Vingt-cinq ans passés et quelques confinements plus tard, j’ai dû me rendre à l’évidence : ma vie de twink était désormais derrière moi. Je disposais désormais de plus de carrure, d’un léger ventre et de petites joues qui donnaient à mon visage une forme plus adulte, plus mature. Et étrangement, pas de regret. Pour moi, quitter officiellement un physique juvénile a sonné comme une libération et tout cela, c’est grâce mais aussi à cause de mes amants plus âgés.
Au début de ma vie sexuelle, tout m’a poussé vers des hommes de dix ou vingt ans de plus que moi. Après quelques relations très éphémères avec deux-trois vingtenaires, l’inexpérience et la crainte de notre propre sexualité semblaient m’empêcher de me libérer sexuellement.
C’est donc dans les bras de trentenaires et de quarantenaires que j’ai fait mes armes de séduction et de plaisir. Certains de ces amants m’ont mis en garde, m’ont enseigné mes premières connaissances en matière de santé sexuelle, m’ont parlé de la Prep. C’est dans un lit que j’ai appris qu’indétectable signifiait intransmissible, c’est dans leurs draps que j’ai déconstruit doucement mon angoisse lié aux IST et de manière générale, la honte de ma propre sexualité.
Tous ces hommes de trente à quarante ans ont supporté mes questions stupides, mes maladresses, parfois mon homophobie internalisée. Beaucoup de choses qui, heureusement, ne sont pas arrivées dans les oreilles de mes pairs vingtenaires plus fragiles. Mes amants, eux, savaient d’où tout cela venait et m’ont pardonné. Ils m’ont appris à connaître mon corps, à communiquer, à me demander si j’avais vraiment envie ou non. J’ai pris des réflexes que j’utilise encore maintenant avec certains de mes partenaires qui ne sont pas encore à l’aise avec leurs sexualités ou avec certaines pratiques. Parce qu’en rencontrant certains mecs, j’ai dû faire face à cette vérité étrange : à trente ans, certains gays semblent autant intimidés par la proximité sexuelle que moi à vingt. Et dans ces cas-là, ils ont besoin de toute la patience et la bienveillance du monde, comme moi j’en ai eu besoin plus jeune.
Fréquenter des hommes plus âgés m’a aussi réconcilié avec le temps qui passe. Quand vous vous réveillez d’une nuit de fête et que votre partenaire a des courbatures à des endroits que vous ressentez à peine, vous réalisez que les choses évoluent plus vite que vous ne le pensez. Vous découvrez des vécus pédés que vous n’imaginez pas, vous petite pédale qui avez eu le droit à un peu plus de ressources pour apprendre, même difficilement, à vous aimer. Vous découvrez que l’autre rattrape son retard sur des idées politiques ou qu’au contraire, il vous en enseigne et vous remet les idées en place. Vous réalisez que la vingtaine n’est pas l’âge le plus beau, contrairement aux conneries qu’on vous répète depuis vos dix-sept ans. La trentaine n’est pas la fin non plus, contrairement ce que prétendent certains de vos pairs. Non, on peut jouir de la même fougue, d’envies différentes mais tout aussi furieuses et folles. Je n’ai plus peur de vieillir grâce à ces amants car je sais qu’il est possible de grandir puis de mûrir heureux.
Profiter de la jeunesse des autres
Toutefois, je ne suis et n’était pas dupe, je sais que certains hommes s’intéressaient à moi uniquement pour mon jeune âge. En tant que petit twink asiatique, on comprend très rapidement quand l’autre fantasme plus sur le nombre affiché sur votre profil que vos envies du moment. À l’époque, mon corps correspondait parfaitement au fantasme racial : j’étais un jeune homme mince, facile à faire courber, à dominer. Je me retrouvais souvent dans des cas de figure où la question de ma position sexuelle préférée ne semblait pas venir à l’esprit de mon amant. Je serai passif, il l’avait décidé, c’était mon rôle de « bon petit asiatique ».
Encore aujourd’hui, je relève cette façon particulière dont certains hommes de plus de quarante ans me regardent. Ma jeunesse est perçue comme une insulte, comme une preuve de la vieillesse des autres.
Je pardonne à certains leurs amertumes. On doit admettre que vieillir dans notre société n’est pas une expérience que l’on juge positive, surtout lorsqu’on est soumis au regard des hommes dans le cadre intime. Néanmoins, cela ne signifie pas qu’on peut faire disparaître toute responsabilité individuelle et toutes ces expériences m’ont donné la certitude qu’il était nécessaire de parler de ce désir de partenaires jeunes chez les hommes (et je dis bien chez les hommes, les hétérosexuels étant massivement intéressés par plus jeunes qu’eux). Il y a là un vrai sujet, beaucoup de questions à se poser quant à l’intérêt d’aborder quelqu’un de plus inexpérimenté, plus à même d’être intimidé par votre personne. Quand vous êtes débutants, désireux de faire plaisir et de tout découvrir, certains sont ravis d’en profiter.
Malgré ces mauvaises expériences, je ne peux pas aujourd’hui m’amuser à tirer des conclusions hâtives pour tenter d’oublier les méfaits des profiteurs d’inexpérience. J’ai parfois l’impression qu’une partie de mes pairs vingtenaires font pourtant des constats faciles après des expériences semblables. Je les comprends un peu et pourtant je reste persuadé qu’une grande différence d’âge entre deux hommes gays majeurs n’est pas la promesse d’un rapport malsain ou d’une souffrance perpétuelle.
Si j’ai souffert de la différence d’âge, c’était de la faute des autres, rarement de la mienne ou de mon partenaire. Quand à vingt-deux ans, j’ai fréquenté plus sérieusement un homme qui approchait la quarantaine, beaucoup ont supposé que j’étais sous emprise, que je ne pouvais qu’être manipulé. Ces hypothèses venaient le plus souvent de personnes queers, qui prétendaient que j’étais dans une situation de « grooming ». On a considéré que mes premiers sentiments amoureux étaient des émotions malsaines et dérangées. Il était étrange d’écouter ces discours qui m’enfermaient dans le rôle de victime, me retirant du même coup tout droit à la parole sur ma propre histoire.
J’ai surtout souffert des hommes plus vieux qui supposaient que j’étais un trophée, un petit bijou qu’on s’offre lorsqu’on voit sa première ride dans le miroir.
J’ai surtout souffert du regard de dégoût des hétéros, qui voient souvent la différence d’âge à travers leurs prismes à eux, qui ont une forme de rejet assez caractéristique pour les hommes gays en général et ceux de plus de quarante ans en particulier.
Trop souvent, j’ai eu l’habitude que mes propres histoires me soient dérobées, par les hommes comme par celleux avides de la faire passer dans des grilles d’analyses simplistes ou qui ne sont pas transposables aux relations gays. J’ai eu toujours eu l’impression qu’on ne pouvait imaginer le jeune petit pédé asiatique que je suis comme une seule chose : une victime, y compris dans sa vie affective et sexuelle.
Je l’ai été de bien des façons, victime, ce n’est pas une honte. Toutefois, ce n’est pas le mot qui devrait venir directement en tête quand je tiens la main d’un homme dans la rue.
La peur du temps qui passe
Je crois que beaucoup sont prompts à juger la différence d’âge chez les couples gays, y calquant une analyse basée sur les rapports homme-femme. Mais encore une fois, regarder nos relations sans prendre en compte la particularité de nos cultures affectives, de toutes les dynamiques qui sont à l’œuvre peut amener à des conclusions violentes, parfois homophobes et qui semblent écrites par une moralité bas-de-plafond. Je crois que cela se voit, il y a une plus grande mixité générationnelle dans nos lieux communautaires mais aussi sur les applis de drague. Il n’est pas difficile de comprendre pourquoi nos partenaires n’ont pas forcément le même âge que nous. J’ai beaucoup moins eu la possibilité de fréquenter un camarade de classe ou un ami d’ami qu’un hétérosexuel. Tout m’a obligé à élargir le champ des possibles et honnêtement, je ne le regrette aucunement.
Je suis toujours éberlué qu’on accuse des personnes consentantes d’avoir une relation malsaine uniquement à cause de leur différence d’âge, là où les questions de rapport de force sont fréquemment ignorées lorsqu’elles sont imposées par d’autres différences identitaires : relations mixtes, différences de revenus, grossophobie, couple cis/trans… Certaines problématiques liées à la blanchité de mes partenaires m’ont posé davantage de soucis que leurs âges. Et les dynamiques relationnelles ne sont pas toujours aussi faciles qu’on aimerait le croire. Moi-même, j’ai déjà utilisé ma jeunesse pour rendre jaloux mes partenaires plus vieux, pour avoir l’ascendant quand je me sentais blessé. Ce n’est pas quelque chose dont je suis fier mais c’est arrivé, car les erreurs sont humaines et ne correspondent pas toujours forcément aux rôles définis.
Croire que les relations affectives peuvent être dénuées de rapports de force est un leurre, un espoir d’aseptisation vain qui ne peut mener qu’à des espoirs trompeurs pour les personnes aux vécus minoritaires. On espère une moralisation des émotions qui ne viendra jamais, tout en fermant les yeux sur les problèmes initiaux tellement ils nous semblent durs à traiter. Ce que j’aurais aimé, c’est qu’on m’arme, que mes partenaires soient capables de comprendre où notre différence d’expérience ou de vécus liés au racisme peuvent parasiter une relation saine. Qu’il ne soit pas tabou de dire « même si tout va bien entre nous, je me sens fragile parce que telle différence », qu’un aveu de faiblesse ne soit pas un statut de victime automatique.
Que certaines personnes souhaitent avoir des partenaires uniquement de leur âge m’est compréhensible, je ne pousse personne à coucher avec quelqu’un de dix ou vingt ans de plus que lui parce que ça serait la solution miracle, ce n’en est pas une. Mais la violence du jugement de certains m’a parfois désarmé, aussi bien dans la vie réelle que sur les réseaux sociaux.
Je suis également très heureux d’avoir des relations amicales avec des gays plus âgés avec qui je ne couche pas, qui ont strictement le rôle d’amis et de conseillers. Je crois que ça aussi, c’est important dans l’évolution d’une jeune pédale.
Je crois que si aujourd’hui j’arrive à faire face aux violences que j’ai subies, au sujet du fétichisme racial, des questions de consentement, c’est grâce à un environnement sain et composé de gays de tous âges. Les années ont changé mon corps, me permettent désormais d’éviter les hommes qui me désirent uniquement pour ma jeunesse et une maigreur que je ne peux retrouver qu’en regardant de vieilles photos. J’en suis terriblement heureux et en même temps parfois un peu effrayé de voir que cela a réduit d’un seul coup ma dating-pool. Pour faire face à ces sentiments paradoxaux, ces hésitations d’un vingtenaire qui a encore beaucoup à vivre et à apprendre, je suis heureux d’être accompagné par mes potes gays plus vieux que moi. J’espère qu’à leurs âges, j’aurais l’intelligence et la patience d’accompagner mes pairs débutants. Et peut-être que tous ensemble, nous arriverons à davantage s’armer face aux jugements faciles et aux violences masculines.