Quand j’ai eu seize ans, mon père, qui travaillait dans l’automobile, qui vivait, comme il disait, une authentique aventure industrielle, a obtenu un poste important à Prague. Un poste qu’il ne pouvait pas refuser, seulement pour deux ans, vous comprenez, les enfants, c’est une chance unique de vivre ailleurs. Promis, on reviendra, promis, un jour, on se réinstallera ici, d’ailleurs, on ne vend pas la maison, on va seulement la mettre en location. Prague. Je ne savais même pas quelle langue on parlait, là-bas.
Après tout, c’était probablement le temps de l’aventure qui commençait, et j’ai suivi, forcé, et avec un optimisme résigné, mon père, ma mère dans cette nouvelle ville, où il fallait tout recommencer à zéro, se refaire des amis, et expérimenter la solitude. Mon frère avait eu dix-huit ans, et n’était pas parti avec nous, il avait commencé une école d’ingénieur à Lyon. J’étais seul entre deux parents pris d’un enthousiasme puéril à l’idée d’aller construire des voitures en République Tchèque. Nous avions une grande maison dans un quartier riche, j’étais inscrit au lycée français, que tout le monde appelait le LFP, je suivais des cours avec des enfants de diplomates et de riches familles expatriées. Des heures de cours la journée, jusqu’à seize heures, puis des clubs, pour passer le temps : Théâtre, sport, musique, danse… Le lycée disposait d’un grand nombre d’infrastructures, de grandes salles dédiées aux arts, et aux jeux. J’ai passé deux mois complètement seul, sans parler à personne. Les groupes étaient déjà constitués, les adolescents avaient quasiment grandi ensemble, dans la micro-France constituée par le Lycée, le quartier des expatriés, les soirées mondaines à l’am- bassade, et intégrer ce monde, quand on a seize ans, c’est à la fois révulsant et compliqué. Quand on a cinquante ans, en revanche, le microcosme n’attend que vous, vous entrez sans obstacle dans un biotope qui avait besoin d’air, besoin de sang neuf, et c’est ainsi que je n’ai pas vu mes parents pendant les premiers mois. Ils étaient impatients de se présenter vite et de faire bonne figure, de recevoir et d’aller à l’opéra, d’aller au cocktail de l’alliance française ou boire le thé chez la voisine. Le soir, à la recherche d’un monde inconnu, dans une passive attente de jours nouveaux, j’ai connu l’ennui, dans les rues froides, apprenant la langue en lisant les panneaux, entrant dans les grands magasins par curiosité, et puis j’ai rencontré Kamil.
Je visitais les longues rues rectilignes de Zizkov, un quartier de l’Est de Prague, aux façades taguées et aux bars animés. Une techno inconnue, bouleversante, émanait des boutiques et des voitures. Il ne faisait pas encore tellement froid, mais il faisait nuit tôt, et on sentait les longs mois mélancoliques de l’hiver s’installer, prendre leurs marques et imposer petit à petit la vie à l’intérieur, calfeutrée. Je n’avais pas d’argent sur moi, mais je suis entré dans l’un de ces bars. J’y ai trouvé une faune nouvelle, des gens dont je n’aurais pas su dire pourquoi ils me semblaient à la fois différents et semblables, une insaisissable nuance les rendait attirants. J’ai fait semblant de lire pendant quelques minutes, et puis un garçon est venu s’asseoir en face de moi, en posant deux grandes bières sur la table basse, sans rien dire, juste en me regardant, droit dans les yeux, fixement, avant de me tendre sa main et de dire : Kamil.
Kamil sortait tout juste de l’adolescence. Il portait une ample chemise blanche par-dessus laquelle il avait enfilé l’un de ces vieux manteaux soviétiques doublés de fourrure qui lui descendait jusqu’aux mollets. Son visage, jeune mais marqué, percé aux deux oreilles et à la lèvre inférieure m’inspirait la sympathie. Il regardait autour de lui avec un mélange de snobisme et d’amusement. Il parlait un excellent français, parce qu’il avait vécu deux ans à Paris avec sa mère, et il habitait Prague depuis cinq ans. Il venait de passer son bac, et semblait peu préoccupé par les études, mais davantage par la musique, la fête, et la nuit. Kamil avait des allures d’aventurier, le genre de garçon à qui les choses arrivent, et qui fait arriver les choses. Voilà comment je suis devenu amoureux de Kamil.
Dans les mois qui ont suivi, nous nous sommes vus presque tous les jours. L’école m’ennuyait, mais désormais je planais au-dessus de ces stupides gosses de riches et de leurs regards pleins de dédain. Kamil m’attendait, parfois, adossé contre le mur d’enceinte du LFP, se donnant des airs de mauvais garçon qui me faisaient rire. Alors nous allions dans des bars, dans des squats d’artistes, où Kamil me présentait, son bras autour de mes épaules, et nous étions une sorte de couple pas comme les autres, puisque les autres, ce n’étaient pas nous. Nous nous embrassions au milieu des pistes de danse des clubs techno le week-end, et nos mains exploraient nos corps. Nous nous aimions, je crois, d’un amour que je ne connaîtrais plus.
Un jour alors que nous longions les rues fleuries du quartier des expatriés, au petit matin, Kamil me demanda : « Dans un mois, tu seras en vacances, n’est-ce pas ?
– Après les épreuves, oui.
– Il y a une rivière que je connais, c’est magnifique. Une semaine, toi et moi, sur un canot.
– Tu as un canot ?
– Je suis plein de ressources, dit-il avec un sourire.
– Il faudrait que mes parents acceptent, ils ont prévu de rentrer en Bretagne.
– Tu as peut-être envie de revoir tes amis là-bas.
– Avec eux, ce ne sera jamais comme avant. Ils m’ont un peu oublié. Moi aussi, d’ailleurs. »
La Berounka coule au milieu d’une réserve naturelle, presque vierge, et parfaitement calme. Nous nous laissions couler, sur notre petit bateau, nus au soleil, dormant sur les rives, à la belle étoile. Kamil connaissait le terrain pour l’avoir exploré de nombreuses fois avec son père, il pêchait des truites que nous faisions rôtir sur la braise de bois mort. Un soir, alors que nous étions enlacés près du foyer dans la pénombre, bien loin du LFP, ce foutu lycée français de Prague, bien loin du club théâtre, et des frites de la cantine, bien loin de ces foutus parents qui étaient devenus rien de plus que des mondains expatriés, Kamil sortit de sa poche un paquet de cigarettes, qu’il retourna et dont il sortit deux pilules rose fluo. C’était la première fois que je prenais de l’ecstasy.
« T’en as déjà pris ?
– T’en as déjà pris, toi, Kamil ?
– Une ou deux fois. Tu vas voir, tu seras encore plus amoureux. »
La première défonce est toujours la plus mémorable, les particules de bonheur, dont on a un stock quasiment sans limites sont larguées dans notre sang et on découvre la sensation de chaleur, de bien-être, on rugit et on se sent plein d’amour, et quand on touche la peau de l’autre et quand on l’embrasse, tout bourdonne. Nous nous sommes baignés et avons fait l’amour au petit matin, puis nous avons repris notre canoë.
La deuxième année à Prague fut plus lourde, plus sombre, plus métallique. Il n’y avait que Kamil et moi, le monde autour s’effaçait. La distance entre mes parents et moi augmentait encore et ils me faisaient l’impression d’inconnus sans intérêt. Il n’y avait que Kamil. Le week-end, nous sortions dans tout ce que Prague compte de lieux isolés du temps, où résonne une techno violente. Nous dansions en n’octroyant à nos corps que quelques pauses durant lesquelles nous discutions, dans un tchèque que je maîtrisais de mieux en mieux, avec les autres membres de cette immense tribu venus s’oublier dans l’extasy et dans l’extase. On sniffait de la cocaïne sur les écrans de téléphones, on avalait des gélules et on dansait. Notre amour devenait plus intense. Le rythme n’était pas tenable, je n’allais presque plus au lycée, et lorsque j’y allais, je dormais en classe. Je n’avais plus de bonnes notes.
Les choses ont changé, brusquement. J’ai été envoyé dans un internat à Rennes, et j’ai dû dire adieu à Kamil et aux jours étranges de Prague. Bien sûr, nous nous écrivions, mais l’amour adolescent ne supporte pas la distance, et nous ne vivions plus côte à côte, alors ce qui nous rapprochait s’est peu à peu effacé, jusqu’à ce que nos lettres soient plus courtes, plus vides, plus automatiques, jusqu’à ce qu’elles n’aient plus de sens. J’ai arrêté d’être triste, et j’ai eu mon bac.
Parfois je repense à Kamil et je pleure.
*Cet épisode est tiré du roman La Communale, dont Achille est le héros.