Cette semaine, j’ai été submergé par les souvenirs des jours où j’arrivais à Paris, à vingt ans. A nous deux, Paris, à nous deux, la ville. Les jours solitaires, dans les premiers mois, à tenter de comprendre comment tout ça fonctionnait. J’avais pris une minuscule chambre de bonne avenue de Wagram. Personne ne m’avait dit que rien ne se passait, par là, et je m’étais imaginé que l’épicentre de la ville était l’arc de Triomphe. Quand j’en ai eu marre de remonter les Champs Elysées tous les samedis soirs vers 5 heures du matin en rentrant du Rex Club, j’ai fini, comme tout le monde, par trouver une colocation dans le 18ème.
Ce qui m’a plongé dans cette ambiance ? Deux choses. La première, c’est la scène de théâtre que j’ai joué avec Pauline. Pauline a 21 ans, c’est la soeur d’un ami, et elle passe les auditions pour les conservatoires d’arrondissement. Sa réplique l’a lâchée: « Le mec qui devait passer l’audition avec moi avait visiblement un problème politique avec la pièce, je crois, parce qu’il était très mal à l’aise avec l’idée de jouer un homo ». Selon Pauline, c’est parce que le type était catho parce qu’il y avait des crucifix partout dans son appartement. « Bon, en plus, il était mauvais ». Je remplace donc le mec au pied levé, parce que je suis serviable, et surtout parce que ça m’amuse.
La scène est tirée de Angels in America, une interminable pièce que le français avait joué l’an dernier, c’était justement là que j’avais prévu d’emmener ma mère, mais quand on était arrivé devant le théâtre ce jour de février, on avait assisté à une émeute: les salariés de la Comédie Française faisaient grève et les spectateurs endimanchés étaient parfois très très en colère. Je me souviens même d’avoir entendu un vieux connard invectiver deux grévistes : « c’est vous qui coulez le pays ! ». C’était pendant le mouvement des retraites, le samedi du 49.3. J’étais de presque toutes les manifs, j’avais plutôt de la sympathie pour l’acte d’emmerder les bourgeois. D’autant que tout bien réfléchi je n’aurais pas été prêt à me faire 4 heures de théâtre comme ça, un samedi soir, alors qu’il y avait encore tous les clubs de Paris ouverts.
Mardi, je passe l’après-midi chez Pauline pour répéter. C’est la scène ou Harper, défoncée aux médocs, demande à Joe, son mari, ce qu’il fait de ses nuits, le soupçonnant d’être homosexuel. La scène est culte. Je suis impressionné par Pauline qui joue hyper bien la femme au bout du rouleau, et je prends petit à petit plaisir à faire le mari qui a peur qu’on découvre sa double vie.
Vendredi, c’est le jour de l’audition, et je patiente avec Pauline dans la petite pièce attenante à la salle où défilent les candidats. Il y a un stress ambiant, et tous ces jeunes gens pleins d’espoirs et de désir de croquer Paris, comme je l’étais il n’y a pas si longtemps. Il y a un discours de la prof de théâtre, un mot d’accueil des deuxièmes années, il y a, l’espace d’une heure, la douloureuse sensation que le temps a passé. Il n’y a plus de rentrée des classes, pour toi, Achille.
Pauline s’en sort très bien, je trouve. Je me trompe dans une réplique et elle ne se déconcentre pas, elle est impressionnante parce qu’elle donne beaucoup. Il y a un enjeu, pour elle. J’avais une copine qui était au conservatoire du 18ème. Une bonne amie, on se voyait souvent, et elle disait souvent : « Quand ma grand-mère me disait : “tu vas devoir beaucoup travailler pour devenir actrice”, je ne pensais pas qu’elle parlait de bosser chez Macdo ». Elle finissait à 22h30 au Macdo de Bonne Nouvelle. J’allais la chercher à la fin de son service, elle piquait des salades et j’avais des bières dans mon sac, et on mangeait sur les marches du petit escalier qui monte vers l’église, en attendant l’ouverture du Rex.
En sortant, dans la cour du conservatoire, Pauline me fait la courte échelle pour que je cueille des figues presque mûres avant que le gardien ne nous chasse. On essaie de le soudoyer en lui donnant quelques figues mais il a visiblement un angle alpha trop faible.
L’après-midi, je passe aux Guetteurs de Vent, la librairie que je préfère parce que le libraire est sympa. D’ailleurs, il connaît manifestement mes goûts parce qu’il tapote un bouquin sur une table et me dit : « Cherche pas trop longtemps, il est là, celui que tu cherches ». Good Boy. C’est le titre. Une immersion dans le quotidien d’un gars qui débarque à 20 ans à Montréal, à huit heures de route de tout ce qu’il connaît, et qui peut enfin perdre sa virginité correctement dans l’anonymat de la ville. Et qui ne pense qu’à « Péter le cube ». Ça aussi, ça me rappelle avant. Donc cette semaine, je lis ça.
Et Pauline a été pris au second tour des sélections du conservatoire, il va falloir qu’elle prépare un parcours libre.
Le soir, dans mon lit, je lis quelques pages du livre et je suis étourdi par le récit, et je crois que je suis ému, alors je décide sans trop réfléchir d’ajouter l’auteur sur Instagram. On échange quelques mots. Il vient en France pour la promo à la fin du mois. Si le livre me plait, je lui dis, je te fais découvrir le Paris sulfureux, t’es pas prêt.