FLAG : quand la technopolice drague les queers

L'application FLAG : non !  L'état nous observe, crevons lui les yeux ! Friction Magazine

Suite à l’annonce du lancement de l’application de FLAG! censée rendre la ville plus « safe » pour les LGBTI, j’avais écrit ce texte dans un temps pré-confinement tout proche. Au-delà des enjeux d’auto-flicage queer, je trouve toujours pertinent de le publier, pour que les dispositifs de surveillance et de contrôle, par délation de voisinage, attestations imprimées ou QR code, ne deviennent jamais une norme.

Je fais des cauchemars où il n’y aurait plus que des flics à sucer sur Grindr. Alors je le précise dans ma bio : No Keufs. Et aussi : No Macho, No Facho. Ce qui pour moi est sensiblement la même chose.

NO PIGS, c’est un peu ma réponse aux no fem pour signifier que je suis de gauche. Aujourd’hui les flics s’apprêtent à lancer leur propre appli de drague. Non pas pour recruter parmi la masse déjà bien fascisée de nos congénères homosexuels, mais pour pomper leurs données de géolocalisation au moyen d’une appli qui permettra de cartographier les agressions LGBTphobes « en temps réel ».

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Dans la smart city, tout un chacun doit être producteur-ice de données afin d’automatiser les villes telles des coucous suisses. Transports, lieux publics, caméras, micros et dispositifs de surveillance divers sont synchronisés en un écosystème panoptique permettant de prédire et de contrôler nos comportements – surtout les chelous, les suspects, les dissidents. Au sein de cet écosystème, nos smartphones truffés d’applications sont autant de points relais d’un maillage arachnéen dont nous sommes à la fois la toile et les mouches prises à l’intérieur.

« Nos smartphones truffés d’applications sont autant de points relais d’un maillage arachnéen dont nous sommes à la fois la toile et les mouches prises à l’intérieur. »

Il se peut hélas que nous soyons beaucoup à trouver l’idée de cette application séduisante sur le papier, tant les agressions parfois ultra-violentes auxquelles nous faisons face semblent se répandre, sans que rien ne puisse les endiguer. Pouvoir signaler « une insulte, une menace, une
agression » directement sur son smartphone peut paraître éminemment efficace, à la mesure de notre impuissance. Mais le diable est dans le gadget.

Alors que les flics s’arment d’une nouvelle appli de fichage, l’appli FLAG leur permettra de s’installer directement sur nos machines, avec notre consentement enthousiaste, nous transformant de fait en petit flic. Aucun hasard à ce que le FLAG ait annoncé le déploiement de son application à Lyon — le laboratoire répressif de Collomb qui ce mois-ci déclare dans Têtu (et ce sans aucune contradiction du magazine) que les violences LGBTphobes émaneraient des « personnes plutôt d’origine musulmane ». Cette appli de délation est bel et bien une appli de drague, sauf que c’est l’état raciste et policier qui nous fait des œillades.

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Dans une tribune publiée sur Slate, Yuval Noah Harari se demande si nous n’avons pas armé nos futurs ennemis en leur livrant via les plateformes numériques les moyens de nous identifier avec une précision inédite. Plus besoin de tests génétiques ou anaux quand ta playlist Deezer dopée à Grimes et Ariana Grande permet aux datas brokers de cibler ton orientation sexuelle et ton profil chaotic bottom à l’ascendant près.

A quoi sert un pédé s’il ne produit pas de données pour alimenter les fichiers de la police ou remplir les serveurs du monde entier de dick pics stockées et analysées pour l’éternité par des logiciels hétérosexuels ? Sous le capitalisme de surveillance, tout le monde, même les dissidant-es sexuelles, se doit d’être une bonne poule à données, siphonnées par des applis que nous installons sur nos machines, un peu comme des sangsues que l’on se collerait volontairement au cul après leur avoir susurré « J’accepte ».

« A quoi sert un pédé s’il ne produit pas de données pour alimenter les fichiers de la police ? »

Alors, une appli de plus ou une appli de moins… Oui, mais une appli imaginée par des flics ? Des flics LGBT certes, mais des flics – soit le bras armé de la macronie néo-libérale, néo-coloniale et raciste. Il est impossible d’imaginer une autre fin à cette appli de cartographie que le contrôle et la répression de territoires qui auront été identifiés comme à risque, à nettoyer, à réprimer, comme cela est énoncé sur le site officiel de l’application.

Aux États-Unis, le succès des crime app a permis d’armer littéralement les blancs contre les racisés, transformant chaque utilisateurs en caméras de surveillance humaines détectant les comportements suspects – avec tous les biais racistes que ce terme suppose. Ne sommes-nous bons qu’à remplir les taules ? Qui seront les pédés qui les premiers iront alimenter volontairement les serveurs des keufs ? A nous de les en dissuader, comme nous devrions les dissuader de voter facho. Que Grindr et nos plans culs nous servent au moins à ça.

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L’appli FLAG ne peut être pensée en dehors de l’écosystème global de surveillance et d’automatisation des comportements humains dans lequel nous sommes pris. On ne peut donc pas penser FLAG sans sa jumelle GRINDR – c’est à dire, sans prendre en compte la façon dont le capitalisme de surveillance produit et contrôle déjà nos identités gays.

Face à nos manques d’outils théoriques et pratiques pour résister à la technopolice, face à notre difficulté à admettre tout le mal que nous font les applis, et en particulier Grindr, en termes d’extraction de données comportementales, mais surtout d’orientation et d’automatisation de nos désirs sexuels, face à l’instrumentalisation de nos luttes et de nos souffrances à des fins de contrôle raciste des populations et des territoires, la solution serait d’imaginer une pratique d’autodéfense numérique queer et populaire, afin d’engager une réflexion critique sur nos usages des applis et la place spécifique que nous occupons en tant que dissidant-es sexuel-les au sein du marché des données et des états néo-libéraux sécuritaires.

« Collectifs et associations LGBTI auraient tout intérêt à s’inspirer d’initiatives d’éducation populaire telles que le Reset en faisant entrer l’autodéfense numérique dans leurs agendas. »

Collectifs et associations LGBTI auraient tout intérêt à s’inspirer d’initiatives d’éducation populaire telles que le Reset [rencontré par Friction il y a 2 ans, ndlr], en faisant entrer l’autodéfense numérique dans leurs agendas, ou en tissant des passerelles avec les associations de défense des libertés numériques. Des alternatives aux applis sécuritaires comme FLAG ont déjà vu le jour, au Brésil, où une appli permet l’autodéfense et la mise à l’abri contre les agressions transphobes, sans collusion avec les forces de police (et pour cause…).

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Dans le film Charlie’s Angels (2019), une agence de sécurité internationale en non-mixité meufs badass est embauchée par des états et des entreprises afin de neutraliser des méchants et protéger des trucs. Ces héroïnes ont a leur service tout une batterie d’accessoires de haute technologie, dont des logiciels de reconnaissance faciale connectés à leurs lunettes Prada. Les trois héroïnes de Charlie’s Angels doivent empêcher des méchants de transformer en arme (to weaponise) une batterie intelligente qui ressemble à la fois à une enceinte google home et au puzzle infernal d’Hellraiser.

Le film explore un conflit entre un usage bénéfique et un usage maléfique des technologies de surveillance, tout en l’alignant aux politiques de genre américaines, et hollywoodiennes tout particulièrement. Le film est joyeusement féministe, franchement drôle, et divertissant. Mais il suggère qu’un bon usage de la surveillance de masse serait empowering entre les mains d’une agence de sécurité internationale féministe.

« Désinstaller Grindr suffira-t-il à nous protéger des Terminators des états homophobes du futur ? »

Il y a une alternative à cela, qui serait celle de Linda Hamilton dans Terminator Dark Fate (2019), trimballant son nokia 3310 dans un paquet de chips en aluminium pour ne pas être géolocalisée par les drones de l’apocalypse. Avons-nous armé nos ennemis contre nous en leur fournissant de manière plus ou moins consciente les moyens de nous contrôler, de nous identifier, de nous neutraliser ? Désinstaller Grindr suffira-t-il à nous protéger des Terminators des états homophobes du futur, ou devons-nous faire le choix low tech du paquet de chips et du retour au cruising nature ?

A nous de trouver un compromis, s’il n’est pas trop tard pour les compromis, entre la paranoïa millénariste de Sarah Connor et le dangereux mirage d’une surveillance de masse safe, queer et inclusive.

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