Le gong de la masculinité

J’ai compris très vite que je n’étais pas un vrai homme.  

Parce que je suis eurasien, donc asiatique d’office, donc discret, donc passif, donc soumis, donc à la merci des fantasmes des uns et du dégoût des autres. Frêle, éternellement imberbe, petit chose à démonter, à exotiser.

Et puis pédé. Pas fort, pas courageux, pas viril, pas musclé, pas fragile de la bonne façon : pas par l’ego mais par le sensible.

Les petites blagues m’ont fait comprendre qu’il y avait deux choses dont il fallait que je me préoccupe. Deux choses trop graves pour qu’elles puissent se concilier, comme si j’étais un organe condamné par deux maladies qui s’affrontent dans la même volonté de destruction. « Pédé et asiatique ? Il cumule ! »

J’ai donc entendu le gong sonner deux fois : une condamnation plurielle, par deux jurys différents.

Ni Clooney ni Gosling. Pas patron, pas prince charmant.

Ni David de marbre ni bûcheron de Tom of Finland. Pas marin, pas danseur.

J’ai été l’exclu pendant longtemps. Et puis au bout d’un moment, à force d’errer dans des contrées pas si dégueulasses que ça, j’ai compris que j’étais un rescapé.

J’ai compris le modèle masculin comme une pièce qu’on rejouait en permanence, comme une farce à laquelle on essayait de donner une allure d’épopée épique. Alors j’ai abandonné ma carrière de comédien et je suis passé derrière le rideau.

Je me balade encore dans ces coulisses, je n’ai pas encore trouvé ma loge. Je m’aide de ceux qui ont vécu la sortie à double-entrée. Ceux qui ne sont « pas comme il faut », peu importe où ils se trouvent.

Le gong a sonné deux fois et c’est un son dur, pesant. Il appelle parfois les chiens en soif de violence. Et pourtant, c’est un son de vérité, de bonheur.

Si j’étais seulement gay ? Masc for masc. En souffrance plus longtemps, en incompréhension permanente.

Si j’étais seulement asiatique ? Dévalué. Incapable de s’aimer, incapable de ne pas se voir comme une version défaillante du « vrai homme ».

Ma double minorité m’a sauvé. Elle a annihilé les chances pour moi de me raccrocher à la normalité, à la masculinité. J’ignore ce que je serais devenu si elle n’était pas là. Peut-être aurai-je été presque le même qu’aujourd’hui mais j’en doute. Ou avec plus d’embûches, de bêtises, d’ignorance. Plus lentement, moins sagement. Je suis assis à mon carrefour, il n’est pas toujours confortable mais j’y ai fait pousser des fleurs que je n’abandonnerai pour rien au monde.

Je suis une blague pour beaucoup mais une blague que peu de gens connaissent. Pas de modèle pour cette plaisanterie, tant tout le monde la voit comme une absurdité qui ne peut pas exister. Et pourtant je suis là. Moi et tant d’autres l’écrivent. À nous de la faire sérieuse, plurielle, rebelle.

« Quelle est la différence entre un pédé et un asiatique ? Aucune, c’est moi et il est très heureux ainsi »

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