FOMO: Fear of missing out.
Quand on souffre de ça, le confinement prend une tournure particulière: comment les autres vivent le leur ? Est-ce que j’aurais du avoir la lâcheté de choisir de partir dans la ferme morbihannaise de mes amis, dans le hameau de l’Aveyron que j’aime tant ? Dès l’adolescence, j’avais toujours la sensation de rater quelque chose quelque part. Quand j’ai eu un scooter, à Rennes, je passais mes soirées avec Julia, à foncer de fête en fête pour voir laquelle était la plus intéressante. Nos vendredis soirs et samedis soirs, nous les passions sur la route, en fait.
Ce soir-là c’est un samedi soir, nous avons 18 ans, je suis rentré de Prague il y a quelques mois. Tout est encore enfoui, en moi, je n’ai parlé de rien à personne, encore, ici. Retrouver la bande, celle que j’avais quitté en seconde, celle à qui j’avais longtemps promis que je reviendrai, à qui j’avais envoyé des messages mélancoliques dans les premiers mois et vides après l’apparition. Celle que, mécaniquement, j’avais fini par oublier, je me retrouvais auprès d’elle. Cette bande qui elle, avait beaucoup changé, mais qui avait l’indulgence de m’accueillir à nouveau, si bien que j’avais l’impression d’avoir été pardonné d’une faute, et que dans cette faute, je mettais l’aventure avec Kamil. C’était aussi facile que ça, à l’époque. Et puis, dans ces bandes d’adolescents où personne ne se parle vraiment, dans lesquelles il ne compte que la frime et la vanne, ça ne dénotait pas. Ca n’étonnait personne que je me taise sur Prague. C’était dans le ton. L’exutoire, c’était donc les virées à scooter dans les appartements d’étudiants de nos potes du centre-ville.
Nous nous donnons rendez-vous sur une petite place du centre-ville. Il y a, en contrebas, un Marché Plus, ces enseignes qui ont disparu depuis un certain temps, et j’occupe le vigile pendant que Julia glisse une bouteille de rhum blanc dans son blouson. C’est ainsi assez souvent, et nous n’avons jamais eu de problème. Avec l’argent que nous avons à notre disposition, il nous aurait été impossible d’acheter quoi que ce soit d’autre. Depuis la rentrée, je travaille au journal Ouest-France. Quand je le dis, je laisse planer le doute, mais en réalité je travaille sur les rotatives, jusqu’aux premières heures du matin. Sauf le weekend. Juste quelques heures par semaines, de quoi me laisser le temps de réfléchir à ce que je veux faire de ma vie, et un peu pour me remettre d’aplomb, je crois, car j’ai été un peu raboté par la vie, ces derniers mois. Trop perdu pour faire des projets.
Ce soir-là, il fait encore, bon. L’air est doux, et on ferme la paupière. Au dessus d’un parking de centre-ville, il y a un jardin suspendu dans lequel nous avons une petite cachette, éloignée et sauvage. Personne ne peut nous voir rouler et fumer longuement les joints qui nous font parler pendant des heures. Parfois au-delà de ce que nous voudrions.
Julia: « Bon, ça suffit, il faut qu’on arrive à trouver quelque chose pour se défoncer plus fort. On commence à s’emmerder dans cette ville. Alors qu’il fait encore beau. Je veux dire, c’est quand même triste de s’emmerder à 19 ans.
— Moi j’ai encore 18 ans, alors t’imagines. Tu veux pas aller à la fête de Maxime, le gars des beaux-arts?
— Franchement, c’était marrant deux minutes, ces fêtes, avec ces gens qui passent leur temps à parler d’eux. C’est des tocards non?
— Ouais, peut-être. Mais au moins ils sont un peu différents de tes potes de l’IUT.
— Achille, je vais arrêter l’IUT. Je crois que j’ai besoin de partir.
— Ah ouais ? Partir où ?
— Tu me conseilles Prague ? »
Je reste silencieux. Tout le monde parle de partir, à cet âge-là. La vie commence à peine et on a déjà envie de la fuir. Rennes n’est pas si mal, pourtant.
« Rennes n’est pas si mal, pourtant.
— Tu sais, Achille, un jour ou l’autre, le jour que tu voudras, il faudra que tu nous explique ce qu’il s’est passé, là bas. »
Elle souffle la fumée devant elle en un grand cône presque solide. Je ne vois plus ses yeux pendant quelques secondes. Peut-être qu’il faut que je lui parle des ecstasies. Peut-être qu’il faut que je lui parle du reste. L’idée me tétanise, je crois. Je peux simplement lui parler des ecstasies. Le soleil se couche, il fait presque nuit et les lampadaires s’allument. Julia sort la bouteille de rhum et nous nous remplissons, chacun notre tour, un petit bouchon que nous avalons d’un seul coup. C’est le rituel du soir, ça commence. Enfin c’est là que ça devrait commencer.
Nous décidons d’aller à l’étang, ou parfois quelques fêtes sont organisées. Entrer dans les espaces qui ne nous sont pas ouverts ne nous a jamais fait peur. Tous les deux, nous sommes invincibles. Sur le scooter, en tournant légèrement la tête pour qu’elle m’entende mieux dans le souffle de la vitesse, je lui glisse :
« Tu sais, à Prague, je prenais des ecstas. C’était ça, le weekend, là bas.
— Sans déconner. C’est ça que tu nous cache depuis des mois ? »
Je ralentis, j’ai les yeux plein de larmes, je suis prêt à dire les choses, mais je n’y arrive pas. Je ralentis.
« C’est ça, oui, c’était une vie tellement différente.
— Mais tu devrais pas me faire des trucs pareils, je m’attendais à des trucs graves, moi.
— C’est un peu grave, quand même.
— Tu as l’air vivant. Tu t’es drogué là-bas, tu as arrêté ici, je ne vois pas ce qu’il y a de grave. T’as eu ton bac, Achille, t’as l’air de savoir ce que tu veux. Rien de tout ça n’est grave. »
Je m’arrête. Julia se tait. Nous sommes toujours sur le scooter, qui tourne au ralenti, et je roule une cigarette de ce tabac dont je ne sais pas s’il existe encore. Je l’allume avec la boite d’allumette du bar.
« Je suis tombé amoureux, là-bas, Julia.
— De la drogue, tu veux dire ?
— D’un garçon. Kamil.
— Quoi? T’es sérieux ?
— …
— Et genre, vous étiez ensemble et tout ?
— … »
Elle ne comprend pas. J’étais sûr qu’elle ne comprendrait pas. Elle rigole un peu, elle me dit que c’est énorme. Qu’elle a un pote pédé, c’est génial. Attends un peu que les autres le sachent, tu verras ils seront tous contents pour toi.
« Ne le dis à Personne, Julia, je ne suis pas prêt.
— Quoi ? mais tu sais bien que personne n’est homophobe, ici. Tout le monde est ouvert. T’inquiète pas, Achille, ça va aller. »
Je fume rageusement. Un peu soulagé.
« Déjà, je ne sais pas si tout le monde est si ouvert qu’il ne le dit. Et je ne le dis pas parce que je suis triste. Parce que j’étais fou de lui, tu sais, et qu’on m’a forcé à le quitter alors que c’était dingue. C’était absolument dingue, tu vois. »
— Ca y est, c’est fini, je pleure.
Je démarre le scooter, et nous partons lentement vers l’étang. Nous ne sommes plus très loin.
Je crois que c’est à cette période que ma FOMO a commencé. Est-ce que quelque part, ailleurs qu’ici, il y avait les raves. Il y avait la vie comme à Prague. Et ailleurs, quelque part, il y avait Kamil.