Des pas s’approchent dans un bruit diffus de buissons qu’on écarte, accompagné par le frissonnement des feuilles bousculées par le vent côtier. C’est un groupe : je perçois des voix étouffées qui s’approchent. Comme mon campement est, malgré son isolement, au bout d’un chemin, il y a une sorte de fatalité dans notre rencontre. Tout à coup, je suis pris de la panique de ceux qui sont seuls, et qui sont face à une situation inconnue.
La conversation se rapproche. Je vois les flashs des téléphones portables osciller dans l’obscurité. Ils sont quatre. Deux garçons et deux filles. Je suis figé tandis qu’ils arrivent. Je jette un œil sur la table de camping éclairée par la lampe à huile de la caravane : les restes de mon dîner, des boites de conserves ouvertes.
Ils sont désormais à l’orée de ma petite clairière.
« Attends, il y a quelqu’un, fais gaffe, Augustin.
— Mais c’est bon, il n’y a jamais personne, ici ».
« Bonjour », je dis.
Ils ne sont pas effrayés, simplement étonnés. Ce sont des jeunes d’à peu près mon âge, et à leur allure on peut deviner qu’ils sont de la caste des gens qui n’ont pas besoin de travailler pendant leurs étés. Cet instant de doute dissipé, je leur explique :
« J’habite ici, en fait. Vous pouvez passer, pas de problème. Je n’ai juste pas l’habitude d’avoir de la visite.
— Tu vis ici ? Comment ça ? C’est un coin abandonné ».
Les yeux du prénommé Augustin parcourent l’espace. Accroché à une corde qui descend d’un arbre, j’ai installé un jerrican que je vais remplir un jour sur deux à la fontaine du port. Il y a un modeste fil à linge sur laquelle se balancent quelques uns de mes vêtements fraîchement lavés, et la caravane, dont l’entrée débouche sur la table et la chaise de camping. Ils ont une vue complète et impudique sur le dénuement et la simplicité dans laquelle je vis. Cela semble les amuser. Par la spontanéité et l’indiscrétion que notre âge nous confère, nous nous racontons nos situations. Ils viennent ici chaque été, passés avec leurs familles respectives, dans les maisons qu’elles possèdent et qui sont situées dans un hameau non loin d’ici. Ils avaient l’habitude de venir dans ma clairière quelquefois, adolescents, pour vider quelques bières à l’abri des regards adultes. Ils veulent visiter la caravane. Je refuse, mais leur propose de partager la bouteille de chouchen que j’ai acheté en arrivant sur l’île et que je n’ai pas encore ouverte. Ils acceptent et nous nous asseyons à même l’humus frais. Il est impossible de faire un feu : je serai vite repéré et expulsé par les gendarmes d’été qui pratiquent l’excès de zèle avec amusement.
Finalement, nous passons un bon moment, avec Augustin, Mathilde, Côme et Alice. Ils sont parisiens, ont fréquenté le même lycée et sont « comme une fratrie ». Je leur raconte juste ce qu’il faut de ma vie, qui ne semble pas tout à fait les intéresser. Mais ils sont curieux de mon mode de vie de Robinson, et ça me procure une certaine fierté. J’ai quelque part une pointe d’orgueil à me considérer comme indépendant, nomade, libre, tandis qu’eux, je me plais à l’imaginer, leur confort les enferme. On se raconte parfois ce genre d’histoire, pas vrai ?
La soirée dure quelques heures, qui s’écoulent délicieusement, parce que je manquais de compagnie, malgré tout ce que je me dis sur mon besoin de solitude. La bouteille de chouchen est rapidement complétée par le rhum qu’ils ont apporté, et nous nous enivrons dans le bruit lointain des paquets de mer qui s’écrasent sur les falaises, plus bas.
Je regarde Augustin beaucoup plus que je ne le voudrais.
Mathilde me demande « Et genre, t’as une copine où pas ? »
Je vois bien qu’elle me fait les yeux doux, et je me doute bien que l’image de pirate qu’elle se fait de moi la séduit.
« Non mais moi, je préfère les mecs, en fait.
— Ah t’es gay ? Trop stylé.
-Stylé, ouais… »
Ça arrive tout le temps : pour ne pas laisser croire qu’ils seraient homophobes, les gens préfèrent en faire des caisses.
Le sujet est évacué par la gêne. Tout le monde regarde par terre et je suis satisfait de mon petit effet. Je leur annonce que j’ai sommeil, et ils s’en vont. Nous nous promettons de nous revoir, mais nous ne nous laissons pas de numéro, et cette rencontre me laisse avec le sentiment que nous ne nous reverrons probablement jamais, et que ce n’est pas si grave.
Au petit matin, une pluie fine traverse par endroits le plafond de la caravane et de petites gouttes courent le long des parois. C’est la première fois depuis que je suis sur l’île. Je loge dans une caravane qui n’est pas étanche. Et j’ai laissé mes chaussures à l’extérieur, alors que je ne le fais jamais, et je sais que c’est à la fois à cause du chouchen et d’Augustin, qui occupait mes pensées alors que je me préparais à dormir.
Dehors, dans mes chaussures trempées, je trouve un morceau de papier, sur lequel il avait dû avoir été écrit quelque chose à l’encre bleue, mais que l’humidité à rendue illisible.
Fin de la partie 2