Je me souviens du petit garçon qui disait s’en foutre des fringues, lorsqu’il avait dix ans. Pourtant, il refusait de mettre des baskets, des joggings, des sweats, bref tout ce qui ferait qu’il ressemblerait aux camarades qu’il exécrait (et qui le lui rendait bien) à l’école. Il se sentait à part, entre la masculinité sportive des garçons et la recherche assidue de féminité chez les filles qui l’entourait.
Il y a dix ans, j’ai rencontré une autre personne qui disait aussi « s’en foutre des fringues ». Elle avait intégré le même collège que moi en cours d’année. Jusque-là, je ne la connaissais de loin mais elle m’est devenue plus importante le jour où un « ami » m’a outé. Peu après cela, je reçu un texto de sa part qui me félicitait et annonçait qu’elle serait là pour moi, si besoin. Une promesse qu’elle n’a d’ailleurs jamais brisée.
Contrairement à beaucoup de nos amies, Loulou n’était pas particulièrement intéressée par les vêtements ; elle aimait surtout le pratique. Alors qu’il fallait me traîner pour aller dans un Décathlon, elle était ravie de se trouver une polaire bien confortable. Moi je portais des jeans même pour faire une sieste, elle, elle rêvait de grandes poches et non pas des petits mensonges cousus des jeans de chez Forever 21.
A l’époque, notre identité queer n’était pas bien encore adoptée, loin de là et surtout, elle ne se reliait à rien d’autre qu’à nos sexualités. Elle était un organisme à part, attendant son heure pour l’une, éveillé mais honteux pour moi. Bref, bien loin des avancées de la génération de ma sœur, par exemple, qui, à l’aube de ses dix-huit ans, peut me montrer sa nouvelle robe en disant que c’est un « iconic bisexual fashion moment ».
Alors le temps passait et nous ne comprenions pas où se placer, dans le grand ordre des sapes. Une tradition post-anniversaire consistait à se rendre dans un magasin avec un ticket de retour afin de se faire rembourser les robes offertes par la famille de Loulou. D’ailleurs, elle disait qu’elle détestait le shopping, sauf quand il s’agissait d’aller au rayon homme avec moi.
Car peu à peu, j’ai fini par m’aventurer dans les rayons des magasins sans trop de crainte. J’avais choppé ça et là quelques inspirations venant d’ados homosexuels à la télévision (à l’époque au nombre de deux) et j’essayais des choses plus osées, comme des pantalons rouges ou des chemises roses. Certes, tout cela prête à rire désormais mais quand on est un petit pédé dont les camarades sont emmenés à la Manif pour Tous le week-end, c’était déjà pas mal. J’avais enfin l’impression que les vêtements collaient à ma personnalité, que j’exprimais un truc.
Et puis paradoxalement, je rêvais de belles chemises en soie, de beaux vestons, de chaussures en cuir… Les vêtements sérieux et luxueux représentaient une masculinité que je pourrais avoir à la première impression mais jamais à la seconde. Mes goûts musicaux, ma sensibilité, mes amitiés féminines, tout donnait matière aux garçons homophobes qui me harcelaient. J’attendais mon heure, que la vingtaine arrive et que je puisse m’habiller comme l’homme le plus infaillible, c’est-à-dire fortuné, professionnel et donc forcément viril. Ainsi, tout irait bien.
A dix-sept ans, je reçu ainsi ma première veste. A la fac, j’essayais de m’habiller de façon plus sérieuse, pour vieillir un visage qui faisait, selon moi, trop adolescent. Elle me donnait de belles épaules, cette veste, une belle carrure. Et puis, je me découvrais une passion pour les chemises de toutes sortes. Les chemises, ça habille en un rien de temps, on se fond en elle, on les met de mille et une façon… Elles peuvent être sérieuses, citadines, gaies ou gays… Elles transmettent ce que vous ressentez en un rien de temps. Loulou aussi les découvrait avec plaisir. A un anniversaire, enfin, sa mère pensait avoir fait mouche : une petite chemise légère mais « très féminine », avec ses jolis motifs autour du décolleté.
Bref, nous avions appris à manier l’art du compromis. On était là, il y avait un peu de nous dans les couches de ce qu’on nous mettait. Mais dans la foule de ma première marche des fiertés, j’avais l’impression d’être une tâche beige parmi les couleurs.
Car c’est en pénétrant peu à peu dans le monde queer que nous nous sommes libéré-e-s. Lorsque Loulou s’est assumée lesbienne, les faux semblants sont tombés un à un. L’idée de faire plaisir à sa mère, à la féminité, aux normes, a semblé quitter son esprit. Les casquettes sont arrivées mais aussi la multitude de chemises, de bagues et de boucles d’oreilles. Et puis cette banane que je déteste tant mais qu’il faut l’avouer, est bien pratique quand on va en boite et que je ne vais pas prendre un tote-bag. Et cette coupe courte, qui sonne désormais comme une évidence. Sa façon d’être en public, la confiance qu’elle a gagnée… Quand j’y pense, je suis profondément ému et fier d’elle. Ma meilleure amie est belle et surtout, elle a appris à être belle à sa façon, en s’émancipant et en allant contre le regard patriarcal.
Quant à moi, je me suis percé l’oreille et j’ai commencé à mettre du vernis, à me maquiller de temps en temps… Ce n’est peut-être pas ahurissant, dans notre microcosme gay mais face aux quantités d’homophobie internalisée que j’ai dû combattre intérieurement, c’est déjà pas mal. Et puis, n’ayant pas la chance d’être un chanteur à la queerness seulement esthétique, adopter ces codifications prétendument féminines, ce n’est pas toujours facile au quotidien.
Aujourd’hui encore, les injonctions restent dans nos petites têtes. Je sais que les complexes liés à mon identité raciale par exemple, sont toujours présents. Je me demande souvent si je ne performe pas mon homosexualité, si je n’essaye pas d’adopter le style des hommes gays blancs afin de me fondre dans la masse, si je n’essaye pas de prouver ma queerness à tous car j’ai toujours, un tout petit peu, l’impression de ne pas être le bienvenu pour des raisons variées… Mais doucement, j’assume ma voix, mes différences et ainsi mon style. Je sais qui je suis et ça se voit.
Je suis fier d’avoir pu, il y a quelques mois, regarder un canapé où étaient assis une bonne partie de mes ami-es queers et les voir s’exciter sur du shopping en ligne. Leurs échanges étaient vifs et excités, tou-te-s sur nos portables à la recherche des vêtements qui nous plairaient. On réfléchit aux complexes physiques d’untel, à la dysphorie de l’autre et l’on essaye de se rassurer et de se conseiller lorsque l’exercice de se vêtir devient un peu difficile psychologiquement. Car, bien évidemment, mon parcours est loin d’être difficile par rapport à d’autres vécus de la communauté. Mais je sais que l’environnement qu’on a créé, moi et surtout Loulou, permet à nous et aux autres de se sentir belles et beaux à notre façon, petit à petit.