Vibrations #22 : Joséphine

Je sais qu’un jour je livrerai un ancien prof ou un ancien pote de lycée. Je sais que ça arrivera. Qu’est-ce qu’il faut dire dans ces cas-là ?

Les journées sont longues, les shifts Ubereats aussi, qu’est-ce que tu crois. C’est long, la galère, la faim et le froid qui te rentre dans le cou. C’est long. L’équipement pour que le burger vegan reste au chaud est efficace, lui ne t’inquiète pas pour ça. Par contre le cycliste, le damné du bitume, lui il crève de froid et il renifle à chaque tour de roue. J’ai la crève constamment depuis que je roule pour l’algorithme.

Avec quelques gars que j’ai rencontré à Répu, on discute. Certains fument d’odorants pétards pour tuer le temps, et la conversation s’interrompt quand l’appli te sollicite. Désolé les gars, l’algo m’a choisi, c’est pas contre vous, c’est mes statistiques, elles sont meilleures, peut-être parce que je ne fume pas, peut-être parce que j’ai encore de l’énergie, parce que je vais plus vite, parce que je n’ai pas peur de mourir. Peut-être que l’algo me choisit parce que j’ai simplement envie de mourir.

Tout doucement, le temps est en train de disparaître. C’est l’un de ces samedis soirs d’hiver, il y a comme de la brume au dessus de la ville, et le coucher de soleil est vaporeux. J’attends Julia. Au bout de la rue, un camion vide l’un de ces conteneurs à verre enterrés. Quelques passants regardent.  Le vacarme des bouteilles brisées dure quelques secondes, comme une cascade coupante, et une odeur de vinasse envahit la rue, et certains froncent les sourcils pour montrer qu’ils ont senti que ça pue. J’attends Julia, le pied contre la vitrine d’un bar-tabac fermé, il est 20 heures, et le souffle humide, chargé des éclats de voix des terrasses avoisinantes, me tape sur les yeux, je joue a celui qui sera le plus fort, celui qui ne ferme pas les yeux alors que les larmes commencent à venir. On finit toujours par perdre contre le vent.

Le kiosque

Il fait frais, je regarde les passants, certains s’arrêtent au kiosque à journaux dans lequel on vend principalement Le Parisien, je le connais, je le regarde souvent, parfois pendant des heures, assis sur le petit muret. Ceux qui lisent Le Parisien ont leurs habitudes et leurs heures de passage, je commence à connaître. Mon portable est déchargé, je connais le serveur du Quartier Général qui voudra bien le brancher quelques minutes, juste le temps d’aller faire un tour, après c’est bon, de toute façon, mec, je n’ai pas un rond pour prendre un café. Tout passe dans la fête à outrance, celle qui te fait oublier comment c’était, avant. Avant le décrochage des wagons arrières, avant la tornade, avant tout ça.

Il y a cette femme qui passe, je commence à la connaître parce qu’elle discute avec tous les commerçants. Elle donne des cours de français à des migrants, des primo-arrivants comme elle dit. Elle a un cheveu sur la langue du coup les gens apprennent le français avec un cheveu sur la langue. Personne ne doit oser lui dire. Ou alors c’est une stratégie pour propager son défaut de langage. Cette idée me fait rire, tout seul, certains passants me regardent avec un air dégoûté. Je pense à ceux qui font la manche, ceux pour qui ce regard est le seul qu’on porte sur eux.

Julia

Julia arrive : elle est joyeuse. Elle vient de tomber amoureuse, ça se voit. Elle rigole, me raconte que la fille qu’elle fréquente est musicienne dans un groupe de Jazz, qu’elle veut absolument me la présenter, que c’est urgent, parce que cette fille-là, Joséphine, elle est trop. Je suis content pour elle, ce n’est pas facile de trouver une fille qui convienne à Julia, je ne sais pas pourquoi. 

« Elle joue dans un bar à côté, je lui ai promis qu’on passerait avant d’aller chez Andy. »

Je suis silencieux, peut-être parce que je suis un peu triste.

« Tu as encore revu Kamil, c’est ça ? Achille, il faut que tu évites les endroits sensibles.

— J’ai surtout rencontré Enes, un gars que tu vas adorer, je pense.

— Oh, montre une photo!

— Il n’a pas de réseaux sociaux.

— Appelle-le, dis lui de nous rejoindre.

— Il n’a pas de portable. C’est lui qui m’appelle de son fixe de temps en temps. »

Ça fait rire Julia, cette situation dans laquelle je ne suis pas maître du calendrier. Moi, je crois que ça me libère l’esprit : je n’ai pas à réfléchir au SMS que je vais lui envoyer, ni à regretter immédiatement d’y avoir trop laissé voir mes sentiments. Ne pas pouvoir l’appeler m’empêche de faire des conneries, en somme.

Et la vie pue de moins en moins.

Joséphine joue de la contrebasse sous le regard calme et enchanté de Julia. La soirée commence et nous basculons tous les deux dans une attente heureuse : elle, de la fin du concert et moi, du coup de fil du numéro en 01.

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