Vibrations #33 : Belle-Île, partie 7

Vibrations : achille pédé politique nous raconte son quotidien  - Friction Magazine

Ça fait deux jours que nous avons couché ensemble, avec Augustin. Deux jours qu’il est encore une fois parti. Je m’entraîne à le détester, et pour ne pas trop ruminer, j’accompagne Jérôme le soir, après la journée de travail, sur le terrasse du bar La Chaloupe, où il a ses habitudes, et je bois silencieusement en écoutant les conversations des copains saisonniers. Ils doivent me trouver chiant, et con. 

« Qu’est-ce qui s’est passé vendredi, Achille ?

— Tu te rends compte que tu peux plus mettre les pieds dans le bar de Fred, t’es tricard, mon vieux ».

C’est vrai que ce n’était pas brillant, de casser cette vitre. Pour faire venir un vitrier, ici, ça demande de la logistique. Je me sens ridicule, cette histoire m’a fait sortir de mes gonds. J’essaie sereinement de consacrer cet été à la réflexion et à régler mes questions existentielles, et cette aventure idiote m’a aveuglé. Mais elle m’a réveillé, aussi, cette histoire idiote. Il m’est impossible de prendre les choses avec calme. En fait, je suis énervé à chaque fois que je pense à lui. Alors je décide de leur raconter, à Jérôme et à ses deux copains. Toute l’histoire, avec Mathilde, Augustin, et les autres. Je crois que j’ai besoin de partager mes questionnements pour y voir plus clair. Il y a Benoit et Géraldine. En saison, tout le monde, enfin tous ceux qui sont intégrés, ont un surnom un peu débile : je dois les appeler Benito et Didine. Benito s’occupe de la billetterie du cinéma et Didine est caissière au Super U du port. Ils m’écoutent attentivement quand je parle, me demandent des précisions, s’intéressent à ce que je ressens, si bien que j’ai l’impression de me confier à des amis. 

Parler, ça fait tant de bien. Ça remet les idées dans l’ordre, et on voit souvent des choses qu’on n’avait pas remarqué avant, lorsqu’on se raconte. J’ai la sensation de sortir d’un sarcophage. Avec la légère ivresse, j’en dis beaucoup plus que ce que je voudrais. Lorsque je suis arrivé au moment où Augustin est parti de la caravane, vendredi soir, je m’interromps. Pas la peine de raconter la nuit sans dormir. Pas besoin de raconter les pleurs silencieux qui ont mouillé mon oreiller, dont les larmes se sont mêlées à la salive qui l’avait maculé quelques temps plus tôt. 

« Tu sais, dit Didine, là on est en présence d’un gars qui ne prend pas soin de toi, qui te néglige, donc qui ne mérite pas que tu lui accordes tant d’importance.

— Lui, il est tranquille, dans sa villa de bourges, avec ses potes, et il te fait des coups comme ça alors qu’il sait dans quelle situation tu es, dit Jérôme, c’est simplement un connard. Un mec qui s’amuse, comme ces gens-là s’amusent de tout et avec tout ».

Benito est silencieux. Puis, après qu’il ait fini son verre, il lance : « Je ne peux pas blairer ces enfants gâtés. L’autre jour, au cinoche, une bande de petits cons de gosses de riches de son espèce se sont foutu de la gueule de Laëtitia, qui vend les bonbons au cinéma, parce qu’elle ratait toutes les bonnes soirées à cause de son boulot. Je déteste ces petits cons de Parisiens. Ils ne respectent rien ».

Ça me fait rire, parce que cette histoire n’a rien à voir avec la mienne.

« Tu sais ce qu’il te faut, Achille, c’est du gros son et de la vraie fête. Demain soir, sur la plage de Locmaria, il y a un truc qui devrait te plaire. Tu connais la MDMA ?

— Plutôt, oui ».

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La soirée me plait, je ris parfois aux blagues, et je me sens plus heureux. Ils ont probablement raison, finalement. Il ne faut pas que je m’en fasse pour ce salaud, cet insipide égoïste. Après tout, c’est un fuyard, ça ne pourrait pas marcher. Il ne reste qu’à oublier. Et la techno sur la plage semble toute indiquée. Il est temps d’envoyer un coup de pied dans les pensées que j’ai empilées dans mon crâne.

Nous convenons de nous retrouver le lendemain sur la route qui mène à la plage, et qui traverse l’île de part en part, au niveau du carrefour que les gens d’ici appellent Les Quatre Chemins.

Le lendemain, il y a beaucoup de monde dans la boutique : le temps est magnifique. Mathias est ravi, nous louons tous les vélos dont il dispose, et cela semble le rassurer. Alors que nous fumons une cigarette, adossés contre la vitrine, avec le soleil brûlant dans les yeux, Jérôme me dit : « Tu vas voir, je te parie que je peux le convaincre de nous donner notre journée de demain. En plus ils prévoient de la pluie.

— On parie, je réponds avec un sourire espiègle.

— Une bouteille de pastis.

— Deal ».

L’après-midi, je m’occupe de nettoyer les vélos, tandis que mes collègues encaissent, derrière le comptoir. C’est un boulot plutôt sympa. Les touristes racontent leurs balades, et je joue avec le jet d’eau pour enlever le sable. Certains se pressent pour prendre le dernier bateau de la journée, ils doivent être sur le continent avant la nuit. 

Quand c’est la fin de la journée, Jérôme, que j’aime de plus en plus, me tape entre les omoplates en m’annonçant que je lui dois une bouteille, et qu’il ne faut pas tarder parce que le Super U ferme bientôt. « Ce soir c’est grand soir, Achille. Viens, on va prendre l’apéro chez moi et manger un peu avant d’y aller ».

Chez Jérôme, c’est plutôt grand et ça pue un peu le vieux. « C’est une maison de famille, parfois je la partage avec mes cousins, mais cet été, je l’ai pour moi tout le mois d’août ». Il y a des cadavres de bière partout : sur le petit bar, sur le rebord des fenêtres, et sur la table en plastique blanc de la terrasse. C’est une maison sans trop d’âme, mais confortable. 

Jérôme est un type sympathique. Il vit à Nantes, l’année, où il étudie dans une école de commerce. Il vient ici tous les étés. Parfois il travaille, parfois non. Il s’est séparé de sa copine au mois de juin, alors il a choisi de travailler, pour ne pas broyer du noir. Nous parlons de nos vies, sur la terrasse, autour de la table toujours jonchée des restes des autres fêtes, et j’effeuille un peu le mystère que j’avais bâti autour de ma vie, puisque la confiance s’instaure. Jérôme sort une guitare, et il gratte quelques notes et me demande quelle est ma chanson préférée. Je lui trouve les tablatures sur son smartphone et, puisque je n’ai pas d’autre idée, je chante Les oiseaux de passage, de Brassens.

Regardez-les passer ! Eux, ce sont les sauvages.

Ils vont où leur désir le veut, par-dessus monts,

Et bois, et mers, et vents, et loin des esclavages.

L’air qu’ils boivent ferait éclater vos poumons.

Lorsque nous avons terminé de manger les pizzas surgelées, Jérôme trace sur la couverture de Tintin et les Picaros, deux lignes d’une poudre plus grasse que ce que j’avais l’habitude de prendre à Prague. « C’est du speed. Avec celui là, une ligne suffit. Deux, et tu ne dors pas pendant 4 jours ». Voilà, c’est ça le speed. C’est absolument désastreux pour l’érection et ça n’a aucun effet euphorisant. Bref, c’est de la merde, pour moi.

Il aspire une ligne entière et je ne prends qu’un quart ce qu’il m’a proposé.

C’est déjà l’heure de partir. Mon vélo n’a pas de lumière alors je m’éclaire en roulant avec le flash de mon vieux Nokia. Ce soir, la nuit sera blanche.

Nous retrouvons Benito et Didine, et nous filons en essaim dans la nuit noire. Il y a beaucoup de monde sur la route, toute l’île semble s’être donné le mot. Personne ne peut rater un truc pareil, j’imagine. Sur le parking qui donne sur la plage, il y a des dizaines et des dizaines de vélos, attachés les uns avec les autres, parfois contre la palissade qui protège la dune. Le ronronnement sourd se fait entendre, et déclenche immédiatement une série de picotements au bout de mes doigts et une contraction dans mon estomac. Ça fait longtemps que je n’ai été dans ce genre de fête. Trop longtemps, je crois.

Nous marchons tous les trois dans le chemin encombré qui enjambe la dune, lorsque je croise Mathilde.

« Achille! Comment tu vas ? »

Je dis aux autres que je les retrouve plus tard, puis je me tourne vers Mathilde.

« Ca va, merci.

— Qu’est-ce qu’il s’est passé, avec Augustin, il n’est pas sorti de chez lui depuis deux jours. Vous vous êtes vus vendredi soir, non ?

— Il s’est passé qu’il s’est comporté comme un connard égoïste, deux fois de suite, et que je n’ai pas de temps à perdre.

— Comment ça ?

-Ce mec s’échappe à chaque fois qu’il se passe quelque chose.

— Ça veut dire qu’il s’est passé quelque chose ?

— Il ne t’a rien dit ?

— Achille, Augustin est un garçon très compliqué, je suis sûr que ça va s’arranger. Je suis si contente pour vous deux.

— Il n’y a pas de quoi, je ne veux plus le voir. Je n’ai pas besoin de ce genre d’histoire cet été ».

Elle m’énerve à être enjouée alors qu’il n’y a vraiment pas de raison.

Lorsque je retrouve mes trois camarades, ils sont en train de discuter avec un dealeur. Comme eux, j’achète deux pilules rose fluo. Le son est fort, il y a beaucoup de monde, peut être trois cent personnes sur la plage isolée du reste du monde par la mer et les dunes. On m’explique que cette fête est organisée par les insulaires, qu’elle change de lieu à chaque fois pour éviter les descentes de flics. Danser dans le sable, pieds nus. Les pilules font leur effet, nous sommes plus tactiles, plus heureux, et le temps est plus doux. Il n’y a presque pas de lumière, excepté un laser qui tourbillonne au dessus de la foule venue s’oublier cette nuit. 

Il y a une main sur mon épaule. Qui m’attrape la main. Je me retourne. C’est Augustin. J’essaie de me dégager, même si je meurs d’envie de l’enlacer, porté par le désir et surtout par la substance qui coule désormais dans mes veines. Il est toujours là. « Viens, s’il te plait, il faut que je te dise des choses.

— Non merci, je préfère danser.

— Juste quelques minutes.

Je ne peux pas vraiment résister, je suis sans défense, et ni Jérôme, ni Benito, ni Didine ne sont là pour m’empêcher d’y aller. Alors je le suis. 

Nos pas s’enlisent dans la dune, tandis que les pulsations sur le rythme desquelles je ne peux m’empêcher de continuer de remuer se font de plus en plus distantes. La lune éclaire un bouquet de bourraches, et Augustin est toujours silencieux. Quand nous sommes éloignés au point où nous n’entendons plus les éclats de voix, nous sommes sur les roches du chaos granitique, qui surplombent une crique écorchée, bouillonnante. Augustin s’adosse à une des pierres et se tourne vers moi. 

« Bon, Achille, il faut que je t’explique quelque chose. Je sais que ça n’excuse pas que je t’ai laissé en plan et sans nouvelles à chaque fois que nous nous rapprochons, mais peut-être que ça t’aidera à me pardonner. Sache que quand Mathilde m’a téléphoné pour me dire que tu étais là, j’ai senti mon cœur s’accélérer et j’ai eu des fourmis dans les jambes, et ça tu sais, je ne l’ai jamais eu avant. Pour personne ».

Je l’écoute, en tentant de maîtriser la défonce qui continue d’accomplir son déferlement, je ne vois plus très clair, et j’ai très envie de retourner danser.

« Mais voilà, Achille, tu es le premier garçon pour qui je ressens quelque chose, mais tu n’es pas le premier garçon avec qui j’ai déjà… fait des trucs. Quand j’avais 11 ans, il y avait mon grand cousin Ewan, qui avait 19 ans, et qui, un jour où j’étais seul avec lui dans notre maison en Sologne, m’a forcé à faire des trucs… »

Son visage est traversé par des flots de larmes, cela semble être un effort intense, de me dire ça. Il regarde le sol, il regarde ailleurs, et il m’annonce qu’il a été victime d’un viol dans son enfance. Qu’est-on censé faire, dans ces cas-là ? Qu’est ce qu’on est censé faire quand on reçoit ça, probablement pour la première fois, alors que tout son corps rugit de plaisir et que la seule chose dont on ait vraiment envie, ce sont les beats.

Au loin, sur la plage en contrebas, on distingue encore les spirales lumineuses, les poitrines nues, l’innocence de cette fête d’été, balayée.

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