Visibilité des cultures LGBTI : de la pénombre au mainstream

On l’entend souvent : « representation matters ». Et oui, c’est vrai. Pourtant, c’est aussi un vieux serpent de mer de celles et ceux qui ne veulent pas penser la place des minorités dans leurs œuvres et créations autrement que par le prisme de « j’ai mis une pédale dans mon film, les woke seront content·es ». Il faut admettre que la recette marche, certaines queers s’étant parfois habitué·es à peu. Mais qu’est-ce que cela nous rapporte au final à nous, en tant qu’individus et communauté ?

Pour Friction aussi, la représentation, ça compte : Kiddy Smile à l’Élysée, Drag Race sur France TV et Bilal Hassani à l’Eurovision. Bien entendu, le jeune pédé, la jeune goudou que nous étions ont eu besoin de Looking ou de The L Word pour savoir que cette merveilleuse faille existait, et que, tout simplement, c’était possible, d’être vu·e, d’être nous. On se souvient des morceaux de Queer As Folk matés sur Youtube tard la nuit, un peu en cachette des parents.

Toutefois, tout a complètement changé depuis nos visionnages nocturnes : nos existences sont plus présentes sur les écrans comme ailleurs, nous ne sommes pas seulement cantonné·es aux bars et aux zines qu’on trouve ça et là. Cette évolution, Friction Magazine l’a vue et l’a vécue depuis maintenant six ans, en tant que webzine culturel et militant et plus généralement en tant que collectif LGBTI. Visibiliser nos existences et nos arts a toujours été l’objectif premier de notre structure, un but qui a forcément dû évoluer depuis tant d’années.

Il y a six ans régnaient en maîtresses de la nuit la House of Moda et la Flashcocotte pour les pédales et les indétrônables Wet for Me pour les goudous. On pouvait aussi trainer nos Docs à la Kidnapp’ quand on était d’humeur par exemple. C’était hype, c’était vivant mais c’était aussi : vaste. Il y avait les inconditionnel·les de la Trou aux biches et celleux qui finissaient le dimanche matin à Concrète. Tout ce petit monde de la nuit ne se croisait finalement qu’assez peu. Il ne nous semble pas, avec le recul, qu’il y ait vraiment eu de réseau. On était des groupes isolés qui ne faisaient pas vraiment communauté. Et c’est de là qu’est née notre envie de créer Friction : créer et chérir ce réseau qui vivait parmi nous mais pas forcément dans les rendez-vous que l’on se donnait.

Leslie, qui a participé à la création du magazine raconte que c’était naturel pour elle : « Mettre en avant toutes ces facettes de nos communautés, c’était comme un prolongement de ce qui me rendait vivante, comme si en tissant ces liens entre toutes ces personnes fabuleuses, je me sentais appartenir à un vaste réseau de bonheur familier : discret et flamboyant à la fois. » Une façon de créer une visibilité de terrain, qui connecte les artistes et le public et pas seulement en soirée, le jour J.

Premières fois

La fête, c’est souvent la première connexion des personnes LGBTI à leurs cultures. Maxime, scénariste mais également membre de Friction Magazine, explique cela en ces termes : « J’ai eu la chance de grandir avec deux-trois séries LGBTI qui ont eu beaucoup d’importance pour moi. Malgré tout, je savais que j’avais besoin de plus que de regarder passivement, que de la simple représentation. J’avais besoin de trouver mes pairs, de les voir en chair et en os, ne serait-ce que pour forger de nouvelles amitiés mais aussi pour aller plus loin dans ma réflexion. » C’est ainsi qu’il y a quatre ans, Maxime se rend chez Madame Arthur pour la première fois. Il découvre ainsi son premier cabaret de travestis : « À l’époque, c’était le début du renouveau pour elles, ça ne ressemblait pas complètement à ce qu’elles font maintenant, où même les hétéros y vont en mode afterwork. Drag Race m’avait beaucoup ouvert au monde du drag mais il manquait cette irrévérence très gay, cette authenticité qu’on ne peut pas forcément trouver à la télévision. »

Dani, habitué des soirées Friction, raconte une révélation similaire. En 2010, il découvre le cabaret burlesque grâce à son ex, et plus précisément, le Cabaret de Poussière, une troupe d’artistes menée par Martin Dust. « Au-delà de l’ambiance anarchiste/antifasciste pleinement assumée qui m’a séduit de prime abord, c’est surtout le ton, les thématiques abordées et la fluidité de genre des artistes qui ont fait naître en moi un premier sentiment d’appartenance communautaire : ce spectacle était fait par et pour les LGBTQI, naturellement. »

Un détail qui a son importance : dans les environnements culturels plus mainstream, il est peu fréquent que les personnes concernées soient mises en avant mais encore plus rare qu’elles soient décisionnaires. Un problème qu’il est encore nécessaire de combattre.

Ce que le mainstream n’offre pas :

« Quand j’ai commencé à militer, j’étais en Haute-Savoie et j’ai monté un festival de films : justement pour cette question de la représentation, parce qu’on était invisibles. C’est quelque chose qu’on s’est beaucoup dit, nous les lesbiennes, qu’on était invisibles. » explique Leslie. Mais aujourd’hui, à 36 ans, est-ce que c’est vraiment ce qui lui importe, finalement ?

D’une certaine façon, les lesbiennes restent encore moins visibles, mais nous avons nos icônes. Marie Labory présente le JT sur Arte et on peut compter sur Coffin pour une petite polémique politique de temps en temps. Adèle Haenel se lève et se casse. Despentes insulte les mecs en tête de gondoles. « Parfois je me sens un peu vieille quand je me rappelle avoir vu Sexy Sushi au Cabaret Aléatoire à Marseille il y a près de 15 ans et du public plutôt confidentiel de l’époque et que je compare à l’Olympia de Mansfield.Tya auquel j’étais cette année. On est clairement sorties de l’ombre. » raconte Leslie.

Pourtant cette visibilité mainstream, ce n’est pas elle qui nous permet de nous organiser en manifestation, de nous retrouver collectivement pour les marches, qu’elles soient de nuit ou pas. Et si on peut être contente d’avoir sa photo avec Alice Coffin ou Adèle Haenel pendant une manif’, c’est finalement avec sa bande de copines qu’on ira arpenter le pavé. On a grandi aussi avec ces femmes-là qui sont désormais des modèles et elles nous montrent que c’est possible de mener des vies auxquelles nous aspirions ou aspirons encore.

Mais de leur génération, nous nous rendons compte que nous avons aussi un rôle à jouer de passeurs·ses. Aujourd’hui, Leslie se voit assumer ce rôle et rigole parfois en se traitant de «maman-poule » fière de ses poussins sur les réseaux sociaux. Elle s’enorgueillit aussi parfois lorsque des artistes qu’elle a contribué à visibiliser arrivent peu à peu à percer sur cette scène plus mainstream : Eloi, Soraya Daubron, Hyphen Hyphen… Plus généralement, c’est aussi une de nos responsabilités d’assumer de donner de la visibilité à celles et ceux qui en manquent encore, notamment sur les questions raciales. Les scènes mainstream queer sont très souvent lesbiennes, gay et blanches. Il faut savoir utiliser de nos privilèges pour créer des tremplins nécessaires.

Maxime raconte ainsi la récente apparition du collectif des Rice Queens, un groupe de drag performers tous·tes d’origine asiatique. « L’air de rien, des asiatiques queers, on n’en voit pas tant dans les médias. C’était important pour moi de les interviewer pour Friction parce que je sentais que leurs shows m’offraient une expérience que je ne retrouverais, pour l’instant, pas à la télévision.»

Les espaces culturels mainstream : essayer de se glisser dans la brèche.

Desire est DJ, productrice et membre du collectif With Us qui organise des soirées mais est également une plateforme dédiée à la mise en avant des artistes trans/non-binaires. Elle raconte qu’aujourd’hui, il reste toujours beaucoup de jugement des espaces communautaires. « Pourtant, tout le monde essaye de les copier. Combien de fois on voit des soirées “hétéros” se réapproprier nos codes comme techniques de com’… »

Desire et A-440 du collectif With Us

Benjamin, membre de Friction depuis plusieurs années, évoque également une présence de plus en plus importante des hétérosexuels dans les lieux communautaires : « Je comprends parfaitement que des hétéros aient envie de venir à des soirées gays (on a de meilleurs goûts musicaux) et particulièrement des meufs hétéros (elles se font probablement moins agresser) mais j’ai remarqué qu’au-delà d’un certain taux d’hétéros, y un changement qui se produit : les mecs dansent pas pareil, se choppent moins… Comme si, sans se le dire, on ne se comportait pas comme on aurait envie de se comporter par la seule présence du regard straight. Donc avoir des lieux communautaires vraiment communautaires, où on échappe aux règles de la bienséance hétérosexuelle (ce qui n’est pas forcément de la non-mixité) c’est un truc qui reste indispensable : ce n’est qu’entre pédés qu’on s’autorise vraiment pleinement à être pédés. »

Il évoque aussi la mode des backrooms, revenues en grâce dans certaines soirées il y a quelques années. Selon lui, cela envoie un message important sur le caractère du lieu, même si personne n’est obligé de fréquenter cet espace de cruising. « On ne baise pas selon les mêmes modalités que les hétéros, le cul a une place particulière chez nous. » rappelle-t-il. « Et nos sexualités sont toujours un objet de moqueries et de dégoût dans la société hétérosexuelle : créer un lieu où du sexe entre hommes est un truc ok, normal et sain, c’est affirmer un truc super subversif. » Une réflexion particulièrement pertinente lorsqu’on la met en parallèle d’une représentation des sexualités gays plus normée lorsqu’on la retrouve racontée au cinéma ou dans les médias.

Desire, elle, aime aussi se dire qu’il est possible de créer des soirées queers plus radicales dans des lieux qui ne sont pas à proprement parler militants. « Des soirées comme on essaye d’en faire n’ont rien d’innovantes, ça existait déjà dans les milieux TPG (trans, pédés, gouines), squat et associatifs. Nous, notre but c’est de l’amener dans les clubs, que les clubs continuent d’être des lieux de revendications comme ils l’ont toujours été. Mais aussi de créer un espace safe, où les identités sexuelles et de genre marginales de s’exprimer et de hurler sur de la musique électronique ». La DJ ajoute également qu’elle souhaite donner plus de place aux artistes trans sur scène car iels sont souvent oubliés des line-up, aussi bien au sein de la scène queer que dans d’autres espaces.

Camille, journaliste mais également membre de Friction Magazine, raconte elle aussi les difficultés qu’elle a rencontrées en proposant des sujets orientés cultures queer à certains médias. Pourtant, cela lui paraît nécessaire : « J’ai eu une grande discussion avec un pote sur l’idée d’être un cheval de Troie : d’écrire pour celleux qui ne sont pas concernés par le sujet, afin de leur rendre visible des réalités qu’iels ne connaissent pas. » Toutefois, cette stratégie fait parfois face à plusieurs limites : « Quand on sort un papier sur des thèmes LGBTQI dans un média “tout public” ça demande de faire un peu de contorsion, on croit qu’on parle le même langage, mais parfois ça bloque un peu. On se prend des yeux ronds. Des corrections de texte qui gomment des aspects volontairement saillants. »

Même constat du côté de Maxime quant au monde du cinéma : « Même si beaucoup de choses changent dans la représentation des vécus LGBTI, on reste dans des sentiers battus tracés par et pour les personnes cis et hétéros. Il faut parler d’homophobie et transphobie à tout prix, que l’entièreté de nos histoires reposent sur la souffrance. Mais c’est très loin de la vérité ! C’est très difficile de faire éclore des projets joyeux, parfois même difficile de les financer. Il y a encore quelque chose qui n’a pas complètement cédé. Rejoindre Friction il y a trois ans, c’était pour moi parler à ma communauté, sans entraves, même si j’ai conscience qu’une visibilité plus large reste aussi nécessaire. »

Ixpé, DJ mais aussi membre du collectif Discoquette, résume bien le paradoxe que soulève l’hésitation entre visibilité mainstream et culture plus underground : « La visibilité mainstream peut surtout paraître comme le Graal ultime, et on peut le comprendre, elle s’accompagne en général de célébrité, de plus de sécurité financière, d’accomplissement personnel aussi. Mais je pense que la visibilité auprès des pairs est une étape à ne pas négliger. Déjà car elle est inspirante pour la communauté, puis elle est souvent signe de validation, mais aussi de retour envers celles et ceux qui ont aidé à arriver là. C’est une question de transmission, de partage. » Rien n’est moins compréhensible que de tenter d’accéder à une visibilité plus que souhaitable notamment dans la mesure où elle s’accompagne d’une sortie de la précarité dans laquelle nos appartenances communautaires nous plongent. Mais le besoin de care communautaire nous impose d’utiliser nos privilèges pour protéger les plus fragiles et précaires d’entre nous.

Beaucoup de collectifs LGBTI sont majoritairement composés de pédés et gouines blanc·hes cis. C’est de notre responsabilité d’œuvrer dans la lutte contre la transphobie, par exemple ou dans des perspectives antiracistes. Nous devons utiliser tous les espaces que nous créons pour agir non seulement dans les médias mais dans la vie réelle, celle des vraies gens, de ces gens-là dont nous sommes. Il faut que la culture que nous souhaitons mettre en avant ait un impact direct sur les luttes et le financement de la communauté par la communauté.

En tant que collectif mais aussi en tant qu’individus, nous sommes heureux·ses de voir à quel point tout a changé pour la culture queer. Aujourd’hui, il reste nécessaire de soutenir la petite visibilité, celle de quartier et de soirées. Lui rendre hommage, c’est aussi lui garantir plus de pouvoir, pour qu’elle reste authentique même si elle doit devenir plus populaire, ce qui est loin d’être négatif. C’est aussi dire sa reconnaissance à celleux qui se livrent sans détours, sans rendre de comptes ; de dire merci à la première drag-queen que vous avez rencontrée et qui vous a fait sentir accueilli·e dans un bar ; de se montrer reconnaissant·e envers les artistes qui n’ont pas accès aux plateaux télés mais offrent leurs œuvres pour des tombolas qui rapportent de l’argent aux associations. Célébrer les artistes oui, mais aussi les « petits artisans » communautaires.

La culture queer est une culture vivante, non pas parce qu’elle commence à prospérer en dehors de son cocon LGBTI mais parce qu’elle se vit dehors, entourés de nos pairs. Se voir à l’écran, se reconnaître un peu dans un livre ou une chanson, tout cela n’est souvent qu’un premier pas. Il y a un monde entre s’autoriser à exister et vivre joyeusement cette vie à la marge, la célébrer et en être fier·fière. En un mot : qu’elle devienne véritablement notre
identité.

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