Salima Amari : « C’est un acte militant et politique de vouloir faire exister un groupe social »

Commencée voilà presque dix ans, la thèse de Salima Amari « Lesbiennes de l’immigration. Construction de soi et relations familiales » paraît enfin en livre aux Editions du Croquant (2018). Ça faisait longtemps qu’on attendait cette recherche sur les lesbiennes de l’immigration maghrébine car elle est salutaire. Salutaire parce qu’elle ajoute aux maigres et quasi-inexistantes parutions d’études faites sur les lesbiennes en France, et parce qu’elle complète sur les parcours lesbiens et leurs différences.

Cinquante-deux entretiens parcourent ce livre. Cette recherche nous raconte des parcours et des récits de vies lesbiens, des « carrières sexuelles » et comment elles sont imbriquées dans des histoires familiales de migrations, des traditions culturelles et religieuses, des relations familiales, des contextes géographiques et sociaux.

Autour du café avant de commencer l’interview, on revient un instant sur l’évènement qui a eu lieu à la Mutinerie une semaine plus tôt : la présentation publique de son livre. La sociologue l’a nommé « moment historique ». En effet, un espace s’était ouvert, alors pas le dit « placard », mais un espace d’échanges entre personnes lesbiennes de l’immigration. Les photos et les vidéos étaient interdites parce qu’il n’est pas bon pour tout le monde de se montrer et c’est toute la force du livre, de nous le rappeler : nous sommes tou.te.s inscrit·e·s dans des rapports de domination mais certain.e.s ont le privilège de ne pas le penser (ou de le conscientiser), l’identité doit être pensée dans une histoire longue.

Lesbiennes de l’immigration - Friction magazine queer et féministe

Friction : Ton étude montre qu’il y a un véritable enjeu de « discrétion » et d’invisibilité pour ces lesbiennes pour conserver les relations familiales. Est-ce que ton étude et sa publication peuvent être compris comme un acte militant, un manifeste sociologique, pour faire exister dans et par l’écriture ces parcours de lesbiennes maghrébines migrantes ou issues de l’immigration (quand on comprend le danger que cela représente pour elles de s’exposer publiquement) ?

Salima Amari : Oui, c’est un acte militant à partir du fait de lui donner une légitimité universitaire, parce que c’est issu d’une thèse, donc lu validé par un jury d’experts.  Les enquêtées ont accepté de me raconter leur vie car elles ont souffert de leur absence dans le paysage médiatique, public, littéraire, etc., en France. Le paradoxe est qu’elles ne veulent pas apparaitre, être visibles, ne pas avoir de visage, c’est-à-dire qu’aucune ne peut témoigner à visage découvert mais elles veulent avoir des mots.

Ce livre finalement résulte d’un travail collectif, je m’explique : une de mes enquêtées, la plus âgée a 54 ans elle racontait son expérience des années 80 lorsqu’elle cherchait désespérément des lesbiennes maghrébines,  pour savoir si elle n’était pas la seule. Alors elle faisait des annonces dans le magazine Têtu, qui étaient en général plus des petites annonces à des fins de rencontres amoureuses ou sexuelles, mais sa démarche était pour rencontrer des lesbiennes maghrébines non pas pour une relation affective mais juste pour les rencontrer, échanger, savoir que son expérience n’était pas unique.

« C’est un acte militant et politique de vouloir faire exister un groupe social. »

Et aujourd’hui encore il y a ce besoin de s’identifier à un groupe, sans qu’elles y arrivent. La question des lesbiennes en général les intéressent, les questions LGBT tout autant, mais elles ressentent un manque : elles se disent « peut-être ce n’est pas pour moi ». Dans ces démarches-là, il s’agit donc de savoir comment des lesbiennes de l’immigration vivent ou pas : est-ce que c’est possible ? Est-ce que c’est tenable ? Est-ce que c’est une fatalité d’être lesbienne maghrébine, de souffrir dans le silence, ou est ce qu’il y a des stratégies ?

Ce livre c’est un échange d’expérience. Donc oui ! C’est un acte militant et politique de vouloir faire exister un groupe social. De plus, contrairement à l’image qui a aussi sa valeur (et ça viendra peut-être un jour), l’écrit protège, il y a de l’intimité dans la lecture : « à la fois je suis seule et en groupe ». Même s’il y a des questions  autour de cet objet-livre qui est visible et donc qui peut être nuisible avec le risque d’outing de celle qui peut le détenir chez elle.

Ha oui, je me rappelle un passage où tu nous parles des conditions d’existence qui permettent ou non la construction de la subjectivité lesbienne, comme avoir une chambre à soi, qui permet de lire et de s’informer et de cacher les supports lesbiens.

Oui,  par exemple, une de mes enquêtées de 27 ans, dans les premiers moments où elle s’interrogeait sur son orientation sexuelle, avait acheté ce livre « Attirances ». Il y avait en couverture  deux corps de femmes nues qui s’enlacent. Elle le cachait précieusement chez elle car elle habitait encore chez ses parents. Finalement c’était un acte de résistance qu’elle venait de faire. Il y a encore de l’underground dans des expériences de vies lesbiennes dans ces cas-là. Elles résistent.

James Scott parle de « micro-résistance ». « Micro » car ce sont plusieurs résistances individuelles qui peuvent participer à l’usure d’un système, c’est-à-dire qu’il n’y a pas de mouvement collectif en tant que tel, que ce n’est pas révolutionnaire tout de suite, pas aussi impressionnant comme on peut l’imaginer pour des mouvements très visibles mais il y a des actes qui sont déjà dans la résistance.

Résister à la contrainte à l’hétérosexualité, le fait de ne pas se marier par exemple, c’est déjà un pas.  Il ne faut pas négliger ce qu’elles sont en train de faire ces lesbiennes au sein de leur propre famille, dans leur communauté et au-delà, dans la société française globale qui n’est pas sortie de la domination d’un système hétéronormatif.

Tu leur as posé la question de leur autonomination. Tes enquêtées te parlent alors de leurs multiples identités, mais elles y mettent un certain ordre, une certaine hiérarchie : d’abord et avant tout leur identité ethnique (algérienne, marocaine, tunisienne), ensuite professionnelle et/ou militante, puis vient dans un dernier temps homo utilisé plus que le terme lesbienne d’ailleurs. Pourquoi cette manière de hiérarchiser leurs identités ? Est-ce face à des priorités politiques ? Ou l’acte symbolique de reporter un peu plus loin le stigmate homo ? Une séparation entre l’intime et le public ?

C’est une très bonne question, et je dirais que c’est les deux parce que plus que jamais l’intime est politique. Le problème est que lorsque l’on dit que l’intime est politique, il suffirait de rendre l’intime visible, donc le porter sur la place publique et créer des stratégies pour exister. Mais dans ces cas-là, ce sont les effets de l’intersectionnalité  des rapports de domination qui rendent la tâche plus complexe. Il faut repenser des stratégies et dans ces cas ce sont de l’innovation, il faut imaginer, il faut repenser, il faut produire, faire un point sur son expérience individuelle, et cela sans avoir forcément en soutien d’autres expériences collectives à l’instant T.

« Les lesbiennes de l’immigration trouvent d’autres moyens de ‘bricolage identitaire’ et de lutte pour exister en tant que lesbiennes. »

Alors pourquoi ? Parce que rendre visibles leurs intimes, rendre leurs sexualités politiques c’est mettre en avant leurs conflits dans leurs familles, avec leurs parents particulièrement et dans leurs groupes d’appartenance en général. Donc avant la question des hiérarchisations des luttes, il y a un scénario : comme elles l’imaginent le stigmate de l’homosexualité les confrontera avec leurs familles, mais elles ne veulent pas mettre en scène un conflit, une binarité qui ferait voir publiquement l’homophobie de leurs parents. Mais elles veulent pouvoir dire : « les choses ne sont pas aussi simples que ça ». Alors elles trouvent d’autres moyens de « bricolage identitaire » et de lutte pour exister en tant que lesbiennes.

En effet, si l’on regarde l’imaginaire et le paysage médiatique français aujourd’hui : banlieues = homophobie, migrants= homophobie, et rien d’autre ne ressort de ça. Donc elles savent d’emblée que si elles mettent en avant leurs conflits avec leurs parents, c’est tout le groupe d’appartenance dans son ensemble qui va en prendre un coup surtout qu’elles font partie elles-mêmes de ce groupe. Donc elles réfléchissent pour savoir ce qu’elles y gagnent. Elles luttent sur plusieurs fronts. Donc c’est au-delà d’une hiérarchisation des luttes, c’est leurs simultanéités. L’intersectionnalité est intéressante pour se saisir du concept théoriquement mais dans la pratique c’est très complexe à gérer : comment faire face à son coming-out géant sans que son groupe social ne s’en prenne plein la gueule ?

L’enjeu d’invisibilité passe par le passing hétéro, on comprend dans ton enquête que c’est une manière pour elles de ne pas se rajouter un second stigmate : racisée + lesbienne. De fait, certaines enquêtées dans ton livre te parlent de leurs expériences dans le milieu lesbien français où elles se sont senties « outsiders », du fait qu’elles soient mal accueillies par certaines, soupçonnées d’hétérosexualité.

 J’analyse des situations où effectivement on doute de leur lesbianisme, parce que certaines sont clairement identifiées comme arabes. Les stéréotypes donnent dans cette situation des questionnements type : « peut-être elles se trompent de lieu ? ». Oui, c’est à la limite de la discrimination, même si au final on ne referme pas la porte, il y a un doute. On repose la question et plusieurs fois, donc la personne risque de ne plus revenir. Symboliquement, on referme des portes à des personnes qui au contraire ont besoin de se retrouver dans un espace qui aurait pu être un espace pour toutes et tous.

« On referme des portes à des personnes qui au contraire ont besoin de se retrouver dans un espace qui aurait pu être un espace pour toutes et tous. »

Il faut s’imaginer que des personnes — et d’ailleurs au-delà des maghrébines, une lesbienne qui serait trop fem par exemple — pourraient être exclues d’un espace. Dans la société, avec la pression des normes, on s’imagine savoir à quoi ressemble une personne LGBT. On ne devrait pas avoir à se faire soupçonner de son orientation hétérosexuelle ou homosexuelle.

Lors de ton intervention à la Mutinerie, certaines personnes ont fait part de leurs critiques vis-à-vis de processus de washing ethno-racial dans le milieu LGBT blanc et majoritaire : adopter des codes lesbiens et gays pour les queers racisé·e·s aurait contribué à des passings ethno-raciaux. Peux-tu nous expliquer et approfondir ?

Dans les familles issues de la première génération de l’immigration maghrébine, il y a un souci des apparences de genre très prononcées, issues de l’héritage familial du pays d’origine, très souvent du village d’origine qui fait qu’une femme pour qu’elle soit « bien mariée », doit correspondre à la première norme de beauté, celle de la féminité comme les cheveux très longs (des normes qui peuvent circuler aussi dans la société française majoritaire). Ces normes composent un héritage de genre issu de l’immigration que l’on veut garder pour ne pas totalement se dissoudre dans la société française globale.

Mais les choses sont plus complexe encore avec des injonctions paradoxales en matière de normes de genre. En effet, en plus de devoir garder un certain degré de féminité selon les attentes des parents, les dites « beurettes » ne doivent pas être trop féminines non plus dans le quartier, car l’espace urbain des quartiers populaires l’exige (type survêt et basket). Au final, comme j’ai pu le constater dans mon enquête, on assiste à l’émergence de ce que j’appelle une « féminité urbaine populaire » qui essaie de répondre à ces injonctions paradoxales (type cheveux longs attachés avec un look urbain des cités).

Il y a donc des performances à produire dans chaque espace. Lorsque l’espace LGBT se présente face à elles, très souvent, elles en ignorent les codes. En effet, il y a des codes officieux à connaitre pour pouvoir y accéder et surtout pour y rester durablement, ceux-ci circulent par une culture LGBT « blanche ». Donc si elles sortent du quartier avec leur « féminité du quartier », elles vont se retrouver dans un espace LGBT avec des normes majoritairement différentes, donc pour y correspondre il faut effacer son identité « beurette », son identité locale ou de quartier, finalement se « blanchiser » pour accéder à un espace LGBT.

Avec les sujets tacites qui sont dans ton livre, est-ce que celui-ci n’est pas avant tout une critique de la vision homonormative du sujet homo émancipé par  la « sortie du placard ».

Oui. Dans un premier temps de recherche, je voulais faire le constat de l’invisibilité. Mais qui dit invisibilité dans le milieu LGBT dit « placard ». L’étude du placard lui-même fait face à l’étude du coming-out. L’histoire du mouvement LGBT, celle des luttes et de la reconnaissance, des droits et de l’émancipation, est fortement liée à la question du coming-out.

J’aimerais amener à penser le coming-out comme n’étant pas fixe, ni dans le temps, ni dans l’espace. Une personne peut faire des coming-out en permanence. Le processus classique que j’appellerais dominant de la « carrière homosexuelle » (Michael Pollack, 1982) est composé d’un mode d’emploi symbolique hérité du mouvement et de la culture LGBT en Occident : la personne va le dire au cercle amical, puis à sa famille, éventuellement dans son milieu professionnel et dans d’autres espaces de sociabilité.

Là où ma recherche intervient : c’est que l’on ne peut pas caler de force cette carrière majoritaire dans la situation des lesbiennes de l’immigration (et des LGBTQI de l’immigration dans leur ensemble), pour qui le coming-out aurait de lourdes conséquences à cause de l’entretien de bonnes relations familiales et de leur loyauté filiale. Quels sont les répercussions pour les un·e·s et pour les autres ?  Quel est le prix à payer pour cette visibilité ? Dans ces cas de lesbiennes de l’immigration, il faut s’émanciper en dehors d’un coming-out familial.

« Contrairement à un coming-out défini comme le fait ‘de le dire’, le tacite rend le sujet possible »

Contrairement à un coming-out défini comme le fait « de le dire », de poser des mots, avec un langage affirmatif, le tacite rend le sujet possible. Le tacite est un équilibre entre : ses aspirations personnelles et pouvoir continuer à vivre dans son groupe social d’appartenance. Parce qu’il y a des besoins : les effets du racisme et du sexisme sur la vie professionnelle par exemple, où la famille devient un refuge. Il faut donc se poser la question « qu’est-ce qu’on perd avec un coming-out à la famille ? » autant que « qu’est-ce qu’on gagne avec un coming-out ? » Le tacite est pareil : il y a des choses à gagner et il y a des choses à ne pas perdre.

Repenser l’émancipation à travers la notion du tacite, moi je trouve qu’elle est pertinente pour des personnes qui étaient en souffrance identitaire et se demandent « qui je suis ? », et qui ne peuvent/veulent pas s’affirmer clairement comme lesbiennes à leurs parents. Il fallait une issue à cette impasse. Le coming-out clairement affirmé est probablement l’outil le plus efficace pour l’émancipation LGBTQI, c’est un boulevard dans l’histoire de cette population, mais en parallèle, pour certains groupes racisés, il y a un un chemin moins visible, un sentier.

Ce sentier va rendre le sujet possible, dans le sens où il peut permettre la construction des subjectivités qui vont mener finalement à des vies similaires aux personnes LGBTQI majoritaires, fréquenter les même lieux, avoir des vies affectives et sexuelles très souvent avec des personnes non-racisées, les chemins empruntés sont différents, mais elles accèdent au final au même monde.

 

Lesbiennes de l’immigration - Friction magazine queer et féministeSalima Amari, Lesbiennes de l’immigration. Construction de soi et relations familiales, Editions du Croquant, 2018

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