J’étais là, en pyjama, pas démaquillée de la veille, je traînais devant l’ordi à construire un cours de socio sur la justice réparatrice quand l’icône Whatsapp s’est allumée. C’est ma soeur. Je réponds toujours quand c’est ma soeur. Je lâche ce que je suis en train de faire et je lis, tout le temps. Elle a 3 ans de moins que moi, une fillette de 4 ans, une baraque à la banlieue/campagne, 4 mois de grossesse et un mec qui se conduit comme une merde. Alors on sait jamais.
Le message parle de la prime de naissance, qu’elle aura pas, parce que son gars a trop gagné l’année dernière. Elle est vachement emmerdée parce qu’elle fait 1400 au chômage, met 1200 sur le compte commun et surtout elle voit pas la couleur de cette allocation parce que lui a trop travaillé et trop gagné. Elle est pas franchement féministe. Mais elle écrit « quand même, c’est con mdr, on me sucre la prime parce qu’on a trop de fric mais moi j’en ai jamais vu la couleur de ce biff ». J’ai envie de répondre avec le smiley emoji-sourire-tout-droit. J’ai aussi vaguement, d’un coup, envie de m’en prendre à elle, envie de la secouer et de lui dire mais-putain-aussi-tu-vois-bien-que-tu-te-fous-dans-la-merde-barre-toi.
Victimes, oui, ce sont bien elles qui le sont, si on parle de patriarcat, j’ai parfois tendance à l’oublier, dans la chaleur relative de l’entre-soi communautaire.
Et puis je me rappelle que je suis pas seulement sa soeur, je suis aussi féministe et il est hors de question que je m’en prenne aux victimes. Victimes, oui, ce sont bien elles qui le sont, si on parle de patriarcat, j’ai parfois tendance à l’oublier, dans la chaleur relative de l’entre-soi communautaire. Mais oui, elles, les hétéra en couple cohabitant, les daronnes, ce sont elles qui se tapent les trois-quarts du travail parental et 60% du travail domestique pendant que leurs mecs produisent une minute de plus de tâches ménagères en 10 ans. Et encore, y a des nuances là-dedans, et pas qu’un peu. La seule sous-tâche parentale pour laquelle ils se rapprochent vaguement de leurs compagnes, c’est : jouer. Alors je dis à ma soeur, ouais enfin si t’avais pas produit toutes les tâches qui font que ta gosse est encore en vie à cet âge, il aurait bon dos de se mettre sur le tapis et de trouver quelqu’un avec qui jouer en rentrant le soir. Elle se marre, emoji pleurs de rire. Je sais que je lui apprends rien. Mais parfois ça peut faire du bien que quelqu’un te redise les choses, je pense. Je parle de ceux qui disent “aider” leur meuf sans même réaliser que le terme signifie quand même autre chose que “je fais ma juste part des tâches reproductives”. Aider, filer un petit coup de main, histoire de se dédouaner, de briller dans les dîners, en plus. Elle répond « haha au moins le mien, il prétend pas aider hein, là-dessus on est tranquilles ». J’apprends qu’il fait « les trucs de la maison, quand même ». Alors, quoi ? Jeter les poubelles ? Laver le sol ? Faire le ménage ? Non, non, on est pile dans les stats de l’INSEE. Il : bricole. C’est à dire qu’il produit une tâche durable donc valorisante, qui s’apparente en plus à du loisir. Il monte une étagère en août en gros et on en entend parler toute l’année. Ma soeur nie pas les stats mais elle dit « fais pas la maline, quand même, meuf, la gosse mise à part, t’as fait ça des années sans te plaindre ». Elle a raison.
Je lui dis, dans un élan un peu désespéré que l’hétérosexualité est une arnaque.
Alors on se rappelle de l’exploitation. Celle qu’elle vit. Celle que j’ai vécu. On évoque les discours typiques dans lesquels eux prétendent « beaucoup bosser » sans même penser que s’ils peuvent aller « beaucoup bosser » avec un boxer propre, c’est qu’une meuf l’a silencieusement, patiemment et pour la 10 000è fois, lavé, étendu, plié. On s’envoie des emoji morte-de-rire en se souvenant qu’il achetait des boxers neufs toutes les semaines quand elle était malade. On fait le choix de rire qu’un mec de 30 piges soit pas foutu de taper « laver ses slips » sur Wikihow. Mais ce sont des rires un peu tristes, un peu affligés, un peu en colère aussi. On se rappelle, avec la même rage sourde et tacite, que son mec préfère qu’elle interrompe sa carrière dans le travail social, dans laquelle elle est compétente, valorisée, reconnue et qui a, en bonus, du sens pour elle, au prétexte qu’elle « gagne moins » et que ça coûte moins cher que la nounou. On se dit que ok mais si elle arrête sans arrêt de bosser, elle risque pas d’accéder à un meilleur boulot et de gagner plus en même temps, ni d’avoir une retraite décente. On se dit que s’ils se séparent, s’il fait comme 40% des pères qui ne payent pas la pension, ça va être bien, bien la merde. D’autant que, travailleuses sociales toutes les deux, on sait aussi que les politiques sociales menées ne le sont surtout pas en faveur de l’autonomie des femmes. Que ça non plus, c’est pas « naturel », que ça peut, que ça doit changer. Que toute l’organisation sociale repose sur cette exploitation-là, et d’autres avec elles. Je lui dis, à regret, qu’elle est dépendante. Elle répond en rigolant que quitte à être dépendante, elle aimerait bien voir la couleur du biff et se faire entretenir un peu. Elle admet avoir peur que le deuxième naisse. Mais en avoir envie aussi. Et puis c’est trop tard. Soit.
Je lui dis, dans un élan un peu désespéré que l’hétérosexualité est une arnaque. Elle dit « Peut-être. Quelque soit ton choix, je suis contente que tu sois heureuse en tous cas ». C’est pas vraiment ce que j’attendais. On s’en est tenues à l’exploitation domestique aujourd’hui. Parfois, on parle des patrons, qui sont le plus souvent les mêmes. On parle du nombre de meufs qui diminue dangereusement dans la hiérarchie quand on commence à regarder qui dirige, qui décide, qui analyse, qui palpe, même dans nos métiers dévalorisés du care. On parle aussi, certains soirs, de sexe. Enfin, des exigences, des bouderies, des extorsions, des menaces, des violences. Mais pas aujourd’hui. Aujourd’hui on parle travail domestique. Et décisions politiques. Et organisation sociale. Juste, pas en ces termes-là. Mais c’est bien de ça dont on discute.
Un peu désespérée, sûrement, elle aussi, elle lance « en même temps sa mère l’a éduqué comme un roi ». Je réponds « c’est quand même pas la faute des daronnes, des meufs, encore, si ? ». Elle met un petit temps et puis : « non, t’as raison, sinon vu que j’attends un garçon, autant que je me jette dans les escaliers direct ». C’est à mon tour de marquer un petit temps. Je sais plus trop quoi dire, c’est rare. Je vois que je peux pas parler de genre, de classe, de révolution même, je trouve pas les mots ce matin. Alors je marque un petit temps.
« Bon, tu vas pas le croire mdr, mais faut que j’aille débarrasser. Je t’aime ». Moi aussi, soeur. Moi aussi, mes soeurs. Toutes. On est quelques unes dehors à se battre pour nous toutes. Promis.