« Reims fut également la ville ou je parvins, au prix de mille et une difficultés, à me construire comme gay, c’est à dire avant même de m’assumer et de me revendiquer comme tel, à vivre une vie gay. »
Didier Eribon, Retour à Reims
Le mythe veut que Retour à Reims soit porteur de quelque chose d’universel. De Didier Lestrade à Edouard Louis, quitter sa petite ville de province homophobe pour vivre heureux et libre hors du placard et parmi ses semblables est un grand classique de la culture gay.
Je crois qu’il existe un entre-deux.
J’ai grandi dans un milieu bourgeois à Rennes. J’ai été dans des établissements scolaires de centre-ville, ségrégués socialement, et dans lesquels la course aux résultats importait davantage que le service public de l’éducation. Dans ce monde-là, il est difficile de rencontrer des mecs homos, et d’ailleurs, souvent, les garçons que je voyais autour de moi et qui auraient pu me plaire me décevaient au premier rendez-vous : trop superficiels, trop obsédés par leurs fringues, dépolitisés, et, j’ai honte de le dire maintenant : trop folles. Mon monde, au lycée, était un monde d’hétéros. Et cela n’a pas changé. Quand j’étudiais, à la Fac puis dans les écoles que j’ai intégrées, je me suis toujours rapproché et j’ai toujours fais la fête avec les gauchistes et les anars. Ces milieux cachés et nouveaux m’attiraient beaucoup plus que les bars gays que je connaissais, où tout était cher et la musique horriblement commerciale. Pour faire simple, le milieu gay rennais tel que je le percevais à l’époque n’avait rien de subversif.
J’ai grandi dans cet entre-deux, cette bande de potes élargie avec laquelle je passe mes étés sur l’Île de Groix et mes hivers à la campagne. Je dis entre-deux, parce qu’il n’y avait évidemment pas d’homophobie, tout le monde est hyper respectueux dans cette bande, et je ne laisse passer aucune blague lourdingue, mais il n’y a pas de pédés. Il n’y a que moi. Alors que ça baise dans tous les sens, que des couples et des histoires se font et se défont sous mes yeux, dans les dernières semaines du mois d’août de tous les étés depuis dix ans, au soleil et isolées du temps, je vis mes histoires d’amour et de cul en dehors de la bande. Et de fait, puisqu’elles ne sont pas visibles, mécaniquement, c’est comme si elles n’existaient pas. L’absence d’un autre gay, d’une autre personne homo n’était pas un problème uniquement pour la sexualité et l’amour : pour la construction personnelle, c’est dramatique. On devient hétérocentré et hétéronormatif, sans s’en rendre compte et petit à petit, alors même que je savais que mes amis n’avaient aucun problème avec mon homosexualité, je me normalisais par un mimétisme insidieux.
Quand j’ai écrit mon premier roman, je voulais dire cela : la difficulté d’être homo dans le milieu militant que je fréquentais. Rien d’explicite, bien sûr, mais bordel, ne jamais rencontrer quelqu’un avec qui vivre quelque chose dans son milieu politique, c’est frustrant. J’étais condamné à vivre des amours « à l’extérieur », avec des gens que je ne présentais pas à la bande, parce que trop différents, et de fait, j’avais une sorte de double vie : la vie politique, et la vie sentimentale.
Quand je discutais avec des gens, parfois, dans des soirées, et que je faisais part de ce constat (uniquement avec des personnes de confiance qui n’entraient pas systématiquement dans des jeux de postures moralisants), on me répondait souvent : « oh mais tu sais, il y a plein de gens ici qui ont déjà eu des expériences homos, c’est beaucoup plus ouvert que ça en a l’air ». Mais non, nom de dieu, ce n’est pas ça être pédé. Ce n’est pas « avoir eu une expérience homo ». Etre pédé ce n’est pas avoir le ticket de sortie de l’hétérosexualité. Le pire ennemi de la cause queer c’est le « bicurieux » non pratiquant, ce connard qui s’injecte un peu d’originalité gay sans risquer d’en porter le stigmate. Je le répète : le pire ennemi.
Etre pédé, gouine, trans, c’est vivre, au fond de soi, et sans qu’il soit possible de s’en échapper, une réalité qui porte en elle la critique du modèle bourgeois de la famille, le refus du patriarcat, et (n’ayons pas peur des mots) la potentialité du bouleversement des rapports sociaux de domination. Et si certains cherchent à normaliser l’homosexualité, en la rendant industrie capitaliste ou en demandant à se marier comme les hétéros, il n’en reste pas moins qu’à l’origine, l’homosexualité est révolutionnaire.
De cet entre-deux (ni homophobie, ni climat queer), je n’attribue la responsabilité à personne en particulier, j’en constate juste les effets. Il est fatalement plus difficile, voire pratiquement impossible, de se construire une identité politique qui comprenne son homosexualité si on est seul. Comme partout, il faut passer du temps et parler politique avec des gens qui partagent votre condition pour créer un discours de défense. Je ne l’ai pas pu. Jusqu’à ce que j’arrive à Paris.
Et que je lise le texte Vers la plus Queer des insurrections.
« Lénine et Marx n’ont jamais baisé comme nous. Il nous faut quelque chose de plus profond (…) nous voulons réduire en cendres la domination sous toutes ses formes diverses, variées et entrecroisées. »
Pfiou ! ça fait un bien fou.
Lisez-le, et rejoignez la cause.