Quand on est face à une victime, et pas seulement de violences sexuelles et sexistes, on dit qu’il faut lui dire qu’on la croit et qu’on l’entend. C’est ce que $afia Bahmed-Schwartz a voulu faire avec ce nouvel album qui sort aujourd’hui, vendredi 10 juin et s’intitule EMO ICON. Elle nous offre l’occasion d’entendre nos émotions et de les traverser sur fond de pop rap pré-apocalyptique. Ce nouveau projet est une parenthèse, un exutoire dans une période lourde de crises et anxiogène. On en a parlé avec elle.
Est-ce que tu peux nous parler de ce nouvel album ? Pourquoi avoir choisi de centrer ce projet sur les émotions ?
J’ai commencé à penser ce projet-là après la sortie de mon projet un peu « best of » pour lequel j’avais fait une sélection de morceaux qui n’étaient jamais sortis sur les plateformes, des morceaux qui n’étaient sortis que sur Soundcloud, des morceaux que je trouvais un peu phare de ma discographie déjà sur les plateformes et en imaginant deux nouveaux morceaux futuristes, pas au sens vulgaire et populaire du terme mais qui correspondait à comment moi je projetais mon travail à l’avenir. Ça m’a permis de faire un gros point sur ce que j’avais pu faire, les thèmes que j’avais abordés, la façon dont j’avais envisagé la musicalité. En 2019, au début de la vague #metoo et à l’orée de la pandémie de COVID, j’avais envie de faire un constat. : on peut dénoncer une agression qu’on a subie – quelle qu’elle soit, parce que c’est un constat systémique – mais on n’obtient pas réparation parce qu’on n’obtient pas justice. Là où #metoo a pu apporter une lueur d’espoir, c’est que ça a entraîné des solidarités et un élan positif. Mais ça a été suivi d’un backlash avec des plaintes pour diffamation par exemple. Donc ce premier sentiment d’espoir a été bafoué par de la colère, de la tristesse, de la frustration, plein de choses. Et moi aussi, dans ma vie personnelle, j’ai été confrontée à des situations qui ne se réglaient pas comme je l’aurais espéré, c’est-à-dire par la justice et, entre guillemets, par des instances plus hautes, les directions de lieux, etc. J’ai essayé de réfléchir à ce que je pouvais faire déjà pour m’aider moi-même, me donner des petites béquilles.
Quand j’ai sorti les quatre EP sur les saisons, c’était un thème très général, qui pouvait toucher tout le monde. Là, j’avais envie de regarder les choses en macro, sans faire abstraction des systèmes, des mécaniques, de regarder ce sur quoi je pouvais jouer avec ce que je savais faire. Je ne suis pas politicienne ni militante au sens « activiste » du terme, et donc je me suis demandée comment dans le cadre d’un morceau proposer une béquille pour traverser ces émotions et simplement aller un petit peu mieux après avoir écouté une chanson. Ce sont des petits pansements, je n’ai pas la prétention d’être thérapeute mais il y a quelque chose de thérapeutique.
Ensuite il y a eu le confinement avec toutes les questions que ça a soulevé, dans ce qu’on a vécu en France mais qui s’inscrivait dans une situation mondiale, avec des questions de validisme, de renfermement sur soi, de maladie mentale… J’ai été encore plus convaincue que c’était là-dessus qu’il fallait que je travaille.
Tu disais que tu avais commencé au début de la vague #metoo mais est-ce que les autres crises que l’on traverse (crise sanitaire, crise politique, etc.) ont également influé ? Il y a d’autres situations exceptionnelles qu’on a traversées qui ont généré des émotions fortes et parfois même contradictoires… Est-ce que ta façon de travailler a évolué aussi au fil du temps ?
C’est sûr qu’au début quand j’ai choisi de travailler sur les émotions, c’était un choix que je faisais qui m’était personnel dans ma trajectoire mais ce n’était pas si commun à tout le monde que ça. Et quand est arrivé le confinement j’ai commencé à ressentir de la frustration et j’ai commencé à penser à ces émotions. Évidemment, j’ai eu des moments d’abattement où je n’arrivais pas à intellectualiser ce que je ressentais parce que j’étais prise de court. Quand je me suis rendue compte qu’il y avait des sentiments et émotions qui étaient exceptionnellement propres à chacun·e, il y avait une situation qui, de façon spectaculaire, touché tout le monde et qui pouvait faire ressentir exactement la même chose à une grande partie de la population. Là où #metoo ou les questions de violences policières pouvaient diviser les gens, là, il y avait moins d’équivoque. J’étais plus sûre de ce que je voulais faire.
Ces derniers mois avec la campagne électorale et présidentielle, je me suis dit que mon projet allait peut-être être obsolète à sa sortie, j’ai même espéré qu’il le soit et qu’on soit moins en colère, moins dégoûté·es mais en fait, il se prête à beaucoup de situations. À la sortie du confinement, quand il y a eu les grandes manifestations, notamment en juin 2020 au Tribunal de Paris à Porte de Clichy, j’avais déjà commencé un morceau sur les violences policières et ça m’a fait réfléchir à ce que je voulais en faire. Dans la culture rap, les morceaux sur ce thème parlent de violences sur les hommes racisés des milieux populaires et j’ai vécu dans ma chair des violences de la police en tant que femme et je voulais dire ce que j’en pensais sans me livrer sur des histoires personnelles mais parler aussi des violences que subissent les femmes. Récemment on a commencé à parler du fait que les plaintes n’étaient pas prises par exemple, mais c’est un sujet qui n’est quasiment pas abordé.
L’actualité a nourri mon projet et elle m’a permis de l’affiner, de l’aiguiser. Plus il y a eu d’événements, plus je me sentais dans le juste.
Tu disais que ta musique servait à traverser les émotions mais ça ne se fait pas dans la lutte, c’est plutôt une façon de les accueillir, non ?
Pour chaque émotion, c’est un traitement différent. Par exemple, de façon générale et agenre, la colère n’est pas une émotion positive et c’est encore plus fort quand le sujet est genré. La colère d’une femme ou d’une personne racisée n’est pas perçue comme légitime, c’est encore plus vrai pour une femme racisée. Heureusement que la colère existe pourtant et j’avais envie d’écrire une ode à la colère et de montrer que c’est un moteur puissant. J’avais envie d’écrire quelque chose d’hyper positif.
Pour la joie, c’est différent. Si on pense à la musique pop, quand t’écoutes par exemple le morceau d’Angèle et Roméo Elvis, « Tout oublier », les paroles c’est « Le spleen n’est plus à la mode, c’est pas compliqué d’être heureux » et j’ai été hyper choquée. Mais en réalité, c’est super difficile d’être heureux, même sans troubles mentaux ou quoi, c’est difficile. Et j’ai l’impression que la musique, comme le cinéma, influe sur la vie quotidienne. On écoute ça et on se dit : « Ah, en fait, si là je devrais être heureux·se » mais – et c’est un peu à l’origine de mon envie de faire de la musique – je ne m’y retrouve pas, moi, dans ce que j’écoute.
Quand j’ai commencé à faire de la musique en 2012, je voulais écouter de la musique quand je rentrais chez moi à pied dans le 18e qui ne soit pas de la musique méga sexiste mais qui me fasse bomber le torse ou de la musique qui m’égaye mais qui ne soit pas vide de sens. Je ne porte pas de jugement sur les choses très légères mais je ne m’y retrouve pas. Mais les morceaux qui ne parlent que de relations amoureuses légères ne sont pas en lien avec ce que je vis, avec mon quotidien et celui des personnes qui m’entourent. Ça répond aussi un peu à ta première question…
Tu ne choisis pas entre chanson à texte et musique divertissante. C’est nécessaire de faire bouger les corps pour faire bouger les esprits ?
Quand t’écris du texte, tu as un rapport presque intime et très privilégié aux lecteurs·trices mais avec la musique, tu peux diffuser du texte et donc de l’idée en supermarché. C’est presque de la propagande en fait. Et je me suis beaucoup amusée à prendre le contrepied entre le texte et la musique. Notamment dans la « Solitude » où j’ai changé complètement l’ambiance du morceau de Barbara. Est-ce que je suis obligée de danser sur des choses légères, qui n’ont pas trop de sens ? Est-ce que ce n’est pas possible de faire les deux en même temps ?
Je n’ai pas une volonté politique dans le sens du prosélytisme mais je pense qu’on peut lier l’utile à l’agréable.
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À l’écoute, il y a quelque chose peut-être de plus pop. C’est peut-être un peu difficile de définir le genre musical de l’album. Comment tu l’as écrit ?
Je crois que j’ai pris plus de liberté. Je suis arrivée à un stade où finalement je m’en fous de rentrer dans une case ou un genre musical. Pour « Colère » ça me semblait évident que ce soit de la techno gabber. J’ai plus pensé à la musique qui accompagne les mots que j’avais envie de mettre sur une émotion sans me poser plus de questions que ça.
On parle pas mal d’hyperpop en ce moment… Qu’est-ce qu’on peut mettre en tant qu’artiste derrière ce terme ?
Moi, j’irais jusqu’à parler d’« hyperpoprap » en mettant les trois mots ensemble. J’ai fait neuf ans d’études aux Beaux-Arts, j’ai bataillé pour investiguer et travailler sur des arts dits pop. Quand je suis rentrée aux Beaux-Arts de Paris, qui est une école, déjà par son architecture et sa déco, tellement classique et classiste, la pop culture est devenue une chose à laquelle m’accrocher, notamment le rap qui en fait partie.
L’hyperpop, je ne sais pas à quoi ça correspond exactement, peut-être que le terme de pop a été galvaudé donc maintenant on est dans l’hyperpop. Mais pop, ça va avec populaire, quelque chose qui n’est pas « niche » quoi.
Comment s’est faite la collaboration avec Grand Soir sur «Extase» ?
Ça fait longtemps qu’on se connaît. On s’est rencontré·es lorsque Diamanda Callas faisait son premier cabaret et Grand Soir l’accompagnait au piano. Il y a eu ensuite la fresque de L’Œil – que peu ont vue finalement. D’ailleurs je l’ai upgradée, j’ai hâte que ça réouvre ! On a ensuite fait un premier morceau, il m’a accompagnée au piano sur « Fracasse » sur le projet PASSÉ/PRÉSENT/FUTUR. Je voulais qu’Emmanuel mette sa touche de pop Michel Berger, France Gall etc. Quand on a travaillé sur ce morceau, il m’a fait écouter d’autres choses qui allaient plus vers une pop techno et c’est comme ça qu’on s’est projeté·es dans un autre morceau. Quand je lui ai parlé de mon travail sur les émotions, on a choisi l’extase et on a écrit les textes ensemble, les siens, les miens. Ça a été beaucoup de travail. À ce moment-là, c’était important pour lui d’être dans de la production de textes puisqu’Emmanuel était présent au Cabaret Madame Arthur, qu’il avait aussi le cabaret à l’Œil, il avait une vraie volonté d’être dans une création originale et en même temps le fait qu’il réinterprète et apprenne autant de morceaux de la culture populaire musicale française, ça le rend riche de propositions d’une culture que je connais mais que je ne maîtrise pas comme lui. C’est la rencontre de deux univers et Emmanuel a du respect pour ma culture et j’ai du respect pour la sienne et on s’est bien trouvé·es.