La langue des gays : se parler au féminin

« Je rejoins les copines ce soir ! » : le genre de phrase que je dois prononcer au moins une fois par semaine. Le genre de phrases qui peut aussi bien vouloir dire que je rejoins des amies hétéros, mes potes lesbiennes ou, et c’est généralement ce dernier cas, mon groupe de pédés.

Cela doit faire un ou deux ans que je me genre moi-même et mes pairs au féminin. Il ne s’agit pas d’un choix de pronom marqué et permanent : j’use de « elle » et de toutes les marques du féminin comme cela me vient, un peu naturellement. Me dire que je suis jolie dans cette chemise, dire que je suis conne ou la plus brillante… Tout cela fait désormais partie de mon quotidien et cela ne choque que les personnes cis-hétérosexuelles devant qui il m’arrive d’oublier que pour eux, ce n’est pas aussi évident et simple que cela.

Jusque-là, rien qui ne me paraissait particulièrement sujet à réflexion, tant l’usage du féminin chez les hommes gays de mon entourage me semblait évident. Et pourtant, sur les réseaux sociaux, une sorte de marronnier LGBTI semblait bourgeonner tous les mois :

« Il faut qu’on parle des gays qui se genrent au féminin juste pour être misogynes ».

J’avoue avoir été un peu surpris : chez mes amis, l’usage du féminin fait l’objet d’une utilisation plutôt équivalente à « il/lui ». Mais soit, mon expérience personnelle n’est pas forcément la vérité et s’il faut qu’on en parle, parlons-en et essayons de comprendre l’usage du féminin chez les hommes gays et la misogynie.

Pourquoi utilisent-ils « elles » ?

C’est vrai, qu’est-ce qui nous pousse, nous, homosexuels perçus comme hommes et pouvant bénéficier de ce statut, à se genrer au féminin ? Jean-Baptiste Bonjean, qui se définit comme militant homosexualiste (c’est-à-dire pensant l’émancipation collective par et pour l’homosexualité) et ancien étudiant-chercheur en linguistique des sexualités émet l’hypothèse suivante :

« En tant que pédés, on est plus facilement amené à questionner la rigidité des classes de sexes car dans notre propre expériences de vie, on n’est pas traités au même titre que les hommes hétérosexuels. Face au masculin, à l’homme et la masculinité, on a le féminin, la femme et la féminité. C’est en ayant conscience de notre non-appartenance pleine et entière à la classe des hommes — qui, pour rappel ne veut pas des pédés parce qu’on ne veut pas s’approprier le corps des femmes, parce qu’on renvoie les hommes à l’état de corps désirable et désiré et non plus de corps désirant — qu’on peut revendiquer la fluidité, le flou… et le rejet de cette classe des hommes en employant le féminin. »

Il s’agirait donc pour nous d’une façon d’accepter et d’assumer cette exclusion de fait de la classe des hommes en employant le féminin.

Toutefois, j’ai bien conscience que je ne me genre au féminin que dans des contextes homosexuels : entre amis, dans des bars, avec mes copines lesbiennes… Sorti de la communauté, le masculin l’emporte. Pour Jean-Baptiste, l’usage du féminin est généralement une pratique privée, qui s’utilise entre pairs, dans des moments de convivialité. Il poursuit ainsi : « Comme tout langage de groupe, c’est une pratique qui cherche à faire communauté. Employer le féminin, pour soi ou pour d’autres gays, permet de tester le rapport à la masculinité qu’on entretient et de signaler ce rapport aux autres. Comme un phare dans la nuit hétérosexuelle, on signale aux autres “fags” du coin qu’on n’est pas si attaché que ça à l’identification masculine, qu’on la vit comme un jeu. Pour moi, employer le féminin quand on est gay donne moins d’informations sur notre rapport aux femmes que sur notre rapport à l’identité masculine. »

Le féminin : l’usage dépréciatif

Bien que l’usage du féminin soit une réponse et un miroir à la masculinité, son utilisation est chargée de sens. Pour mieux le comprendre, je me suis tourné vers Mathieu Goux, docteur en langue et littérature françaises. Il m’explique ainsi qu’à partir du 17e siècle, l’usage de suffixes qui permettaient de créer des formes féminines et qui n’étaient pas particulièrement associés à des termes dépréciatifs, ont été progressivement senties comme insultant. Notamment, le suffixe -sse, qui permet depuis l’ancien français de construire des mots comme poétesse, papesse, doctoresse etc… « À l’époque classique, l’Académie française, nouvellement créée, a été très critique envers ces formes » raconte Mathieu Goux. Elle recommande leur substitution par des équivalents masculins, y compris concernant des termes qui connaissaient des féminins latins enregistrés comme « autrice » (autrix, sur le modèle acteur, actrice).

Mathieu Goux poursuit en expliquant que ces substitutions ont cependant été asymétriques, dans la mesure où si la critique a porté sur des métiers et statuts prestigieux (docteur, juge, auteur, etc.), elle a été moins formulée sur des métiers qui l’étaient moins (serveuse, maîtresse, boulangère…).

Pour revenir à l’époque actuelle, c’est Daisy Letourneur qui éclaire ma lanterne. L’autrice de On ne naît pas mec : Petit traité féministe sur les masculinités m’explique que la langue française reflète bien la misogynie de notre société, encore aujourd’hui avec la règle du masculin qui l’emporte sur le féminin, par exemple. Personnellement, je pense également à toutes les insultes qui sont liées au vagin ou au plaisir sexuel des femmes (comme « con » ou « salope », tout simplement).

Je comprends donc bien que l’usage du féminin puisse être sujet à débat, étant souvent connoté de façon négative, en particulier lorsqu’on le retrouve dans la bouche des hommes. Mais est-il vrai que certains hommes gays utilisent le féminin uniquement pour dévaloriser ou rabaisser ?

Misogynie et retournement du stigmate

La première chose qui me vient lorsque je pense à l’usage du féminin chez les pédés, ce sont les insultes. II nous arrive de nous qualifier nous-mêmes de « chiennes », de « salopes » et de « pétasses ». Un sujet que j’ai justement voulu aborder avec Daisy. Est-ce que les hommes gays peuvent utiliser ces insultes pour eux-mêmes ?

« Ça ne me dérange pas sur le principe, parce qu’effectivement c’est une réappropriation d’insultes qui leurs sont adressées, généralement par d’autres hommes. » explique Daisy.  « Les mêmes qui les adressent aux femmes, avec la même logique. L’homophobie et la misogynie ont les mêmes sources et servent les mêmes objectifs dans l’hétéropatriarcat. »

Jean-Baptiste évoque lui aussi la question du retournement du stigmate en citant cette première phrase de Réflexion sur la question gay de Didier Eribon « Au commencement, il y a l’injure. » : « On parle là d’insultes qu’on se mange soi-même dans la gueule, par l’hétérosexualité, par le patriarcat. Parce que n’étant pas perçu par l’hétérosexualité comme des hommes, ce sont des insultes que le patriarcat et les hommes jugent rabaissantes qui sont employés pour nous remettre à notre place d’“hommes mais pas vraiment car par dominant”. On est à mi-chemin entre, d’une part, la réappropriation d’une féminité qu’on nous refuse car mecs mais dont on a conscience de la beauté et de la majesté en tant que pédé et, d’autre part, les insultes sur la sexualité, sur le comportement sexuel. »

Pour Jean-Baptiste, il s’agit également d’un problème de lexique : la société ne reprochant jamais à un homme hétéro sa sexualité, ce vocabulaire n’existe pas au masculin. « Donc quand il s’agit d’insulter les pédés sur leur sexualité, ce sont des outils d’exclusion, de dévalorisation qui sont employés : un lexique au féminin. »

Pour essayer de mieux comprendre le sujet d’une misogynie liée au langage gay, il m’a semblé important de m’intéresser au drag, forme artistique où les pédés se genrent très souvent au féminin. Angelica Stratrice, lesbienne et drag-queen de talent, a accepté de discuter avec moi de son ressenti face au langage de ses pairs hommes.

Cette dernière revient notamment sur le terme « fishy ». Ce mot est une sorte de synonyme de « féminine » dans le monde drag, la référence au poisson renvoyant à l’odeur qu’aurait un vagin. « Je pense que c’est bien le terme le plus misogyne. Et c’est quand même bien trash comme mot, même quand il était censé être utilisé comme “compliment” pour décrire des drags extra féminines »

Mais Angelica m’assure que ce terme fait de moins en moins partie du vocabulaire des drag queens, notamment parce qu’il n’est plus vraiment utilisé dans Drag Race. « Et dans le public drag, “fishy”, c’est encore parfois dit mais c’est super rare. Et c’est surtout vite repris par les gens et tant mieux. »

Bref, le monde drag et pédé évolue, en même temps et sans doute un peu plus vite que la société en général. J’évoque également avec l’artiste l’usage des insultes genrées au féminin. Pour elle, il faut prendre du recul sur qui le dit, avec quelle intention et dans quel contexte. « Si demain des mec cishet commencent à dire à d’autres mecs « fais pas ta belle », « pétasse » ou autres renversements de genre de ce type, je ne le verrais pas comme quelque chose de positif ou qui soit appréciable. Parce que c’est précisément un stigma qui vient être appuyé par un groupe dominant qui est déjà oppresseur de tout le reste du monde. »

Sur le sujet de l’usage du féminin par les hommes gays spécifiquement, Daisy Letourneur rappelle une vérité parfois un peu oubliée : les hommes gays n’utilisent pas le féminin de la même façon que les hommes hétéros : « “Salope” dans la bouche d’un homme gay ça peut être un compliment, et j’ai envie de dire que c’est l’intention qui compte. Il y a quelque chose que les hommes gays font que ne font jamais les hétéros, c’est se complimenter au féminin. Les hommes gays s’appellent parfois “connasses” mais aussi “queen” ou “belle gosse” ou “ma chérie” ».

Daisy pose également cette question : Est-ce qu’il y a de la misogynie chez les hommes gays qui se qualifient eux-mêmes de salopes ? « Sans doute chez beaucoup d’entre eux » poursuit-elle, « tout comme il y en a chez les femmes… ou chez tout le monde. L’homosexualité ne rend pas imperméable à la misogynie, et la misogynie est partout dans une société patriarcale comme la nôtre. La question c’est : pourquoi pointer spécifiquement cette misogynie-là ? »

Focus sur les pédés, gayphobie et polémiques communautaires

Cette question, Jean-Baptiste Bonjean est ravi d’y répondre, je la lui ai d’ailleurs posée. Pourquoi cette focalisation sur la misogynie des hommes gays et sur leur langage ?

Il avance un premier élément de réponse : dans l’usage du féminin, les pédés vont voir une pratique communautaire, celle qui permet de faire groupe. En face, pour les non-pédés ? Il n’y a pas ou peu d’accès à cette compréhension puisqu’ils et elles ne fait pas partie de cette communauté. Cette focalisation sur le langage des gays peut ainsi être lue avec un autre regard : une tendance « à voir les pédés comme des hommes avant tout. » Or « Ne pas concevoir l’expérience pédée comme ayant un impact sur notre façon de communiquer entre nous est homophobe. Pas seulement parce que ça ne prend pas en compte notre expérience mais aussi parce que l’absence de contextualisation des personnes prenant part à la production du discours sur les réseaux sociaux conduit à répondre par des schémas généraux, globalisants et stéréotypés. […] On en vient à analyser une pratique minoritaire, communautaire comme un phénomène global. Et partant de là, on en vient à traiter cette communauté différemment. »

Alors qu’en est-il de ces fameux gays qui utilisent le féminin de façon uniquement dépréciative ? Jean-Baptiste l’explique ainsi : « Pour les pédés, le fait d’avoir la possibilité de jouer sur la perception masculine que le monde hétéro a de nous est une des options. On peut reproduire des codes de nos dominants, ici l’injonction à la virilité et les propos misogynes pour tenter de se raccrocher à un idéal que l’hétérosexualité nous fait miroiter, à savoir être pleinement intégré à la classe des hommes. »

Bref, quand des pédés le font, ils le font surtout pour ressembler aux hommes hétéros… Un phénomène que Jean-Baptiste juge peu émancipateur et qui s’inscrit dans une obéissance à un regard hétérosexuel et patriarcal : « Ça ne fait pas de nous des homosexuels (libres, qui se soustraient à l’hétérosexualité) mais des hommes misogynes homosexuels. Et là encore, le problème à pointer chez ces derniers devrait être qu’ils sont misogynes et pas leur homosexualité. »

On arrive à ce qui m’apparait comme le nœud du problème : l’homosexualité n’est pas créatrice de misogynie, loin de là. Mais l’identité d’homme dans cette société patriarcale, sans aucun doute. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si ces mêmes thématiques ont déjà été reprises par la militante transphobe Marguerite Stern, par exemple, qui a déjà attaqué le drag et l’usage du féminin chez les hommes gays.

Car ces réflexions sur notre langage, sous l’apparence de débat communautaire LGBTI, ont lieu sur les réseaux sociaux : il n’y a généralement aucun échange réel et ces propos sont exposés à un public plus général… et entrent ainsi en résonance avec des préconçus homophobes.

Lorsque j’ai demandé à Daisy Letourneur si elle considérait qu’il y avait une misogynie des hommes gays, différente de celle des hommes hétérosexuels et qui s’inscrirait donc dans notre langage communautaire, elle m’a répondu ceci : « Je ne crois pas qu’il y ait de sexisme particulier aux hommes gays parce que si on considère la misogynie comme un système d’exploitation et d’oppression, les hommes gays peuvent en être bénéficiaires parfois en tant qu’hommes mais certainement pas en tant qu’homos.

Et en guise de conclusion, j’aimerais finir sur cette phrase qu’elle a ajouté avec tendresse : « Il y a par contre peut-être une façon d’aimer les femmes et la féminité propre aux gays, et c’est sans doute pour ça qu’il y a toujours eu des filles à pédés. »