Gardez juste les premières lettres du titre de son dernier livre, qui est également un spectacle, et… vous serez censuré·e·s sur les réseaux sociaux. Rencontre avec Lucien Fradin, qui nous parle de son dernier ouvrage, Portraits Détaillés.
Crédit photo : Pablo Albandea CC-BY-SA-4.0
Portraits Détaillés, commence à Lille avec l’inattendu don d’un carton contenant des dizaines de lettres, adressées en réponse à une petite annonce passée dans Gai International en 1984. Déclaration d’amour pédée aux pédés tendre, joyeuse, politique et éclectique, cette nouvelle œuvre se lit sur papier et se joue sur les planches en même temps. Toujours par monts et par vaux, l’artiste touche-à-tout Lucien Fradin a décroché son téléphone pour nous parler de sa dernière création, entre deux rafales de vents, cris de goélands et rires échangés…
Lorsque tu as récupéré ce carton de réponses à une petite annonce passée dans Gai International en 1984, quelles émotions t’ont traversé ?
D’abord, ça m’a fait peur, parce que je me suis dit « ahlala il va falloir faire un spectacle ». Je pense qu’on me l’a donné un peu dans cette intention-là, et je ne savais pas par quel bout le prendre.
Qu’as-tu fait, alors ?
J’ai demandé aux copines qui voulaient me donner ce carton de venir à la maison pour me le présenter, et on a enregistré tout ça tout en prenant l’apéro. Elles m’ont partagé tous les sentiments qu’elles avaient ressentis en lisant ces lettres, et ça a permis d’y voir plus clair et de me lancer dans un travail d’enquête assez classique pour préparer le terrain. Quelque chose de très beau, aussi, qu’il n’y a pas dans le livre, c’est les photos, qu’on n’a pas pu utiliser.
Certes, mais tu les décris systématiquement dans Portraits Détaillés !
Oui, c’est ce que j’ai fait, pour que l’on puisse garder l’anonymat de ces hommes. Mais ces photos donnaient tout de suite un côté hyper nostalgique à cette démarche. C’est très émouvant de voir comment les gens choisissent de se mettre en valeur, en une seule photo, qui devait leur coûter très cher à l’époque !
Et une fois que tu as commencé à lire ces lettres, qu’est-ce que ça t’a fait ?
Il y a d’abord eu la prise de conscience de leur quantité, une centaine, c’est énorme. Et la peur de ne pas pouvoir suivre le fil. Donc j’en suis venu à mettre en place un système de classement pour essayer de comprendre si la lettre avait eu une réponse, s’il y avait eu une rencontre suite à l’échange, grâce aux annotations du destinataire… Et après, on a vraiment commencé à ressentir ce qu’elles racontaient quand on a fait ce travail de sélection, de lecture, ce qui nous a permis de commencer à voir les intentions des auteurs. Il y a ce rapport aux lettres très particulier, dont on n’a plus vraiment l’habitude aujourd’hui, on y met beaucoup d’émotions mais pas d’émojis ! Et comment comprendre pleinement sans tous ces codes que l’on utilise aujourd’hui, qui permettent d’insister sur l’humour, ou l’ironie ? Ce travail de décryptage était vraiment passionnant.
Tu as choisi d’en faire un livre, mais pas que, même si l’idée d’un nouveau spectacle ne t’était pas rassurante de prime abord. Sur scène, comment donnes-tu vie à ces Portraits Détaillés ?
L’idée était de trouver comment leur répondre, à ces lettres, ou du moins comment ne pas en faire juste un objet muséal ou sociologique. Très rapidement, j’ai voulu multiplier les témoignages. L’envie d’un nouveau spectacle, je l’avais même avant que ce carton fasse irruption dans ma vie ! Mais comme mes deux premiers spectacles, Éperlecques et Wulverdinghe, étaient centrés sur moi, j’avais envie de trouver d’autres types de témoignages, de récits, de la communauté pédée. L’idée était donc d’aller chercher ces personnes-là, que moi j’ai rencontrées, qui me sont proches, et qui peuvent donner encore une autre lecture que la mienne qui est blanche, cisgenre et trentenaire : des pédés d’une autre génération, et/ou trans et/ou racisés par exemple. Je voulais voir comment des récits pédés pouvaient à la fois se croiser et diverger. Au final, le projet s’est un peu déplacé et sur scène, nous sommes un trio, avec Claustinto et Pablo Albandea. Nous donnons alors vie à ces histoires avec nos présences, avec nos corps et iels aussi viennent rajouter leurs propres mots et récits, ce qui fait qu’il y a finalement moins de lettres dans le spectacle que dans le livre.
Ce sont deux œuvres complémentaires, donc ?
Oui, il y a plein de choses dans le livre qu’il n’y a pas dans le spectacle, et inversement.
Portraits Détaillés. Tu sais qu’il m’a fallu lire l’explication, dans le livre, pour comprendre le double sens ?
Rires. Je comprends, parce que c’est très caché !
Rassure-moi, je ne suis pas seul·e dans ce cas ?
Pas du tout. J’avais très envie d’appeler mon spectacle Pédé mais je me suis dit que cette multiplicité de récits était comme une galerie de portraits et j’ai choisi « détaillés » pour que ça fasse PD. J’aime bien ce titre, parce qu’on dirait un truc assez pompeux, presque arrogant, et en fait non, c’est d’abord une grosse blague dans ma tête. D’ailleurs, initialement, je l’expliquais beaucoup plus tôt dans le livre, mais une copine à qui j’ai demandé une première lecture m’a dit qu’il fallait garder la surprise plus longtemps sur le pourquoi de ce titre un peu étrange.
Oui, étrange, car les portraits en question sont très partiels finalement…
C’est ça, pas du tout détaillés, en vrai !
À la publication du livre, tu n’as pas reçu de réponses des hommes que tu as réussi à retrouver et à contacter. En as-tu eu depuis ?
Non, toujours pas. Mais j’ai trouvé de nouvelles méthodes pour leur écrire, je me garde un peu de temps et je pense que ce ne sera pas forcément dans le projet Portraits Détaillés. Je crois que j’aime bien ce petit échec, et je me dis que si jamais je me relance pour essayer de les joindre, ce sera pour quelque chose d’autre.
« Je dis pédé, et je vais dire pédé. Sachez qu’on peut dire pédé quand on est pédé, et que, quand on ne l’est pas, il est de bon ton d’y réfléchir à deux fois. Je dis pédé pour y mettre le sens que je choisis et pas celui qu’on m’assigne »
Extrait de Portraits Détaillés
Cette nouvelle création est une véritable déclaration d’amour aux pédés, et au mot pédé. Pour toi, l’utiliser, c’est aussi un acte militant ?
Carrément ! À un moment, j’ai travaillé dans un sauna gay, pendant les élections présidentielles, et je me suis rendu compte de quelques… hum… failles dans le mouvement gay hein, qui sont quand même de l’ordre du sexisme, du racisme, de la transphobie. Du coup, pour moi le mot pédé est une manière de redéclarer l’appartenance à la communauté transpédébigouine plutôt que LGBT, un endroit plus de l’ordre de la résistance que d’une dimension légaliste, intégrationniste. Pour moi, me revendiquer pédé, c’est dire que je ne cherche pas du tout à m’intégrer. Il y a un slogan des Flamands Roses, ou du J’en Suis J’Y Reste (centre LGBTQI et féministe de Lille, ndlr), qui dit « on n’est pas là pour s’intégrer, on détruira votre société » et pour moi, c’est là que s’inscrit le mot pédé.
Toi aussi, les réseaux sociaux t’ont mis au coin pour t’être réapproprié cette insulte dernièrement ?
Non, car j’ai tendance à ne plus le faire là où ce n’est plus permis pour m’éviter ça… Mais c’est vrai que c’est quand même aberrant de constater que l’algorithme n’est pas capable de faire la différence entre un mot qu’on utilise politiquement, pour soi, et une insulte.
Que t’inspire cette nouvelle vague de censure ?
Il y a un vrai travail à faire autour de ça, parce que ces mesures de contrôle enferment le mot pédé dans l’insulte, du coup, et ça empêche qu’on puisse se l’approprier pour en faire un outil de lutte. C’est vraiment idiot de se retrouver coincés comme ça par une loi, mais ce qui est souvent le cas des lois, censées nous protéger ou aider la communauté, comme sur le travail du sexe par exemple, ne font que nous exclure et nous précariser davantage. Ça montre bien qu’il y a une grosse incompréhension quant à nos luttes.
Quand tu as fait le choix de pas appeler ton livre, et ton spectacle, Pédé, c’était pour éviter ça, du coup ?
Pas exactement. Je viens du milieu du théâtre, institutionnel, et je pense que jusque-là mes spectacles étaient des sortes de petits pièges, qui laissaient penser qu’on allait aborder une thématique autre pour au final ne parler que de récits pédés. Du coup, j’ai l’impression qu’on me reproche encore d’être trop communautaire, trop excluant dans mes thématiques, et je pense que c’est une manière de ne pas dire frontalement de quoi l’oeuvre va parler, pour pouvoir aussi s’adresser à un public qui ne viendrait pas si le spectacle s’appelait « Pédé ». C’est une stratégie pour pouvoir m’adresser à ma communauté mais aux autres aussi. Je crée dans le bassin minier, dans les Hauts-de-France, où le Rassemblement National gagne des élections… et je n’ai pas envie de ne plus m’adresser à ces personnes-là ! Je préfère réfléchir aux manières de faire entendre une parole qui ne trouvera sans doute pas écho sinon.
« Alors cisgenre, c’est comme cisalpin. Quand on dit cisalpin, ça veut dire “du même côté des Alpes”, et transalpin, c’est “de l’autre côté des Alpes”. Donc cisgenre, ça veut dire “du même côté du genre”, et quand on dit transgenre, c’est qu’il y a une idée de traversée du genre »
Extrait de Portraits Détaillés
Dans Portraits Détaillés, tu parles aussi de pédés trans, de gouines, de bi·e·s, de meufs… tu ne serais pas le même pédé sans les LBTI/transbigouininters ?
Non, c’est sûr que non. La lutte pédée est féministe et si on prend pas en compte les questions de violences sexistes, on comprend moins bien pourquoi être une pédale, être un enculé, ou être féminin est dévalorisé. Sans ça, on ne peut pas comprendre l’ensemble des enjeux pédés. On ne peut pas lutter seulement contre l’homophobie, il faut qu’elle croise les luttes trans et féministes, parce que c’est un mouvement plus global, de combattre l’hétéro-patriarcat ! L’enjeu est de faire communauté entre nous pour être plus visibles et plus fortes, sans faire ces liens, on ne peut pas lutter aussi efficacement.
Ton explication de transgenre/cisgenre, vraiment, la perfection !
Haha. C’est Bruno Brive, du J’en Suis J’y Reste, qui utilise cette expression, de manière hyper simple. Quand j’étais aux UEEH (Universités d’été euroméditerranéennes des homosexualités), on disait « bio et trans » et ça a été hyper critiqué, à raison. Sauf que quand le mot cisgenre est apparu, les gens se plaignaient de ne pas comprendre… et l’exemple des Alpes est limpide pour les plus réfractaires.
Tu ne fais jamais les choses comme tout le monde. Tu as donc fait imprimer ton livre chez Les Venterniers, maison d’édition artisanale, où l’on fait les livres à la main. Pourquoi ?
En fait, c’était une commande des Venterniers ! Élise Bétremieux, qui dirige ces éditions, est en fait une ancienne colocataire.
Encore un coup du Lobby !
Eh oui ! Elle avait entendu parler des lettres et de mon projet. Ça l’intéressait, surtout qu’elle venait de publier Les gens qui luttent, et elle avait envie d’ouvrir sa maison d’édition aux questions de genre et LGBTQI+. Ce goût pour les archives et les luttes sociales et politiques, c’est là-dessus qu’on s’est retrouvé·e·s.
Les temps sont durs, notamment pour les artistes, depuis entre autres mars 2020. Mais si on ne s’autorise pas du tout à se projeter… c’est la fin des haricots. Quels sont tes projets et tes aspirations pour les mois à venir ?
Finir la création du spectacle ! Ça, on y est presque… Et mon spectacle d’après sera sur la famille choisie et les masculinités, pour un public plus jeune, à partir de 9 ans. Je vais y parler de mes filleuls, que j’ai adoptés soit par des associations soit par les milieux militants ou par amitié.
Portraits détaillés • Lucien Fradin
20.00€