J’ai repensé à Pierre, le gars de Vinted qui vendait son blouson. Juste un petit SMS, pour voir. J’étais mal à l’aise, il y avait son numéro dans la veste qu’il m’a donné mais je ne savais pas si c’était fait exprès. J’ai tendance à faire confiance au destin, c’est comme ça que les choses arrivent. Il ne faut simplement pas aller plus loin qu’une tentative. Pierre se souvient de moi, il garde un mystère sur le numéro de téléphone dans la poche, il ne semble pas surpris.
Je marche sur des œufs. Oscar me coache sur les messages. C’est toujours un problème, pour moi. Les messages, tu y mets toujours plus que ce que tu voudrais, c’est une vraie plaie. Si tu commences une relation avec des messages ratés, c’est compliqué de rattraper le truc. Comme arriver en retard à un entretien d’embauche. Les gens mettent beaucoup de temps à penser à la manière dont ils vont dire les choses, et moi je fonctionne toujours à l’instinct, et ça ne fonctionne jamais. Je suis toujours trop direct, trop sec, trop premier degré.
Oscar me coache donc, depuis quelques mois, et j’apprends l’art ridicule de bien écrire des textos. Qu’est-ce que ça m’emmerde. Je suis mauvais élève, et bien meilleur quand il s’agit d’embrasser au bord de l’eau. Oscar me dit souvent qu’on ne propose pas un dîner à quelqu’un sur le même ton qu’on lui demanderait de passer prendre du pain. Voilà, ce n’est pas compliqué à comprendre. Sauf que le ton, j’ai du mal à le voir. C’est ça mon problème. Je ne vois pas le sens caché de ce que j’écris. Je connais les bases, quand même, j’écris en toutes lettres et orthographié correctement. Mais la tournure des phrases et les fioritures, ça je ne maîtrise pas. Je reste dans le strict minimum utile. Pas de gras, juste l’os. On dit que c’est le gras le plus nécessaire, les blagues, les jeux, les questions.
« Les gens mettent beaucoup de temps à penser à la manière dont ils vont dire les choses, et moi je fonctionne toujours à l’instinct, et ça ne fonctionne jamais. »
Je finis par proposer à Pierre de boire quelques autres pintes au Côte d’Azur, rue du Château d’Eau. La vie est belle au Côte d’Azur, le patron raconte toujours aux nouveaux clients que la place au fond, là-bas, près de la banquette, eh ben Thierry Lhermitte venait y manger son entrecôte-frites tous les vendredis midis pendant dix ans. Personne n’ose demander au patron pourquoi il ne vient plus.
Je suis en avance, j’ai commandé un pichet de vin, parce qu’il n’y a que des bières en bouteille, ici. Pierre arrive, il est mignon, un peu intimidé, il me cherche du regard parce que j’ai changé de coiffure, et il me sourit et il vient s’asseoir en face de moi. Je porte le blouson qu’il m’a vendu l’autre jour. Nous avons un sujet de conversation merdique tout trouvé. Oui, il est chaud, oui le col frotte parfois le cou, etc. Je mœurs d’envie de lui demander pourquoi il m’a laissé son numéro juste après m’avoir dit qu’il n’était pas intéressé, mais il est trop fort : il n’arrête pas de changer de sujet, il est curieux, tout à coup. Je lui raconte ma vie, la sortie de mon bouquin, les petits boulots parfois, ça l’impressionne un tout petit peu, je crois. Nous nous regardons dans les yeux, cette fois-ci, je le sens plus en confiance. Il a des petits tics de lèvres, je ne me rappelle pas l’avoir remarqué la dernière fois.
Je crois que Pierre a pris de la coke.
Le patron nous fait des blagues, tout le monde est gouailleur comme c’est pas permis dans ce bar, c’est un mode de communication. Une femme avec son caniche essaie de deviner notre âge, elle tombe juste pour moi et donne 26 ans à Pierre, qui ne dit pas si c’est vrai. Pierre a grandi au fond de la Bretagne. Il a travaillé dans l’usine de son père quelques temps avant de décider de partir vivre en Pologne, sur les traces de sa famille. Il y est resté trois ans, c’est le voyage de sa vie. Il a les yeux brillants lorsqu’il en parle. Puis, il ne veut plus en parler. Il regarde ailleurs.
Ça y est, Pierre est de nouveau comme lorsque je l’avais vu rue de Belleville. Mal à l’aise, mélancolique. Il vide son verre de vin, je culpabilise, puis il va aux toilettes.
Merde, il prend de la coke pour un simple date sans conséquences, alors que nous sommes mardi soir. C’est chaud, je me dis. Et je ne suis pas le dernier à prendre ça mais jamais pour ce genre de raisons.
Quand Pierre sort des toilettes, il marche vers notre table, hilare : « T’as vu l’état de la cuisine ? C’est absolument dégueulasse !
— Je comprends mieux Thierry Lhermitte ».
Nous sortons du bar après avoir bu le vin qu’il nous restait, puis nous escaladons les petites barrières du square Jules Ferry. Il a deux canettes de Leffe dans son sac. Nous les buvons presque silencieusement, en rigolant de temps en temps. Nous nous apprivoisons. La Pologne. Il a du mal à m’en parler, mais je sens qu’il en a envie. Je le laisse occuper le silence. Je ne parle pas.
Il est tombé amoureux, là-bas. Un gars. Son premier amour homosexuel (je le savais, pas vrai ?). Ça s’est mal terminé. Enfin, ça s’est terminé dans le sang. Ils ont été agressés tous les deux, dans la nuit des rues de Varsovie. Il a vu le crâne de son amant ouvert, et personne pour appeler les secours.
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