Deux ans. Deux ans que l’adaptation réalisée par Joe Mantello de The Boys in the Band est sortie sur Netflix. Deux ans que j’ai découvert les mots de Matt Crowley par ce biais, deux ans que je repense à cette pièce inlassablement, qu’elle s’invoque à moi fréquemment.
Who is she ? Who was she ? Who does she hope to be ?
Côté histoire, rien de plus simple, rien de plus théâtralement évident qu’une situation telle que celle-ci : un dîner entre amis, plus précisément une fête d’anniversaire à New York, en 1968. Trop d’alcool, trop de rancœurs, trop d’invités qui s’aiment tout en se détestant un peu… Et voilà, deux heures de dialogues rageurs, de tensions et de non-dits. Deux heures diablement efficaces, intenses, virtuoses dans les mots et dans le jeu.
Des pièces comme ça j’en ai vu plusieurs, plus ou moins bonnes, plus ou moins bien adaptées. Il faut dire que The Boys in the Band ne renie pas ses origines théâtrales, loin de là. La caméra prend le temps de faire vivre les répliques, assume presque son faux décor. Les plans viennent toutefois découper savamment l’appartement bourgeois dans lequel nous nous trouvons et le montage vient glaner les réactions des personnages selon certaines répliques aux moments parfaits. Des instants plus lyriques et mystérieux imaginés pour le passage au long-métrage nous sortent également du huis-clos. On pourrait très bien faire sans mais les images sont assez jolies pour qu’on les savoure. Bref, The Boys in the Band est une adaptation de pièce que je juge – et ce de façon très personnelle – réussie, où le cinéma est au service de la théâtralité.
Mais si ce n’était qu’une petite comédie dramatique bien ficelée, ce film ne me hanterait pas comme il le fait depuis deux ans et je n’écrirais pas à son sujet ici. Non, la particularité de The Boys in the Band, c’est qu’on y retrouve sept amis gays, sept gays tous bien différents et dont le rapport à leurs propres homosexualités va s’imposer de temps à autres au cours de la soirée.
L’adaptation filmique de 2020 est unique car son casting est composé d’acteurs tous gays. Un fait qui est en partie dû au hasard, le réalisateur ayant assuré qu’il n’avait pas fait exprès mais que la « connexion entre les comédiens et le matériau » est évidente ce qui impacte leur réception du texte, indubitablement.
De manière générale, la diversité des personnages est une lettre d’amour empoisonnée à tout un tas de de pédales qui se reconnaitront. Car c’est ça qui rend The Boys in the Band spécial, c’est qu’on y reconnaît ses amis, qu’on s’y reconnaît soi-même, bref, il s’agit d’un miroir à nos vies d’invertis.
Il est si étrange et magnifique de voir que The Boys in the Band est à la fois un témoignage de ce que nos ainés vivaient dans les années 60, de leurs vies avant l’apparition du VIH, réalité assez rare dans le paysage cinématographique actuel. Et en même temps tout serait si aisément transposable aujourd’hui, tous les sentiments, les réflexions et une trop grande partie des souffrances des personnages.
Loin d’être une scène à la cinématographie complètement révolutionnaire, je me souviens de la première scène de danse du film car elle illustre si bien la joie qu’on ressent lorsque nous sommes entre tapettes, à danser sans penser au reste du monde. À chaque fois que je revoie cette petite chorégraphie, je pense à mes amis, au bonheur d’être pédé et entouré.
Et puis la pièce se corse et l’amertume finit par grandir et s’imposer. Le film est loin d’être juste une célébration de nos relations et des amitiés de l’auteur, loin de là. The Boys in the Band évoque notre propre rapport à la vieillesse et à la beauté, nos enfances et nos adolescences compliquées mais aussi la compétition qui se joue entre nous, parfois.
Car en regardant ce film, il est difficile pour un mec gay de simplement rire de toutes ces répliques cinglantes sans voir la violence de la vérité qu’elles cachent, de ne pas ressentir en son for intérieur cette haine qui bout en lui et qu’il a ressenti au moins une fois dans sa vie.
« If we could just learn not to hate ourselves quite so very much »
La phrase finit par être balancée, cristallise ce que nous savons déjà : la pièce évoque en partie l’homophobie qui s’infiltre en nous, qui nous apprend à nous détester et à crachoter cette haine sur nos pairs. La pièce n’est pas tendre avec ses personnages mais surtout, elle montre à quel point certains se déchaînent contre leurs propres amis. On y note du jugement, de la jalousie pour le corps des autres, du racisme, de la follophobie et de manière générale, une homophobie internalisée qui n’a jamais pu être combattue. La pièce n’a pas qu’une lecture communautaire, bien entendu, elle pointe aussi un jeu de frustrations, de jalousies et de regrets humainement partagées. Mais cette analyse est limpide pour nous autres, pédales qui se sont détestés ou qui se détestent encore sans se l’avouer.
Matt Crowley, dans un très court documentaire lui aussi diffusé sur Netflix, évoque la façon dont ses amis gays ont reçu la pièce en 2020 : « Ceux de mon âge disaient : « Nous ne sommes plus comme ça » et les plus jeunes disaient « Nous sommes exactement comme ça ».
Malgré plusieurs décennies, The Boys in the Band et sa nouvelle adaptation nous met face à des sujets encore trop d’actualité dans notre communauté. Elle le fait avec un regard tendre, drôle mais qui s’avère cruellement honnête quand on se penche assez longuement pour méditer dessus. J’ai mis deux ans pour gratter la surface de sa profondeur et de son importance, pour digérer cette pièce. Je crois que son texte continue de s’infuser en moi et dans ma façon de voir mes relations.
Toutefois, j’en sors avec une conclusion, une qui s’est imposée à moi dès la fin de mon premier visionnage : cette pièce nous donne le devoir de prendre soin des autres, de forger nos amitiés dans la solidarité et moins dans l’amertume. Un objectif bien difficile à atteindre lorsque la société nous apprend encore à nous détester les uns les autres, pour peine qu’on ne serait pas « le pédé qu’il faut » pour nous comme pour le reste du monde. Il faut parvenir à faire face à toutes ces choses qui pourrissent nos vies et nos relations. C’est, à mon sens, la seule façon de parvenir à danser infiniment sur cette petite musique de Martha and the Vandellas (car c’est surtout ça, aussi, l’amitié pédée, je le sais assurément)
Il est l’heure que cette pièce devienne un témoin du passé, qu’elle perde un peu de son amère actualité pour qu’un jour nous puissions définitivement dire « Nous ne sommes plus complètement comme ça. Mais nous avons gardé les meilleurs facettes, elles sont là, elles ont toujours été là. »
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