phoebe Hadjimarkos Clarke, illustré par Morgane Masse.

Le monde finit dans un déluge, après une épidémie quelques années après un Sommet pour la Transition Verte qui visiblement n’a servi à rien (#spoileralert de la vraie vie ?). Dans le monde d’après, Pauli et Mona vont essayer de faire une PMA. Enfin, pas vraiment assistée médicalement du coup. “Procréation magicalement assistée”, peut-être, vu que la petite communauté de Tabor, où les deux et des autres se sont réfugié.e.s après déluges et pandémies, commence à être visitée par des figures quelque peu magiques. Tabor est tout ré-enchantement du monde au milieu de l’angoisse de l’effondrement. Effectivement, c’est aussi et peut-être principalement des histoires d’amour. La fin du monde m’a moins angoissée que cette tension autour du personnage de Jonas, qui vient mettre en danger le monde de Mona et Pauli. C’est un peu dommage qu’en dehors de ces trois, voire quatre personnages centraux, les autres habitant.e.s du village de Tabor n’aient pas plus d’épaisseur et que la vie collective du coup se résume un peu à rejouer les drames d’amour qui ressemblent à la vie d’avant. Ils sont vivants, les personnages auxquels on a accès, en tout cas, et on peut bien s’imaginer Tabor – et bien détester Jonas. Si vous cherchez un livre avec une sorcière qui fait peur et qui est méga stylée, c’est le livre pour vous, aussi. Dans ses meilleurs moments, Tabor est magique et vivre dans les ruines devient réel sous la plume de Phoebe. Ce sont des histoires qui nous parlent plus parce qu’elles ne nous racontent pas ce qui se passe dans la fusée, alors que de toute façon on aurait préféré rester sur Terre avec Liv Tyler. Peut-être s’occuper avec elle de son gosse malgré le fait qu’il ait la tête de ce boloss de Ben Affleck.

J’ai posé quelques questions à Phoebe sur ce qu’elle a écrit.

Le monde est-il fini ?

Ça dépend des histoires qu’on se raconte, des récits auxquels on croit. Dans ce sens-là, il existe une infinité de mondes. Certains de ces mondes se sont effondrés ou sont en cours d’effondrement, d’autres sont en train de naître. On peut détruire les mondes et les faire advenir. D’ailleurs, je crois que cette idée est au centre de Tabor : le monde est fini et n’est pas fini.

On a un peu l’impression qu’à l’origine du livre, il y a un séjour en ZAD qui a mal tourné. Quelles sont tes expériences de vie collective ? Tu en as ? Sont-elles à l’origine de l’ouvrage ?

C’est sûr, il y a des trucs qui ont mal tourné. Ce texte, je l’ai commencé pendant une parenthèse un peu déprimante : je m’étais échappée de la vie collective que l’on mettait en place depuis un an avec des ami·es dans le Sud, prétextant un job d’enseignement à Paris, mais à la fin du semestre, je n’y ai pas tenu, j’ai fini par revenir à la campagne. Six mois plus tard, on a collectivement décidé de mettre fin à l’expérience. J’entretenais comme un lien d’attraction-répulsion avec cette maison, ces ami·es, la vie qu’on créait, et je crois qu’il y avait clairement l’idée, à l’origine de cette installation à plusieurs à la campagne, que vivre en collectif et tenter une certaine autonomie, ça allait changer nos vies, les illuminer, nous rendre meilleur·es – alors que non, évidemment. Un peu comme les histoires d’amour vouées à l’échec. D’ailleurs, les chagrins d’amour mineurs ou majeurs, tous ceux que j’ai traversés avant et pendant l’écriture, ont aussi joué leur rôle : les ruptures et les râteaux, c’est l’échec d’une expérience collective, d’une certaine vision du monde, et cet aspect-là est très important dans Tabor.

L’expulsion de la ZAD de Notre-Dame des Landes m’a beaucoup marquée, ainsi que quelques très courtes visites à Bure lors d’évènements. Je ne suis jamais restée que « touriste » dans ces lieux de lutte-là, mais j’ai été très marquée par un certain nombre de choses, notamment la répression, évidemment, qui est une sorte de version fois mille de ce dont on peut faire l’expérience en ville, et en même temps le contexte qui laisse une certaine dimension de liberté qui n’existe pas ailleurs. Je trouve ça très intéressant que la campagne soit devenue un espace d’expérimentation et de liberté, une exception par rapport à la norme urbaine, qui concentre le pouvoir et la contestation. Même si bien sûr, la campagne et les périphéries de manière générale, ont toujours été des lieux de résistance contre l’hégémonie du centre. Mais ça me semble se jouer sur un mode différent aujourd’hui, parce que ces mouvements agrègent des personnes qui parfois ne sont pas directement concernées par les lieux à protéger, et, aussi, bien sûr, à cause de l’urgence climatique. Les zones rurales sont devenues les points chauds des luttes contemporaines – ou plutôt les points tièdes, diffus, je trouve ça intéressant de repenser l’activisme comme un maillage un peu lâche mais abrasif plutôt que comme des zones qui concentrent virilement la violence.

Bref, je crois que c’est tout un faisceau d’expériences, de lectures, de réflexions qui ont présidé à la composition de Tabor. Et puis avant tout, en toile de fond, il y a la nouvelle donne existentielle du changement climatique qui ne peut que redéfinir nos manières de vivre et de penser. Sans vouloir être trop grandiloquente, c’est donc surtout l’échec de cette vie collective-là, celle des humain·es avec l’écosystème et des humain·es entre elleux qui est à l’origine du roman.

C’est quoi une sorcière ? Le désenchantement du monde et l’effondrement sont-ils liés à ton avis ?

C’est intéressant que tu relies ces deux questions : parce que sans doute qu’un·e sorcièr·e, c’est quelqu’un·e qui pense et qui vit un monde enchanté, d’une manière ou d’une autre. C’est quelqu’un·e qui a le pouvoir de déplacer son action d’un mode usuel et factuel vers des possibilités infinies et magiques. J’imagine que ça pourrait s’étendre à plein de choses, à l’art, à la poésie, au militantisme. Mais peut-être que ce faisant, on perdrait la spécificité de la sorcellerie, de ce qu’elle implique de souterrain et d’effrayant, de proprement politique. Historiquement, les sorcières sont (souvent) des femmes, stigmatisées en raison de leurs rapports à la « nature », à la sexualité, au savoir, au soin, au reste de leur communauté ou tout simplement en raison de leur genre. Je ne sais pas vraiment ce que je pense de la tendance qui consiste à se définir comme sorcière aujourd’hui, mais en tout cas, je trouve ça très intéressant de lier la perte d’espoir, le manque d’horizon que suppose la catastrophe climatique, écologique et sociale que nous traversons à l’envie de reconquérir des micro zones de contrôle par l’imagination ou la croyance. Et je pense que c’est ce que font tous mes personnages, qui sont tous·tes, d’une manière ou d’une autre, des sorcièr·es.

Es-tu une néo-médiévaliste ?

C’est une période qui m’intéresse, surtout du point de vue de l’esthétique et de l’imaginaire, et aussi parce que c’est un réceptacle à fantasmes très riche. Mais non, je ne pense pas qu’un retour au Moyen Age, si c’est le sens de ta question, soit un horizon très enthousiasmant.

Pauli me fait penser au personnage de Kirsten Dunst dans Melancholia. Le moins on est adapté au monde de maintenant, le plus on est prête pour sa fin. Qu’est-ce qu’il se passe inversement ? Les adapté.e.s crèveront ?

J’ai du mal à répondre à cette question parce que j’ai vu Melancholia il y a très longtemps et je m’en souviens peu. Mais par contre j’ai récemment vu Le Sacrifice de Tarkovski qui traite de thématiques extrêmement proches, et je me suis dit qu’il y avait quelque chose de similaire entre son personnage principal, qui pense qu’il peut empêcher la destruction du monde par la guerre nucléaire en couchant avec sa bonne qui est peut-être sorcière – passons sur le sexisme hardcore inhérent à ce scénario – et certains des personnages de Tabor, cette croyance que l’accomplissement d’actes magiques peut conjurer la catastrophe, l’empêcher – et en même temps, peut-être, en précipiter d’autres, plus intimes, plus individuellement destructrices. J’ai le souvenir que Nostalghia de Tarkovski aussi, suit un peu la même trame. On en revient à la sorcellerie, le fait qu’elle puisse se retourner contre soi tout en sauvant le monde. Peut-être simplement que la survie dépend de la capacité à penser un univers pétri d’intentions, de désirs, de consciences. Peut-être que celleux que tu appelles les adapté·es sont celleux qui conçoivent le monde comme un espace neutre à rationaliser et à exploiter, et qui seraient donc effectivement particulièrement ébranlé·es par le chaos délirant d’une apocalypse, ou même simplement par son récit.

As-tu écrit une partie du livre pendant le confinement ? Si oui, est-ce que cela a changé le processus d’écriture et comment ? Ça fait quoi d’écrire sur la fin du monde au milieu d’une urgence sanitaire (#journalduconfinement) ? Si non, es-tu une sorcière qui a prévu l’arrivée de la pandémie et pour quand doit-on attendre le déluge ?

J’ai commencé l’écriture début 2018, et j’avais déjà tous les éléments principaux : déluge, pandémie, etc. En même temps, je n’ai rien inventé, ce sont des risques sur lesquels on est alerté·es depuis des années. J’ai mis les dernières touches au printemps 2020, en me demandant s’il fallait que je coupe les passages sur l’épidémie pour éviter l’effet roman de confinement, justement. Mais j’ai décidé qu’ils avaient leur place dans le récit, et j’aimais bien le côté un peu prémonitoire. Les déluges et les inondations récentes en Allemagne, en Belgique ou en Chine me font me demander si Tabor n’est pas un livre maudit (ou si je ne suis pas, finalement, sorcière à mon insu). Plusieurs lectrices m’ont écrit pour m’en parler, dont une qui m’a dit qu’elle a eu un petit dégât des eaux chez elle suite aux pluies torrentielles et que le seul bouquin à avoir été endommagé dans sa bibliothèque était Tabor. Si c’est pas un signe, je veux bien manger mon chapeau pointu. Le texte sur lequel je suis en train de travailler maintenant parle entre autres de communication avec les extraterrestres – préparez vos casques en papier alu.

Pourquoi l’image de Bruegel (en début de livre) ?

C’était une proposition de Ravachel, l’illustratrice. On avait envie de jouer avec le mythe de Jonas et la baleine. Jonas est un prophète qui désobéit à dieu, qui attire le malheur, qui devient un bouc émissaire, qui est sauvé, qui est soulé parce que dieu décide de ne pas détruire une ville qu’il avait promis de détruire, qui devient ermite et qui est suicidaire. Il y avait plein de choses qui résonnaient avec le roman, outre le fait que l’un des personnages dans Tabor s’appelle Jonas et que tout le monde le déteste. Ravachel a réadapté une gravure de Bruegel assez dingue où l’on voit un très gros poisson, en y ajoutant un petit Jonas. Je trouvais que l’esthétique bruegelienne collait assez bien avec le texte, ce côté à la fois sombre, extravagant, et parfois comique. Et je viens de lire sur la page Wikipédia de Melancholia que Lars Von Trier inclut une reproduction des Chasseurs dans la neige de Bruegel dans son film pour faire hommage à Tarkovski qui lui, les a fait apparaître dans Solaris. La boucle est donc bouclée, j’imagine.

Tu veux parler de la maison d’édition du Sabot ?

Les éditions Le Sabot sont une sorte d’éminence de la revue Le Sabot, qui existe depuis 2017, et qui publie tous les trois mois un numéro thématique et illustré, qui regroupe des textes poétiques ou littéraires. L’idée étant de produire des contre-discours littéraires face aux vocabulaires du pouvoir, quels qu’ils soient. J’ai participé à quelques numéros. Avec le confinement est née la volonté de faire quelque chose de plus ambitieux, de publier des textes plus longs, toujours dans l’idée de donner à lire des écrits qui « sabotent » le réel d’une manière ou d’une autre. La première parution était l’anthologie des cinq premiers numéros de la revue, qui allaient bientôt être épuisés, et plus tard sont sortis un recueil de poésies, L’endormi de Paul Gourdon, et Tabor. D’autres parutions vont suivre, notamment une nouvelle et un autre roman en principe, qui promettent d’être beaux. À partir de septembre, les éditions seront prises en charge par un diffuseur-distributeur professionnel, donc les livres auront une plus grande présence en librairie. Tout ça se bricole petit à petit mais c’est prometteur !

TABOR

Autrice: Phoebe Clarke
Éditeur: éditions Le Sabot
Thèmes: collection du Seum (roman)
Prix: 13,00€

A commander sur le site des éditions Le Sabot

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