Drag Race France : la sororité drag au secours de nos conflits

Drag Race France a permis de mettre en avant le drag pour un nouveau public… mais c’est aussi une émission de la télé-réalité qui, mine de rien, met en scène des sociabilités hors des cadres hétérosexuels habituels. Pour son premier article dans Friction, Camille analyse une scène qui a beaucoup fait parler les fans de l’émissions : la confrontation entre Lolita Banana et les autres queens.

Le mois de septembre se termine. L’été semble déjà loin, mais n’oublions pas si vite les leçons de liberté qu’il a pu nous transmettre. Et surtout, partageons-les. Drag Race France par exemple. Si personne n’a pu passer à côté du phénomène, qui dans votre famille, dans vos ami·e·s d’enfance, lesquels de vos collègues l’auront effectivement regardé ? Faites le test, vous constaterez peut-être que seuls les LGBTQI+ et allié·e·s de vos open spaces auront visionné les 8 épisodes du concours. Les autres, ne se seront pas tout à fait senti concernés. Passé l’état de choc, nous avons ressenti une envie très forte de dire à tout le monde pourquoi regarder Drag Race France nous concerne tous·tes et fait du bien. Parce qu’au delà du fun et de l’esprit couture, les queens nous exposent aussi une façon de vivre ensemble jamais vue à la TV française : la sororité de drag.

Le modèle social à la TV 


Depuis 20 ans, la télé-réalité nous raconte un modèle de sociabilité. Pour chaque émission cousine, il s’agit de trouver les moyens d’appartenir au groupe, afin de résister au système de purge qui élimine chaque semaine un·e candidat·e. « Pour sauver Loana, tapez 3 ». Enfermer un groupe dans un huit-clos c’est aussi irrémédiablement assister à des conflits, et voir les participant·es emprunter les voies de gestion de crise que les producteur·ices ont pensé pour ell·eux. 

Le clash, le clan & le confessionnal

On peut distinguer deux formats caractéristiques de la gestion de crise en télé-réalité : le clash et le confessionnal. Le clash nous montre deux candidat·es  qui « pètent un câble » : joute verbale à travers les pièces d’une villa, insultes, menaces, corps sur le point d’en venir aux mains, séparé·es à temps de la violence physique, par d’autres corps qui font bloc et les retiennent. Le clash est toujours stérile, dans le sens ou rien n’est mis en compréhension des tensions senties et vécues. Ne reste en tête que la forme, et le sentiment du ridicule de la situation qui découle de l’échec à la communication. À partir du clash, il est impératif que chacun·e clarifie sa position : pour qui et contre qui. Le modèle de vie social proposé est celui d’une guerre de clans.

L’autre format est le confessionnal. Depuis 20 ans, nous avons appris une pratique, inventée par la télé-réalité, à laquelle ne préexistait aucune réalité sociale humaine : le confessional. (Certes, la confession existait et existe dans le culte catholique, mais il s’agit d’une pratique d’accompagnement d’un·e croyant·e par un prêtre sous le seul regard de Dieu.) Ce qui frappe dans sa version cathodique c’est l’absence totale d’accompagnement, l’impudeur et la solitude comme fatalité. En gros : nous avons appris à pleurer seul·es devant des caméras, sans que jamais personne ne vienne nous faire un câlin. À gérer nos émotions à l’écart du groupe. Dans une solitude que ne réconforte aucun corps à corps. 

C’est donc avec ces 2 récits-modèles de gestion de conflits sociaux que nous avons grandi. Vu leur violence et leur absence de résolution satisfaisante, ils nous ont aussi appris à nous taire en attendant que ça passe, à éviter les explications-conflits en disparaissant. C’est aussi la naissance du ghosting, des messages laissés en vue et de nos polarisations aux extrêmes pour éviter d’être confronté aux différentes sensibilités des un·es et des autres et d’avoir la trouille de « ne pas savoir gérer ». On peut lire Le conflit n’est pas une agression de Sarah Schulman, pour entrevoir qu’en se réappropriant une juste responsabilité individuelle et collective, on peut dépasser ces modèles. On peut aussi regarder Drag Race France, pour le voir, sous nos yeux, en pratique :

Dans l’épisode 4, Lolita Banana se sent à l’écart. Elle en souffre et se renferme sur elle-même. C’est Soa de Muse qui fait un pas vers elle. Elle n’a personnellement rien à y gagner. Il aurait été simple de l’ignorer, le groupe étant soudé et Soa en place. Mais ça n’aurait pas été à la hauteur de l’esprit inclusif et bienveillant du drag. C’est dans la salle commune, loge-vestiaire, aux yeux et aux oreilles de toutes qu’à lieu l’explication. Le ton est doux, nuancé et précautionneux, nous assistons à un moment où l’on prend soin :

« Big bertha : il y en a une qui est très silencieuse… Lolita, ça va ?

Lolita : euh oui ça va. J’ai senti un grand moment de solitude…

Soa : Est-ce que tu penses que tu es un peu trop dans la compet’ peut-être ? Et ça te perd parfois ? Moi c’est ce que je ressens parfois… Je trouve que t’es une personne vraiment cool. Mais dès qu’on  dit « caméra on », il y a un feeling qui est assez étrange. Besoin de se mettre en avant, plein de petits trucs. Est-ce que toi aujourd’hui tu vas bien ? Parce que je te trouve beaucoup dans ta tête…

Lolita se met à pleurer : Ce que tu viens de me dire, que je me mets tout le temps en avant, c’est quelque chose que je n’avais pas du tout percuté, ça ajoute une nouvelle couche à des choses qui me stressent — maintenant je comprends pourquoi les filles ne s’interessent pas à moi, pourquoi je me suis isolée, c’est normal : t’as pas envie de parler avec quelqu’un qui est faux.

Soa lui fait un câlin — Enfin Lolita montre ses failles, enfin !

Lolita : c’est une expérience humaine tellement intense, il y a tes faiblesses et tes défauts qui ressortent, les choses que tu n’aimes pas chez toi.

Les queens se lèvent tour à tour

Lolita : je sens vraiment que je suis seule.

Les queens : t’es pas seule, on est là !

Paloma : il faut que tu arrives à nous faire confiance.

Lolita : la vérité c’est que vous rigolez et moi j’essaye de m’incruster, je me sens décalée. Est-ce que je suis à ma place ici ?

Soa : mais bien sûr tu es à ta place, chérie, il n’y a aucun doute.

Lolita : l’image que vous avez de moi c’est tellement quelque chose que je déteste, la vérité c’est que j’ai trop peur de vous, vous êtes très fortes alors j’essaye de mettre en valeur mes capacités…

La Grande Dame : c’est fou parce que c’est en contraste total avec ce que nous on ressent : tu doutes alors que nous on a l’impression que tu es ultra focus et axée sur toi.

Lolita : je suis quelqu’un qui a très peur tout le temps

Paloma : c’est un réflexe. Allez, t’es au milieu de la compétion, tout ce qui arrive maintenant, on le fait ensemble et on le kiffe.

Câlin collectif, allez prend un peu d’amour, là. Allez mon coeur, c’est normal t’inquiète, reste pas dans ça.

Lolita : Je comprends que je n’ai pas besoin de me déguiser comme quelqu’un de forte avec mes copines, je peux être moi-même. Les filles, merci, je vous aime. »

Ce récit ne nous avait-il pas manqué toute notre vie ? 

C’est le récit d’une gestion de crise comme un travail de relation, d’ouverture à l’autre et aux autres, qui révèle ce qui était caché : angles morts des blessures et peurs individuelles ; qui permet à chacun·e de se montrer vulnérable sans risquer l’exclusion ; qui permet la libération de ses mécanismes de défense. Est-ce le hasard si cette scène inédite à lieu ici, dans Drag Race France ? Aurait-elle pu naître autre part ? 

Au même moment, sur une autre chaîne, on retransmet l’Ultimate Fighting Championship, une compétition de baston en MMA très regardée et appréciée des amateur·ices. Le grand gagnant de la soirée – la Fight Night – est Paddy Pimblett. Corps super sec et musclé, accent Liverpuldien bien chouitant et sueur dans la coupe au bol, il prend la parole encore essouflé de son dernier combat.  « Je me suis réveillé ce matin en apprenant le suicide d’un copain. » On le voit agripper le micro qu’on lui tend, au fond de sa cage de vainqueur, l’aggriper des deux mains pour qu’on ne lui reprenne pas en route, comme s’il allait dire un truc interdit. « Il y a une stigmatisation dans ce monde, on pense que les hommes ne peuvent pas parler. Si vous êtes un homme et que vous avez du poids sur les épaules et si vous pensez que la seule façon de résoudre le problème est de vous tuer, parlez à quelqu’un. Parlez à n’importe qui ! Je sais que je préfère qu’un copain pleure sur mon épaule plutôt que d’aller à ses funérailles la semaine prochaine.»

Ce dont Paddy Pimblett nous parle c’est de masculinité. Une masculinité qui pousse les hommes à se tuer plutôt que d’oser dire « je souffre ». C’est la même masculinité qui rejette les pédés, ceux qui laissent transparaître leur part sensible, et se voient qualifiés à longueur de temps d’éfféminés. C’est la trajectoire d’enfance et d’adolescence de nombreuses Drag Queens qui rage quitt les codes oppressants de leur genre assigné, pour explorer joyeusement une féminité de spectacle — complètement exhubérante.

Là où l’imaginaire binaire pousse chacun·e à rester à sa place : aux femmes la responsabilité du soin, aux hommes l’apprentissage de l’indépendance. Ici, les Queens font le combo de la bienveillance et de la responsabilité, et engagent leur grand corps de reines dans une étreinte de réconciliation. Alors s’ouvre un espoir, une piste pour toutes les crises que nous vivons. Crises sentimentales, sociales ou politiques. Peut-être qu’en suivant ce modèle nous trouverons de nouvelles solutions, nous trouverons les puissances pour prendre soin de tous·tes, pour n’exclure personne, pour protéger et inclure les souffrant·e·s. Un objectif qui concerne absolument tout le monde. 

Drag Race France. Présenté par Nicky Doll, écrit par Raphaël Cioffi. En replay sur France TV slash et disponible jusqu’au 19.02.25 

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