Le chef d’oeuvre hautement lesbien de Jacqueline Audry, Olivia, est disponible sur ARTE depuis mercredi. L’occasion pour nous de vous en dire un mot et de vous recommander le visionnage de ce huis clos des plus chauds.
Mademoiselle Cara (Simone Simon) entourée de Mimi (Marina de Berg) et Olivia (Marie-Claire Olivia) dans Olivia, de Jacqueline Audry (1951)
C’est une rareté à laquelle nous avons eu accès il y a plus d’un an et demi, alors que la pellicule était fraîchement restaurée. Car parmi les nombreux privilèges des lesbiennes figure celui-ci : voir des pépites cinématographiques injustement tombées dans l’oubli en avant-première, en l’occurrence grâce à la programmation du Ciné Club le 7ème genre, menée par Anne Delabre.
Nous sommes fin octobre 2018, l’an II avant le confinement, la file d’attente devant le Brady ressemble à celle devant les Franprix d’aujourd’hui, gestes barrières en moins.
Un peu comme ça:
Extrait d’Olivia, de Jacqueline Audry. Source : TV5 Monde
Ça se renifle donc, à tel point que, fun fact, on ne remarque pas que se nichent deux hommes cisgenres dans la queue mais que, sans surprise, leur présence se révélera avec fracas à nous quand ils prendront – longuement – la parole à l’issue de la projection. C’est authentiquement fun d’ailleurs, car leur prise de parole fait à peu près le même effet que l’unique moment où des hommes sont à l’écran dans Olivia : pénible et comique à la fois. Mais bref, passons outre cette double entrée par effraction dans notre monde, même si elles en disent long à la fois sur les intentions scénaristiques de Jacqueline Audry et sur le triomphal sentiment de légitimité des hômmes.
Aussi, parce que precision matters, en dépit de notre introduction dithyrambique sur les pépites-cinématographiques-lesbiennes-injustement-tombées-dans-l’oubli, d’abord c’est vrai mais aussi, on ne va pas se mentir, tous les films lesbiens ne sont pas des chefs d’oeuvres. C’est d’ailleurs une historienne et activiste qu’on aime beaucoup et dont on taira le nom pour ces raisons, qui un jour a livré cette pensée « être lesbienne, c’est aussi se coltiner beaucoup de films de merde ». (La formulation n’était peut-être pas exactement celle-ci, en réalité l’approximatisme règne parmi ces lignes.) Précision faite, ne vous y méprenez pas, Olivia, ne relève absolument pas de cette catégorie-là.
Drame en huis-clos, il appartient au sous-genre sulfureux des “films de pensionnat”, où le lesbianisme est légion. Pourquoi ? Je vous laisse déployer des trésors d’imagination mais, en vrac, je dirais que cela a à voir avec la non-mixité, l’adolescence et l’éveil du désir, un espace-temps particulier (et peut-être l’uniforme). Mais quand même, surtout, la non-mixité.
Edwige Feuillère et secrets d’alcôves
Dans ce cinquième film de la réalisatrice de génie Jacqueline Audry (Colette, La Comtesse de Ségur, Gigi, Minne, l’ingénue libertine, la Garçonne, Le Secret du Chevalier d’Eon…), sorti en 1951, l’une des protagonistes n’est autre qu’Edwige Feuillère (Sans Lendemain de Max Ophüls, Lucrèce Borgia d’Abel Gance, L’aigle à deux têtes de Cocteau avec Jean Marais…) actrice et comédienne majeure, icône à l’époque, qui y est tout bonnement grandiose en Mademoiselle Julie, professeure de lettres et directrice, avec sa compagne Mademoiselle Cara (Simone Simon), d’une pension de jeunes filles, Les Avons.
Mademoiselle Julie (Edwige Feuillère) et Mademoiselle Cara (Simone Simon), dans Olivia de Jacqueline Audry (1951)
Nous sommes à la fin du XIXe siècle, à Fontainebleau, et l’incipit du film nous dépose là, en calèche, aux portes du pensionnat, et nous n’en sortirons plus (sounds familiar?). Nous suivons les premiers pas d’Olivia Dealey (Marie-Claire Olivia), qui arrive tout droit d’Angleterre, boucles blondes à la Nellie Oleson, teint virginal, “le coeur au bord des lèvres” comme dirait ma grand-mère, et regard interrogateur alors qu’elle scrute ses congénères et arpente la pension en quête de ses secrets. Une fois n’est pas coutume, les secrets se trouvent derrière les alcôves. Et là, c’est un vrai chart d’avant guerre, avec connexions multiples et triangles amoureux.
Alors comme Olivia, on débarque, on ne connait rien, et comme elle, avec elle, on s’éprend de Mademoiselle Julie. Notre regard, comme le sien, se faisant implorant, à genoux devant Mademoiselle Julie/Edwige Feuillère, le coeur plus que jamais au bord des lèvres (n’en déplaise à ma grand-mère). Ou c’est peut-être que moi. Mais faisons un sort à Edwige Feuillère : sa voix, son regard, son charisme fou… Je vous défie de ne pas tomber amoureu.se.x. On comprend Olivia, on aurait fait tout pareil, même si tomber amoureuse de sa prof de lettres, c’est cliché et rarement une bonne idée. Ceci dit, les clichés, il nous semble qu’Audry (s’)en joue justement, la lesbienne prédatrice, qui détournerait des mineures, l’hystérie dépressive de sa compagne, capricieuse et égotique, les messes basses et cachotteries des filles, le rapport maître/élève… Il semble que ce n’est pas ce qui est raconté, pas le sujet, et que les jeunes filles, par ailleurs, ne sont pas dépourvues d’agentivité. Le film aussi a ses secrets, pour qui peut/sait les voir, car ils ne sont pas façonnés dans les moules habituels (certain.e.s parlent de « gaze »je lui préfère le français – et délicat – « moule »).
Les sous-entendus lesbiens ne sont pas que dans le genre cinématographique ou les oeillades d’Edwige Feuillère aux jeunes filles en uniforme… Il est dans l’inter-dit, l’humour très camp, dans la manière de filmer les corps, malgré un cadre formel apparemment classique, l’irruption d’hommes – qui n’ont pas de nom ou alors on s’en souvient pas – venus enquêter sur l’établissement et menaçant ainsi un lieu où, rappelons-le, de jeunes femmes étudient, pensent, bref s’émancipent et le tout, sous la houlette d’autres femmes… Ils résident dans le fait d’être subtilement très politique.
Cours de lettres, avec Edwige Feuillère en prof. (Olivia, Jacqueline Audry, 1951)
“Absolument torride”
Dans un ouvrage consacré à Jacqueline Audry, la chercheuse spécialiste des questions de genre au cinéma Brigitte Rollet écrira que ce film est un acte de « sédition contre le pouvoir masculin ». Difficile, décidément, de ne pas établir de lien de parenté entre Olivia et une autre jeune fille en feu… Et puis, certaines actrices bien que jouant des rôles secondaires, ne semblent pas avoir été choisies au hasard, souvent très libres, dans leurs moeurs y compris, on compte par exemple l’actrice Yvonne de Bray (la cuisinière <3 dans le film, qui fut la compagne de l’athlète Violette Morris hors caméra), la future productrice -”jamais mariée”- Danièle Delorme, la future virtuose ballerine Violette Verdy (je ne suppute rien mais je n’en pense pas moins), d’autres, peut-être, que l’on ne connaît pas, clins d’oeil à celles-qui-savent et apprécieront. Mention spéciale, au passage, à Suzanne Dehelly, qui campe une professeure de mathématiques à l’appétit insatiable (tiens donc) et aux soliloques délicieux.
On ne va pas trop divulgacher, mais disons simplement que le film marque par son ambivalence, son jeu très trouble de séduction, entre protagonistes bien sûr, jeunes filles et femmes mûres, mais son jeu avec nous aussi, qui regardons, en alternant scènes d’intimité, intensément sensuelles et scènes, à notre sens, très drôles. Sous ses airs de drame terrible, il ressort de ce huis-clos une atmosphère « absolument torride », pour reprendre les mots d’une autre historienne et activiste qu’on aime beaucoup (ou peut-être est-ce la même, qui sait?) Elisabeth Lebovici, également présente dans l’assemblée au Brady, et d’ailleurs pas la dernière à rabrouer les hommes cis susmentionnés.
Interdit aux moins de seize ans à sa sortie, il fit scandale et fut complètement méprisé par la critique, évidemment éminemment sexiste. Ce fut l’unique rôle de Marie-Claire Olivia dont on moqua le manque de talent et le regard prétendument bovin. La suite nous la connaissons, pellicule, actrices, réalisatrice, ont presque toutes disparu de la photo de (la grande) famille du cinéma.
Olivia (Marie-Claire Olivia) et Mademoiselle Cara (Simone Simon) dans Olivia de Jacqueline Audry.
Olivia IRL : l’histoire vraie du pensionnat des “Ruches”
Ce que l’on sait moins, par un principe de causalité que l’on déplore mais qui s’entend, à son propos, c’est qu’il est inspiré d’une histoire vraie. Plus exactement du livre semi-autobiographique de Dorothée Bussy, romancière et traductrice britannique, proche du Bloomsbury group dont faisait partie Virginia Woolf et à qui elle dédie son récit. Récit tiré, j’vous le donne en mille, de son expérience dans une pension de jeunes filles en France, à Fontainebleau. Elle y relate son arrivée en 1881, et son crush sur la directrice et prof de lettres… Marie Souvestre (Mademoiselle Julie-Edwige Feuillère, dans le film).
Car la pension de jeunes filles d’Olivia a bel et bien existé. « Les Ruches » de son vrai nom, était un établissement d’enseignement non-confessionnel qui accueillait des jeunes filles non-françaises en internat. Fondé en 1864 par Marie Souvestre et Caroline Dussaut, les deux femmes le dirigeront jusqu’en 1883, année de leur rupture professionnelle et sentimentale. La première tombant amoureuse de la prof d’allemand, la seconde de la prof d’italien. #drama.
Jusqu’en 2014 et la parution de l’ouvrage Marie Souvestre (1835-1905), pédagogue pionnière et féministe, de David Steel, on ne connaissait pas grand-chose de Marie Souvestre, outre ces bribes de portrait romancées, donc sujettes à caution, brossées par Bussy. Le problème de l’ouvrage de David Steel est qu’on ne l’a pas lu, donc nous n’en savons à titre personnel guère plus aujourd’hui. On trouve toutefois une recension du dit ouvrage en ligne, écrite par Fréderic Mole, qui rapporte des extraits du livre. L’institution scolaire y est décrite comme « novatrice » et la personnalité de Marie Souvestre comme « forte ».
Mais ce n’est pas tout (ouf). Il y est écrit que son « honnêteté intellectuelle décapante [aurait] heurté les mœurs ordinaires de la société bourgeoise cultivée » dans laquelle elle évoluait : « Absence de sentiment religieux, sensibilité aux idées positivistes, conception sociale progressiste : la pédagogue avait des engagements, même si, faute de textes ou de traces directes, ceux-ci restent difficiles à préciser ». Selon toute vraisemblance, Marie Souvestre avait tout pour plaire et son institution scolaire, en soi, était une entreprise tout à fait inédite.
Comme le rapporte Frédéric Mole, « Victor Duruy avait certes déjà incité à la création de cours secondaires, mais les enseignements devaient y être assurés par des hommes. En créant un pensionnat dès 1864 et en y assurant, avec d’autres femmes, la plupart des enseignements, les deux directrices dépassent ces préconisations ministérielles, mais s’inscrivent néanmoins dans une longue ligne de maîtresses laïques de pensionnat souvent oubliées dans l’historiographie ». Pédagogue alternative, féministe dans sa volonté de transmettre et permettre aux femmes de penser par elles-mêmes, et lesbienne assumée, pas très étonnant que Marie Souvestre, comme la filmographie, souvent subversive et au tropisme lesbien prononcé, de Jacqueline Audry, aient été évincées de l’historiographie officielle, dont on ne connaît que trop bien les ressorts hétéro et phallocentrés.
On ne mesure pas les conséquences désastreuses de ces silences de l’histoire sur notre présent. Quoique si, un peu quand même, puisque Jean-Michel Blanquer est ministre de l’Éducation nationale et Polanski vient de recevoir le césar du meilleur réalisateur.
Sinon, puisque vous brûlez d’envie de savoir, outre « ”l’ambiance saphique” dont fait l’hypothèse David Steel », se basant sur les dires d’on ne sait qui, qui évoquent un « rituel baiser du soir entre maîtresse et élèves », l’histoire ne raconte pas (vraiment pas, rappelons ici le caractère « semi » du récit autobiographique de Dorothée Bussy) la nature exacte des relations entre Marie Souvestre aka Mademoiselle Julie aka Edwige Feuillère, dans la vraie vie (faut suivre) et ses étudiantes. Alors, à défaut de la réhabiliter ici, et/ou d’être en mesure de faire état de ses théories éducatives, nous vous invitons à vous plonger dans le regard mi-braise mi-permafrost d’Edwige Feuillère et dans la moiteur de ce huis clos, et ainsi, peut-être, au moins un petit peu, vous échapper du vôtre.
yes please Edwige.
Olivia de Jacqueline Audry, disponible sur arte.tv du 8/04/2020 au 7/07/2020.
Pour aller plus loin:
Jacqueline Audry, la femme à la caméra de Brigitte Rollet (Presses universitaires de Rennes, 2015)
Marie Souvestre (1835-1905), pédagogue pionnière et féministe (Presses universitaires de Rennes, 2014)
PS : Idée de banderole pour vos fenêtres “Plus de Marie Souvestre, Moins de CRS”. (ça rime pas vraiment, je sais).