EDIT : Nous avons pris connaissance des réserves qu’ont formulées des membres du collectif Gras Politique quant à cet article. Celui-ci est un témoignage personnel d’une rédactrice qui fait part de ses réflexions à partir de son vécu et de sa maladie (la dépression). Elle exprime son sentiment personnel, pris dans la contradiction entre sa prise de conscience politique, son engagement militant et la difficulté qu’elle éprouve à se libérer des normes qu’elle a pourtant identifiées comme oppressive. Ce récit personnel n’est en aucun cas une manière de suggérer que personnes grosses ne feraient pas « d’efforts », ou de cautionner les régimes ni même la perte de poids. Ni la rédactrice ni Friction Magazine n’ont voulu exprimé des généralités : il s’agit d’un vécu personnel que nous pensons être digne d’être raconté. La team Friction
Tout a commencé avec ma dépression. Peut-être avant d’ailleurs, si l’on cherche bien. Bref, reprenons.
Tout a commencé à l’adolescence, quand mon corps s’est mis à changer étrangement. 11 ans, je suis la plus grande de la classe malgré mon année d’avance. 14 ans, mes règles sont toujours irrégulières, je prends un kilo par mois, ma mère s’inquiète. Je commence à prendre la pilule, sans trop comprendre pourquoi, mais avec le recul, c’était surtout parce que pour être une vraie femme, il faut avoir ses règles tous les mois. Ma mère me fait les gros yeux lorsque je veux reprendre des frites ou du moelleux au chocolat. J’intègre peu à peu l’idée qu’un corps de femme ça doit être normé. Pas de chance, c’est à peu près à ce moment-là que je m’interroge sur ma sexualité. Commence alors à se construire, petit à petit, l’idée ou l’image (ou le fantasme même) de la « vraie » femme.
La « vraie » femme ne mesure pas 1m80 pour 85 kilos. La « vraie » femme sait que si elle veut porter une jupe courte (attention, on voit ta cellulite), elle ne doit pas avoir un décolleté trop plongeant. La « vraie » femme se maquille tous les jours. Elle parle doucement. Elle est en retrait. Elle aime les garçons. Elle est flattée de leurs regards et de leurs remarques.
Commencent alors à se construire, petit à petit, les complexes dont je ne me départirai jamais : trop grosse, trop grande, trop volubile, avec une voix trop forte, avec une caractère trop bien trempé, avec des envies et des rêves hors norme. Qu’on ne s’y trompe pas, je ne mets pas tout sur le dos de mes parents, comme toutes les adolescentes, j’ai baigné dans une société hétéropatriarcale qui nous pousse à nous haïr nous-mêmes pour mieux nous contrôler.
17 ans, je quitte la maison de mes parents, j’entame des études d’intello, je m’intéresse à la politique, puis je tombe nez à nez avec le féminisme. Je passe rapidement sur tout le cheminement qui se fait dans ma petite tête. Je fais mon coming out. Et je me « déconstruis » même si je doute encore du sens à donner exactement à cette expression. Mais on est déconstruite comme on est woke, en gros, on n’est pas problématique, toi-même tu sais. En quelques années, mon rapport au corps évolue, je revendique le droit de ne pas m’épiler (mais je continue à le faire, surtout quand je veux porter des jupes, parce que le regard de la société…), je tiens de grands discours sur la grossophobie, le droit pour toutes les femmes de décider elles-mêmes de ce qu’elles veulent être, de ce qu’elles veulent porter, de comment elles veulent baiser.
J’entre alors dans une autre phase. Celle que j’appellerais de la dissonance cognitive. Ou peut-être juste du paradoxe. Je continue de sortir avec mon maquillage tous les matins, je continue de m’épiler, je continue même de me peser, tout en étant convaincue de l’idée que tous ces codes me sont imposés par la société. Je développe une forme de culpabilité un peu malsaine, simplement parce que j’aimerais avoir les épaules et le courage de m’en foutre, du regard de la société. Je ne m’applique pas mes propres principes et pour quelqu’une qui revendique pour seule principale qualité d’être « droite dans ses bottes », ça commence à m’agacer sévère.
Nouvelle phase (ne vous inquiétez pas, on arrive au cœur du sujet) : ma dépression. Grave. Sévère. Avec hospitalisation et traitements lourds. Les médicaments (dont je ne vois pas vraiment l’effet, d’ailleurs) me font grossir au rythme d’un ou deux kilos par mois. Fondamentalement et perpétuellement déprimée, avec un rapport si complexe à mon corps que je cède régulièrement à de violentes crises d’automutilation, je fais comme si ce corps n’était pas mon problème. C’est devenu une chose informe qui n’est pas vraiment moi. Et quand bien même, j’ai l’impression de m’être moi-même perdue. Je m’en fiche un peu. Parfois, en public, j’ai honte de ce que je suis devenue. Et ce corps que j’habite me dégoûte. Ce ne sont pas simplement les kilos qui me dégoûtent, bien que j’aie été depuis toujours habituée à en être écœurée, c’est tout ce que ce corps dit de moi, de la perte de mon identité dans la maladie.
Je vis pour la première fois de ma vie de la grossophobie médicale. Ma docteure me pèse, affiche mon IMC sur l’écran de son ordinateur et dit à son stagiaire : « Alors, Hugues, tu dirais qu’elle est juste en surpoids, ou en obésité ? » Hugues est un bon élève, du tac au tac il répond que c’est de l’obésité. Je pleure sur tout le trajet du retour. Parce que cette visite médicale m’a renvoyée à ce que j’ai toujours détesté dans ce corps hors norme, sauf que là, une instance supposément neutre et objective me dit qu’il faut que je maigrisse, que ce corps est mauvais pour ma santé. Mais aussi parce que j’enrage d’être affectée de la sorte, j’enrage de n’avoir rien su répondre, de ne pas avoir tapé du poing sur la table en envoyant au diable ce calcul obsolète et vide de sens. J’enrage de ne pas être militante et de m’affaisser, de m’abaisser quand il s’agit de mon propre corps. C’est beaucoup plus facile, de défendre les grosses quand on n’en est pas une. C’est beaucoup plus facile, les grands principes et les froides vérités militantes.
Mais la vraie vie, ce n’est pas la pureté militante. La vraie vie, c’est jongler avec des injonctions contradictoires, c’est être prise en étau entre ses valeurs et convictions et toutes les structures conscientes ou inconscientes qui régissent notre rapport au monde. Oui, ça m’emmerde de savoir que je suis grosse. Et ça m’emmerde d’être emmerdée.
Je voudrais bien écrire que j’ai décidé de me foutre de ces remarques et que j’y ai trouvé la force de mener une combat de plus. Mais ce serait un énorme mensonge. Dans la vraie vie, j’ai commencé à faire attention à ce que je mange, j’ai changé de traitement pour la dépression et la régulation de l’humeur et les médicaments ne me font plus grossir. Dans la vraie vie, je me suis remise au sport. Et dans la vraie vie, j’ai enragé de ce corps que je n’arrivais plus à bouger comme quelques années auparavant.
Oui, dans la vraie vie, j’ai perdu 20 kilos et j’ai aujourd’hui la sensation de retrouver un corps plus familier, dans lequel j’ai mes repères. Pire, j’ai l’impression qu’en me débarrassant des kilos pris pendant ma dépression (et bien que celle-ci ne soit pas finie), j’ai l’impression de m’être débarrassée un peu du poids de cette maladie si dure à surmonter. Et oui, ça me fait du bien. Je me sens mieux. Vraiment mieux.
Très loin de moi l’idée de dire que la vie est meilleure lorsqu’on est mince, bien loin de là. Très loin de moi aussi l’idée de valoriser la perte de poids ou de dire que perdre du poids est une affaire de volonté. J’ai pu le faire, et peut-être que je reprendrai ces kilos-là aussi vite que je les ai perdus. Mais le constat que je fais aujourd’hui, c’est celui du compromis lâche. Je choisis d’aller dans le sens des normes et des pressions de la société pour soulager un tout petit peu le poids (aux sens littéral et figuré) qui pèse sur mes épaules et ma personne. Je ne suis pas dupe, je sais que je fais le jeu d’un système que je déteste. J’ai honte d’apprécier quand on remarque que j’ai minci, ça me rend dingue. Et revoilà la culpabilité : parce que je ne parviens pas à mener tous les combats de front, je choisis, pour ma personne la voie de la lâcheté et de la compromission. Je suis prise entre deux injonctions : celle construite par la société, et celle fondée sur mes valeurs politiques. Est-ce que c’est plus confortable ainsi ? Assurément.
Lorsque j’étais vraiment au fond du trou et que je pleurais parce qu’il n’y avait pas de pantalons à ma taille, je me disais que je ne pouvais pas assumer la pression que ce serait de perdre du poids. En réalité, en tant que meuf dépressive, je ne parviens pas à assumer de devoir me battre en plus contre les schémas que j’ai parfaitement intégrés, comme nous toutes.
Est-ce que je suis lâche ? Sans doute. Est-ce que j’ai l’impression d’être plus heureuse ? Assurément.