Pourtant profondément cinéphile, je n’ai jamais été attiré par le genre du western. Je me vante de mon ignorance : je crois n’en avoir jamais vu un seul, du moins, aucun « classique » mettant en scène un délire d’impérialiste américain, avec un cowboy macho raciste en personnage principal.
Et pourtant, la figure du cowboy peuple mon imaginaire depuis tout petit. Il s’est infiltré dans mon cerveau, a fait son rodéo dans mon esprit et a tenu bon jusqu’à aujourd’hui. J’avais donc envie de songer à trois grandes figures de cowboy moderne qui ont peuplé mon imaginaire et qui font de moi le pédé terrifié des chevaux mais terriblement attiré par les hommes à chapeaux que je suis. Une façon d’aussi rendre hommage à trois œuvres et artistes que j’aime et qui se sont aussi inspiré.es de cette figure si particulière.
Brokeback Mountain : La genèse évidente.
J’en ai déjà parlé à travers un article, Brokeback Mountain est la naissance de mon désir homosexuel. Pour le jeune garçon que j’étais, cette romance semblait parfaite. On y voyait des hommes virils, à l’aise dans leurs masculinités et pourtant homosexuels. Bref, ce que je désirais à tout prix à l’époque, être un homme « comme les autres ». Le film me donnait l’impression que je pouvais être viril et homosexuel. Je sais, quel rêve triste et juvénile.
Projeter cette envie sur ce film est une erreur adolescente. Suite à mes visionnages suivants, j’ai compris que les scénaristes savaient très bien où se plaçait leur œuvre. Le public hétérosexuel, attiré par une romance d’hommes gays mais « biens comme il faut » se retrouvait dans la salle pour voir des cowboys. Et moi, je faisais pareil. Pourtant, Brokeback Mountain dispose d’un thème sous-jacent très important, qui est la morale même de son histoire.
Dans le film, Ennis est le plus hermétique aux sentiments. Il est d’ailleurs des deux cowboys pédés, celui le plus viril, celui qui frappe quand on l’insulte, celui qui n’ arrive à s’ouvrir à personne. Il représente la figure du cowboy coincé dans sa masculinité, coincé dans son profond désir de supériorité. Il doit être un bon père de famille, un homme à femmes, bref, quelqu’un qui est à la hauteur de la figure culturelle qu’il incarne. Mais à force de courir derrière un schéma impossible, il finit isolé, seul face à ses regrets. Quand il réalise tout cela, il est trop tard : l’homme qu’il aime est parti.
L’homme qu’il aime, c’est Jack Twist, son amant. Lui est la figure destructrice et infiltrée du cowboy. C’est d’ailleurs lui qui aime le rodéo, activité pour laquelle il est souvent moquée. Car le rodéo, c’est être un cowboy de foire, d’apparence mais pas de valeurs. Bref, un homme qui se donne en spectacle, qui exagère pour le plaisir d’exagérer.
Jack, c’est également celui qui ne parvient pas à assumer les devoirs de la masculinité et qui le sait pertinemment. Il est un mauvais vendeur, un homme socialement castré par sa femme et son beau-père et il est d’un naturel sensible ingérable. Dans l’une des premières scènes du film, il tombe à cheval, le caractérisant comme un beau-parleur et un vrai cowboy raté.
Un cowboy raté, un homme raté et donc un pédé. Jack est celui qui s’assume le plus, un homosexuel dissimulé derrière une figure virile qui ne trompe personne. C’est celui sans doute le plus assumé mais aussi celui qui se fait tuer, là où Ennis a su rentrer dans les clous pour survivre.
Cette lecture du film, je ne l’ai eue que tardivement. Il fallait bien qu’en moi quelques éléments se règlent (ou plutôt se dérèglent) pour que je puisse comprendre ce message qui nécessite qu’on oublie la façade « histoire d’amour – l’homophobie c’est mal » pour le comprendre.
Dans l’histoire du cinéma, ce film est aussi un des gros coups durs qu’a subi la figure du cowboy. Car pour le regard hétérosexuel, qu’est-ce que plus destructeur d’une figure virile qu’un homme qui se fait prendre dans une tente ? Pervertir l’archétype héroïque, c’était le rendre accessible à qui j’étais, un petit pédé qui allait refuser la masculinité comme graal social.
What would a white guy say? What would a swaggering cowboy riding into town do in this situation?.
Mitski : Be the cowboy.
Quand Mitski parle du concept de son album Be the cowboy , elle évoque un personnage fictif censé être une « femme réprimée et glaciale, en constant contrôle et qui commence à s’effilocher. Parce que les femmes ont si peu de pouvoir et que montrer des émotions est considéré comme une faiblesse, ce personnage s’accroche à chaque petit sentiment de contrôle qu’elle peut obtenir ».
Un propos très intéressant lorsqu’on écoute les chansons de Mitski, dont les paroles semblent être des morceaux de vie personnelle jetés dans des mélodies désarmantes. C’est d’ailleurs ce qui m’a parlé dans sa musique, cette façon de poser des mots si intimes, dans sa solitude d’amoureuse perdue.
Mitski, c’est également une femme asiatique et si ses origines ne transparaissent pas en permanence dans sa musique, quelques passages m’ont toutefois parlé à un niveau racial. Lorsqu’elle évoque les difficultés qu’elle a à être la parfaite petite copine blanche dans sa chanson « Your best American Girl », je me souviens de moments de ma propre vie affective d’eurasien. Cette chanson intervient dans l’album Puberty 2, qui porte bien son nom en précédant Be the cowboy. Car ça y est, Mistki ne cherche plus à convenir à un regard masculin blanc, elle décide, comme sur sa pochette d’album, de regarder l’horizon et de partir à cheval loin.
Pour expliquer ce choix de titre, Mitski évoque une blague qu’elle se faisait à elle-même, afin de vaincre le syndrome de l’impostrice. Elle prend la forme de ce mantra « Sois le cowboy que tu aimerais voir. Qu’est-ce qu’un mec blanc dirait ? Qu’est-ce qu’un cowboy un peu prétentieux à cheval, déambulant dans la ville, ferait dans cette situation ? »
Mistki s’invite donc à prendre les rennes et à investir l’archétype de l’homme indépendant et solitaire. Et la solitude, c’est ce qui transparait beaucoup dans son écriture. Mistki est une cowboy qui s’enfonce dans les paysages de son intériorité, comme l’on traverse un désert peuplé de nos pires sentiments. Le courage du cowboy est celui de se prendre en main, de s’enfoncer dans ses endroits sombres.
La chanteuse évoque aussi beaucoup son besoin d’être aimée, d’être considérée, à travers des morceaux comme Nobody ou Why Didnt’ You Stop Me ?. Mais sa puissance réside justement là : elle confesse sa dépendance affective pour mieux la supprimer et se faire reine de ses contrées personnelles.
Par cette figure ambivalente de cowboy et de femme asiatique sensible, Mitski évoque ses pérégrinations parmi les attentes masculines et ses propres désirs. Une façon de prendre le chapeau qui m’a tout de suite parlé, qui a résonné avec mon propre parcours parmi les hommes. La chanteuse m’a offert une solution : reprendre l’archétype de celui qui se débrouille seul et tracer ma route en connaissant mes points sensibles pour mieux les dévoiler et les protéger.
Orville Peck : Smalltown Boy.
Pour trouver les grands cowboy gays d’aujourd’hui, on se tourne forcément vers deux personnes : Lil Nas X et Orville Peck. Le dernier s’est construit un personnage masqué, dont les franges de tissus voilent une voix chaude et puissante. Chez lui, tout correspond à une ambiance de crooner country parfait. Ses clips dévoilent des grandes étendues de l’Ouest, des rodéos et des bars remplis de mecs à chapeaux et bottines.
Le visage caché d’Orville créé ainsi cette image de lui presque fantomatique, comme une figure culturelle irréelle. Et là où l’artiste est intelligent, c’est qu’il incarne ce monument country tout en le twistant par des perturbations queers.
Sa tenue de cowboy est classique mais parfois pailletée ou rose poudrée. Ses poses exagérées de chanteur semblent tout autant venir de Nashville que d’une flamboyance homosexuelle. Dans le clip de « Hope to Die », l’image du duel entre cowboys est reprise, sauf qu’Orville est torse nu et son adversaire a le pantalon sur les chevilles. Il reprend aussi le fameux « Jackson » chanté originellement par le couple Johnny Cash/June Carter Cash mais avec Trixie Mattel. Sur scène, ils s’amusent ainsi à imiter le vieux couple hétéro stéréotypé.
A l’opposée, Orville apporte aussi ses inspirations de l’Ouest dans les emblèmes queers qu’il approche. Il reprend ainsi Born This Way de façon country ou cale un petit « yeehaw » ou « Cowboy Cry ! » dans son interprétation de Smalltown Boy.
Quand le chanteur fait tout ça, il s’ancre dans une culture qu’on pourrait penser inhospitalière aux personnes queers. Et pourtant, il montre dans ses clips des trans-pédé-gouines tout en confiance dans des environnements où l’on ne nous voit jamais : bars miteux et arènes de rodéo. Une façon de dire qu’on a toujours été là et qu’on peut s’emparer de n’importe quel pan de culture, aussi masculin soit-il, pour en faire notre propre sauce.
Chez Orville, le cowboy est surtout proche de la nature, des autres, de ceux oublié.es, queers ou d’endroits isolés. Il joue avec un emblème de la masculinité en la rendant tafiolesque au possible et devient, par son anonymat masqué, un véritable produit de ses influences.
Je finirais donc par ces mots de Mitski précédés des miens : Be the sensitive boy, be the asian boy, be the weird cowboy you want to see in the world.
(Sois le garçon sensible, le garçon asiatique, l’étrange cowboy que tu veux voir dans ce monde.)