Je sais, une journée sans nouvelles, ça peut sembler risible, ça peut sembler minuscule, mais dans cet espace-temps, dans ces conditions, c’est une tragédie. Se réveiller seul sur le matelas humide de la rosée, ne pas trouver d’indice de sa présence, c’est comme si cette soirée n’avait jamais eu lieu, comme si je me l’étais imaginée, comme s’il n’y avait que moi, depuis le début. Quand on est seul, on s’imagine ce genre de choses. Tout a une saveur dégueulasse. Le sentier, le bourg, le sourire de Mathias, les clients, le vélo accidenté à aller dépanner, tout est vide et sans substance puisqu’il y a quelque heures, ce garçon avec qui j’avais passé la soirée délicieuse, celle qui m’avait fait imaginer d’autres jours meilleurs, avait disparu, avait choisi la fuite. Il avait choisi la fuite. On est vexé, dans ces cas-là.
Je suis simplement le jouet de ce mec, qui voulait se faire des frissons. Peut-être même que ses potes sont dans le coup, que j’ai été utilisé. Quand on est seul, on se laisse aller, parfois, à ces égarements. Je constate avec fatalité que j’avais mis beaucoup d’attentes dans cette histoire. Quand c’est la seule que vous vivez depuis tant de temps, comment ne pas y mettre tout son esprit et tout son corps ?
Je ne suis pas amoureux d’Augustin, d’ailleurs ce serait impossible, on ne se connait qu’à peine, je suis simplement amoureux de la possibilité qu’il représente : celle d’être avec quelqu’un, de sortir de la solitude, d’avoir une joue contre laquelle déposer un baiser.
La journée est longue et la pluie dégouline sur la vitrine et je l’imagine dégouliner contre les parois de la caravane pourrie. Il faut vraiment que je demande une réduction au propriétaire. Je le menacerai de le balancer aux flics. Rien à foutre. Pas de pitié pour un gars qui loue une caravane qui fuit.
Je passe l’après-midi dans l’arrière-boutique. Jérôme et Mathias ont l’air d’avoir compris que ce n’était pas le jour pour être face à la clientèle, pour moi. Ils me laissent tranquille et je bricole quelques vélos avec mon casque sur les oreilles. John Zorn. Je n’écoute que ça, ces temps ci. A la limite du free jazz, juste ce qu’il faut de dissonances et de trébuchements de tempo. En vérité, quand il y a Zorn dans mes oreilles, je ne pense plus à rien. Il y a tout un pan de mon existence qui se dissout dans ces instants à effectuer des gestes mécaniques et à écouter Zorn, ou alors Reich. Si bien que la journée se termine plus vite que ce que j’avais imaginé, et la boutique ferme.
Jérôme et Mathias me proposent d’aller boire un verre avec eux. Je refuse dans un premier temps, parce que je ne suis pas d’humeur, puis Jérôme me prends par les épaules et me dit :
« Allez, vieux, c’est vendredi!
— Qu’est ce que ça change, on bosse tous les jours.
— Le vendredi, tous les saisonniers sont de sortie, c’est le meilleur moment pour pécho ».
Il est 18 heures et nous marchons tous les trois sur le quai, alors que le ferry part pour Quiberon, et que des goélands se disputent un morceau de cornet de glace. Soudain, j’aperçois Augustin, qui est avec des amis, des gens que je ne connais pas. Il est assis sur son scooter. Nous sommes trop proches pour qu’il ne me voit pas. Je vois son regard, il me fixe une seconde, puis se retourne pour continuer sa discussion.
Bon voila, Achille, c’est ce qui s’appelle se faire snober. Je ne comprends pas. Je ne comprends pas comment on peut se comporter comme ça. Hier il m’ouvre un poisson, et aujourd’hui rien. C’est pas rien d’ouvrir un poisson pour quelqu’un.
Le vent se lève sur le môle et je vois le fanion de la balise continuer de se déchirer dans le torrent d’air. La nuit sera agitée, pour les plaisanciers qui ont préféré le mouillage à une place au port, à l’abri.
La soirée est agréable, avec Jérôme et Mathias. Mathias raconte que l’hiver dernier, avec la tempête de janvier, l’ile a été coupée du monde pendant 5 jours. 5 jours sans ferry pour le continent. Il y avait même trop de mer pour le bateau de la SNSM. La conversation est agréable, et je ne pense presque plus à la déception qui m’a foudroyé un peu plus tôt. Dans les premières heures du soir, les bars se remplissent de gens qui parlent fort. Mathias s’en va, et Jérôme m’entraine dans un bar dansant au bout du quai. Je ne suis jamais entré, mais je sais que c’est l’endroit où se concentre la sociabilité des estivants.
Je m’ennuie déjà : je ne suis pas prêt. La solitude m’a rendu inadapté à ce genre d’espaces. Il faut dire que je ne fais pas d’efforts, et je bois d’énormes verres de vin blanc, presque sans discontinuer. Jérôme connaît tout le monde, il me présente à des gens, des vendeurs de glace ou des gardiens de musée, des barmen ou des cuisiniers. Jérôme me glisse à l’oreille :
« Allez amuse toi un peu, t’es toujours aussi chiant ou c’est juste aujourd’hui ? »
Au fond du bar, j’aperçois Augustin. Il est avec une fille. Une fille qui l’embrasse.
J’essaie de me contenir, mais l’alcool me fait perdre les pédales. Il faut que je sorte. En partant, sans que je puisse contrôler ce geste, j’envoie un coup de pied sur un tabouret qui vient s’effondrer contre la vitre qui se fendille. Je m’en veux immédiatement. Ce n’est pas moi, ça, si ?
Je me demande si Augustin m’a vu. Je pleure silencieusement en marchant jusqu’à la caravane. Le monde s’obscurcit. Je suis dévasté, mais je sais au fond de moi que ce n’est pas si grave, que ça m’apprendra à investir autant un petit bout de quelque chose, que c’est un peu de ma faute, aussi, je n’aurais pas dû y croire autant.
Je suis dans la caravane, je me change les idées en lisant Dustan, de ce que l’ivresse me permet de lire, à la lueur de la lampe à huile, entre les murs pourrissants, quand j’entends la voix d’Augustin :
« Achille, t’es là ? »
J’ouvre la porte, en caleçon et je le vois, essoufflé. Il rigole : « t’as pété la vitre du bar, je crois que le patron essaie de savoir qui tu es. Ils sont à tes trousses.
— Pourquoi tu fais ça ?
— Achille…
— Écoute, je ne veux plus jouer. Laisse moi ».
Je me penche pour fermer la porte mais Augustin me saisit par le bras, puis par la nuque, et m’embrasse doucement sur les lèvres. Il sent la bière, je suppose que moi aussi.
« Excuse-moi. C’est juste que c’est pas facile, tu comprends ? »
Augustin entre dans la caravane et nous nous regardons, et je finis par sourire, terrassé par ses yeux. Et il se déshabille, et je sens enfin sa peau au contact de la mienne. Nous sommes nus sur le matelas dur, et nous nous donnons d’insensés baisers, qui durent et qui mouillent, et nous ne disons rien. Nos corps ondulent, éclairés par la flamme jaune de la lampe, dans le calme de la forêt qui nous abrite. J’ai des sensations que j’avais oubliées. Augustin a les yeux fermés, et tandis que je lui propose de le pénétrer, il n’ouvre pas les yeux et acquiesce avec un sourire.
Il y a les vapeurs d’alcool, il y a surtout les vapeurs de stupre et la délicieuse mélodie de ses gémissements. Nos doigts s’enroulent, nos mains sont moites, et il y a sur le dos d’Augustin, déjà, quelques reflets de sueur qui mouillent les premiers cheveux, sur sa nuque. C’est un instant de grâce et d’éternité, et nous avons un orgasme au même moment. Il tourne la tête pour planter son regard d’extase dans mes yeux tristes, et nous nous embrassons. Avec beaucoup de salive.
La voici, la vie, Achille.
Nous nous enlaçons, récupérant de l’effort, essoufflés, mais je sens Augustin pensif. Brusquement, il ôte mon bras qui lui caressait l’abdomen, puis il sort du lit et se rhabille, silencieusement.
« Augustin, attends, tu ne vas pas partir, si ?
— Je suis désolé, Achille, c’est pas possible.
— Écoute, je connais cette sensation, tu te dégoutes parce que tu te découvres. C’est simplement ça.
— Je ne suis pas comme toi, Achille ».
Sans un regard, il quitte la caravane sans fermer la porte, et je le regarde s’éloigner par l’embrasure.