J’ai rencontré Stéphane Gérard lors de la Queer Week de 2016. Projeté au Péripate dans des conditions un brin… DIY, son film History doesn’t have to repeat itself / Rien n’oblige à répéter l’histoire m’avait particulièrement marqué, obsédé que je suis par les spectres et les fantômes en tous genres : en partant aux Etats-Unis interviewer des activistes LGBTI plus âgé.e.s sur la question de l’héritage et de la transmission des luttes, le film de ce jeune cinéaste mettait brillamment en lumière l’absence cruelle d’archives de notre côté de l’Atlantique et, plus largement, de moyens de faire mémoire.
Les 19 et 20 août 2017, Stéphane interviendra au festival Black Movie Summer, un festival dédié au cinéma noir ayant lieu tous les weekends du mois d’août, lors d’un cycle plus spécifiquement dédié aux questions queers. L’occasion pour Friction de revenir sur son parcours, de faire un point sur le festival et sur son film La machine avalée, et de discuter plus largement de l’émergence d’une culture noire en France comme de la nécessité, pour les blanc.he.s, de se projeter enfin dans les récits des personnes racisées.
Friction : Commençons par te présenter. Qui es-tu ? Que fais-tu ?
Stéphane Gérard : Je suis cinéaste, après avoir fait des études sur l’histoire des images, sur les archives audiovisuelles, et sur l’histoire contemporaine. Aujourd’hui j’utilise le cinéma comme un moyen de faire de la recherche historique et politique autour de certaines identités minoritaires. Mes recherches à l’université comme dans les films ont porté sur l’histoire des représentations de l’épidémie du sida, des luttes LGBTI, des images des Noirs dans le paysage audiovisuel français. Parmi les films que j’ai réalisé : Rien n’oblige à répéter l’histoire en 2014, La machine avalée en 2015, et un segment dans un film collectif, Hanky code : the movie, aussi sorti en 2015. Ah et aussi, je suis célibataire, haha.
Tu as aussi participé à un certain nombre d’initiatives militantes…
Oui. En parallèle de mes recherches artistiques et universitaires, j’essaye aussi de travailler sur ces questions de façon matérielle et pratique en participant à des groupes militants. J’ai fait partie pendant quelques années des Panthères Roses. Aujourd’hui, j’essaye bénévolement de faire de la prévention sur le VIH/sida auprès des pédés. J’ai également participé aux mouvements nationaux dans le cadre de l’université (loi travail, loi de réforme des universités, etc.).
Pour en revenir sur le festival : comment l’as-tu connu ?
Depuis un peu plus d’un an je vogue, je suis rentré dans une house, la House of UltraOmni. Un des membres de ma house, Sydney, qui habitait Paris à l’époque et vit maintenant aux Etats-Unis, m’a parlé du festival Black Movie Summer comme d’un truc génial auquel il fallait que j’aille absolument. J’ai regardé leur site et les réseaux sociaux. Le premier événement auquel j’ai assisté était une programmation comme ses organisatrices en font ponctuellement dans l’année au sein de Black Movies Entertainment, cette fois à l’occasion de la re-sortie de Do the Right Thing de Spike Lee.
C’était un évènement mixte avec beaucoup de spectateur.ice.s racisé.e.s, surtout noir.e.s, et compte tenu du film j’ai trouvé ça super pour la discussion d’après. Ca faisait écho à des réflexions que je commençais à avoir suite à mon travail sur La machine avalée. A la fin de la séance je leur ai parlé et je leur ai proposé mon film.
Que représente-t-il pour toi, à titre individuel ?
J’y suis allé pour la première fois l’an dernier, lors de la 7ème édition. Je me suis rendu compte qu’il y avait une réalité française, qu’il existait en France une culture noire. Le festival est centré autour du cinéma mais il regroupe aussi d’autres expressions culturelles comme la musique, la mode, la nourriture, l’esthétique et la beauté. Tous ces milieux devenaient autant des espaces de convivialité qu’une expression d’ordre politique : l’affirmation d’une identité noire dans un contexte majoritairement blanc, le tout dans une ambiance joyeuse et détendue. C’est vraiment un festival d’été, et c’est aussi très familial.
Et justement, qu’incarne-t-il à titre politique ?
Pour en revenir aux images, il s’agit de décider de ne montrer que des films ayant à voir avec l’identité ou les corps noirs, que ce soit par les personnages et les acteur.ice.s ou les réalisateur.ice.s. C’est aller chercher quelque chose de minoritaire, c’est la défense de quelque chose qui est à tort relégué à la marge. Il y a une démarche de promotion des auteur.e.s noir.e.s qui passe par la volonté de les inviter au festival et leur donner la parole.
Tu parles de l’émergence d’une culture noire en France : est-ce que c’est toi qui le découvres depuis peu ou s’agit-il d’un phénomène récent ?
Je le découvre, mais cela coïncide, c’est en train de se formuler comme une identité noire qui n’est pas une identité homogène. Dans les films qui sont montrés, il y a des films antillais, des films africains et des films tournés en métropole. La nature des parcours des personnages, la nature des récits, est hétérogène. Elles ont beaucoup en commun mais leurs spécificités ne sont pas gommées. Ce qui se faisait avant tournait plutôt autour de cultures locales. Ce qui se construit récemment, c’est la formation d’une identité noire, ou même racisée, face à un système blanc.
Vous l'attendiez, elle est enfin arrivée. La bande-annonce de la 8ème édition du Festival Black Movie Summer est enfin dévoilée !Quelles sont vos impressions ? #BMS2017
Publiée par Festival Black Movie Summer sur Mercredi 28 juin 2017
Et La machine avalée, que tu présentais au festival l’année dernière (et disponible en fin d’article) ?
Et bien, mon film porte là-dessus : La machine avalée, c’est un montage fait à partir d’une accumulation que j’ai perçu individuellement entre août 2014 et janvier 2015 : à ce moment, je retrouvais par YouTube des images de la télé de mon enfance, et en même temps se succédaient des événements qui questionnaient les identités raciales, voire des événements tout simplement racistes : je pense à la pub Danette, aux commentaires racistes de Willy Sagnol sur le “joueur typique africain”, à l’expo Exhibit B.
J’ai filmé des images des rassemblements contre Exibit B parce que ça m’interpellait beaucoup. Quand j’ai entendu Bams parler de la différence de l’expérience entre un enfant noir et un enfant blanc face à la représentation des Noirs, j’ai compris que c’était un vrai enjeu. Je voulais aussi inclure la citation de Junot Diaz qui parlait de “créer des miroirs” pour chaque enfant, et que j’ai retrouvée pour le film.
« Nous, personnes racisées, avons passé nos vies à nous projeter dans des récits blancs. Il est temps que les blanc.he.s se projettent dans les nôtres. »
“Créer un miroir pour chaque enfant”… On peut imaginer que cela résonne particulièrement fort pour toi qui es non seulement racisé mais aussi queer…
Je repense à Paul Preciado et à son texte, “Qui défend l’enfant queer ?” Quand j’ai fait ce film, je l’avais encore en tête. Et en même temps, aujourd’hui, je pense qu’il est important de s’efforcer à penser les problématiques raciales de façon autonome. J’observe que souvent, dans les discussions avec les blanc.he.s, on passe par des analogies de genre et de sexualité qui détournent de la question de la race.
Pour moi, faire cette analogie, c’est un moyen de faire l’économie ou d’éviter de se mettre à la place du Noir. Comme le dit très bien la chanteuse Bams dans le film lorsqu’elle résume comment nous, personnes racisées, avons passé nos vies à nous projeter dans des récits blancs. Il est temps que les blanc.he.s se projettent dans les nôtres.
Sur quoi vas-tu intervenir cette année lors du festival ?
L’édition de cette année porte sur la royauté. Les organisatrices m’ont invité à parler dans le cadre du 3ème weekend, du 19 et 20 août, sur les personnages queers dans le cinéma noir. En particulier autour de la figure des queens, que ce soit les drag queens des milieux clubbing ou les mothers de la scène voguing.
Bien sûr, on va surtout parler de cinéma. Ce sera l’occasion de revenir sur des films iconiques comme Tangerine, Paris is Burning, Kiki ou Moonlight. De célébrer les personnages que ces films mettent en avant mais aussi de critiquer certaines postures adoptées par les réalisateur.ice.s en se demandant si toute visibilité est bonne à prendre : quels sont les récits de personnes queers racisées qui sont racontés et à qui sont-ils adressés ? Comment est-ce que la distribution du pouvoir (empowerment) change selon qu’on nous donne la parole ou qu’on prenne nous-mêmes la parole ? Ce sont des réflexions que je mène en ce moment et sur lesquelles j’avais déjà mis l’accent à l’occasion de la retranscription d’un entretien entre Kiddy Smile, Monique Ninja, et Gabrielle Culand (Paris is voguing) dans la revue AssiégéEs.
« L’antiracisme doit être un projet partagé à tous les niveaux de la société, y compris les identités de genre, la sexualité ou le cinéma. »
Je suis vraiment content qu’on me donne cette opportunité, avant tout parce que je trouve ce festival important et que je suis content d’y participer, mais aussi parce que les questions qui y sont posées me semblent au cœur des enjeux politiques contemporains : comment la France prend en charge son histoire coloniale, admet la multiplicité des cultures qui la composent et se prépare à en accueillir de nouvelles. C’est le lien entre la gestion des attaques terroristes, celle des violences policières ou encore de l’accueil des migrant.e.s. L’antiracisme doit être un projet partagé à tous les niveaux de la société, y compris les identités de genre, la sexualité ou le cinéma.
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