Samedi dernier, j’ai eu la chance d’assister à une projection de 120 battements par minute, le long métrage de Robin Campillo qui, en retraçant les débuts d’Act Up-Paris, a ébranlé le festival de Cannes. J’ai appris, j’ai ri et j’ai surtout pleuré du début à la fin tant ce film m’a paru puissant – même si je suis globalement incapable de le juger en tant qu’objet filmique tellement je l’ai vécu avec mes tripes de pédé, touché dans ma chair même par ce qui aurait pu, à 20 ans près, être ma propre histoire.
Voir 120 battements par minute, c’est prendre une claque dans la gueule et surtout conscience de plein de choses : de la chance que nous avons aujourd’hui, de la violence de cette époque pour nos ainés et surtout de tout ce qu’on leur doit. A la fin du film, d’ailleurs, le silence dans la salle était particulièrement éloquent, chargé de larmes et lourd de sens.
J’en suis ressorti avec un sentiment encore plus fort de respect et de gratitude pour celles et ceux qui ont lutté avant et pour moi, pour nous tou.te.s en fait. Ca m’a donné à réfléchir sur nos modes de militantisme actuels, sur leur futilité parfois : ça veut dire quoi en fait, lutter ? Comment éviter les postures et donner corps à ses idées, sortir de notre bulle virtuelle pour se confronter au réel ? Du coup, j’ai eu envie d’interroger Didier Lestrade, écrivain, journaliste, fondateur d’Act Up-Paris et surtout l’un de mes héros (même si parfois on n’est pas d’accord… et j’imagine que c’est normal) pour parler du film, de transmission intergénérationnelle et d’activisme en 2017. Comme il est cool et accessible, il a gentiment accepté.
Friction : J’ai lu que tu avais été très ému par le film. Tu trouves qu’il fait une juste description de ce qu’était Act Up-Paris à l’époque ?
Didier Lestrade : C’est un film que je suis pressé de revoir, et revoir encore pour tous les détails. C’est une bonne description d’Act Up à part que dans la vraie vie, on était déjà plus nombreux avec beaucoup plus de personnalités fortes, une organisation qui travaillait dans tous les sens, ce qui est impossible à montrer au cinéma puisqu’il y aurait eu une surabondance de personnages. Le cast est resserré, et c’est bien, cela permet de ne pas s’éparpiller. Mais il faudrait que mon premier livre sur Act Up, qui date de 2000, sorte en format poche. C’est pratiquement mon seul livre qui n’a pas vieilli en 17 ans, l’édition originale (Denoel) est épuisée ou coûte cher sur Internet. C’est dommage.
« A partir du moment où on est une personnalité publique, les gens ont le droit de vous déchirer en pièces tout en gagnant un prix littéraire. »
Que penses-tu de Thibault, le personnage qui semble te représenter à l’écran ?
Je sais que Robin a eu des difficultés pour trouver Antoine [Reinartz, qui jour le rôle de Thibault, ndlr], je crois que c’est le dernier membre de l’équipe qu’ils ont trouvé. J’avais proposé Hervé Lassïnce pour ce rôle mais il est un peu plus âgé que moi à l’époque et cela n’aurait pas été raccord. J’ai vite décidé que le choix de l’acteur ne me concernait pas, c’est un film et je n’ai aucune prétention à intervenir. En fait, j’ai été tellement déçu et triste par le livre de Tristan Garcia, La meilleure part des hommes (2008), qui a fait de moi une personne complètement incohérente par rapport à qui je suis que j’en étais arrivé à la conclusion que l’on ne contrôle rien et qu’à partir du moment où on est une personnalité publique, les gens ont le droit de vous déchirer en pièces tout en gagnant un prix littéraire. Et ensuite, il y a une pièce de théâtre adaptée du roman. C’est obscène. Antoine Reinartz est juste parfait, ce que j’aime chez lui, c’est la personne en vrai, comment il est dans la vraie vie. C’est le plus important pour moi.
Il y a un véritable problème de mémoire et de transmission intergénérationnelle chez les gays, en partie à cause de l’épidémie du sida. Crois-tu que ce film, et plus largement le cinéma, pourrait parvenir à réparer ça ?
En fait, je crois que ce film est LE SEUL dans notre société qui pourrait lancer une dynamique. Et donc c’est difficile de lui demander de lancer un mouvement national que les associations ou institutions n’ont pas su, ou pas voulu créer. Tout le monde est d’accord pour dire qu’il y a un problème de transmission, cela fait des années que le constat est fait. Normalement, on devrait être invités pour faire des conférences ou même intégrer les facs ou les collèges pour raconter ces histoires, comme cela se fait à l’étranger dans le cadre des queer studies. Mais il y a eu une telle opposition française à l’idée minoritaire et multiculturelle, un tel rejet du fait communautaire dans son sens le plus noble, c’est toute la société qui se méfie de ce qui se passe dans les minorités. C’est pour cela qu’on a créé entre 2008 et 2013 le site Minorités qui a permis de fédérer toute une réflexion transversale entre les minorités. Mais même en créant un espace où tout le monde pouvait s’exprimer, il n’y a pas eu d’écho d’en haut. Cette mémoire est politique, il n’y a pas de centre d’Archives LGBT, et cela arrange certaines personnes de voir cette histoire disparaitre. Ce n’est pas un complot, c’est une négligence culturelle nationale. Il y a des archives juives, pas d’archives LGBT et encore moins des archives sur la question arabe et ne parlons pas de tout ce qui touche au colonialisme.
« Act Up servait de dépotoir pour tous ‘les cas’ que les autres associations ne voulaient pas voir. »
“Association issue de la communauté homosexuelle veillant à défendre toutes les populations touchées par le SIDA” : en voyant 120 battements par minute, je crois que j’ai enfin pigé combien ces mots étaient révolutionnaires. Act Up s’est intéressée dès le début à la situation des pédés mais aussi des prisonnier.e.s, des étranger.e.s, des toxicos, des prostitué.e.s. Qu’est-ce que ça t’inspire ?
C’est le groupe qui manque aujourd’hui dans sa dimension inclusive. Quand j’ai fondé Act Up, je ne m’intéressais qu’aux gays, d’ailleurs jusqu’à 1989 j’étais le cliché total du gay individualiste, donc je sais d’où ça vient. Mais avant même de lancer l’association, on savait que tout le monde allait venir et on s’est préparés pour ça. Act Up servait de dépotoir pour tous « les cas » que les autres associations ne voulaient pas voir. Donc on a servi de sas sociologique pour toutes celles et ceux qui se sentaient exclu(e)s à l’intérieur même de la communauté gay. Et dès les premiers militants comme Cleews Vellay, dès la première réunion, on savait que les autres sujets seraient travaillés comme la prison, les toxicos ou la situation en Afrique. Le film n’a pas le temps de montrer cette palette de revendications mais Act Up était un melting-pot. Moi-même, j’avais la réputation de dire qu’on s’éparpillait trop, il y avait trop de commissions et de groupes, trop d’actions, mais c’est précisément cette observation large de la société qui a rendu le groupe si fort. Et c’est précisément cet aspect qui a influencé le fonctionnement du seul groupe militant en France qui a incorporé le fonctionnement d’Act Up dans ses revendications écologiques, Bizi, à Bayonne. Je les adore.
On vit à une époque où il semble de plus en plus difficile de mobiliser, et tu reproches souvent à la jeune génération de ne pas agir suffisamment. Je crois qu’il y a pas mal de raisons à cela, la violence moins visible qu’avant, le contexte néolibéral, une société hyperconnectée et surchargée d’info mais de plus en plus éclatée, par exemple. Comment est-ce que tu vois les choses ?
Je comprends complètement pourquoi on en est là. Il y a une immense séparation entre nous et les trentenaires par exemple, qui se considèrent à juste titre comme la génération manquante, celle qui a grandi avec Act Up et le sida et qui en a eu marre d’être toujours « la génération d’après », tout en subissant une crise économique et politique qui les a exclus du marché du travail et même de la culture. Tous les gens que je connais de 30 ans rament, c’est clair. Notre génération, celle des Baby Boomers, a fait trop de choses. C’est emmerdant à suivre. D’un autre côté, ma génération est marginalisée, on est plus que 3 ou 4 à s’exprimer donc ce n’est pas comme si on les empêchait de parler et d’agir. Nous sommes devenus une sorte de conscience abstraite qui regarde ce que les jeunes font et cela les emmerde d’être observés. Mais enfin! C’est un signe d’attention et d’affection! C’est ce que nous avons fait en 89 en créant Act Up, on subissait le regard des anciens du FHAR et des personnalités très radicales des années 70! De toute façon, pour moi, l’engagement collectif, c’est fini. J’ai donné mes dernières forces à Minorités et je vis à la campagne, je suis loin de ce qui se passe à Paris ou ailleurs. Je ne vais pas embêter les jeunes qui veulent faire quelque chose.
« Les jeunes de 10 à 20 ans sont vraiment la nouvelle garde, on le voit sur le sujet des trans, les kids sont en train de bouleverser (en bien) tous les mouvements précédents. »
Pour l’instant, je vois les gays trentenaires s’interroger sur ce film. Vont-ils encore subir un sentiment de culpabilité de ne pas avoir vécu Act Up? Est-ce qu’ils vont se laisser aller à apprécier ce film et tout ce qu’il peut motiver comme envies? Je suis beaucoup plus curieux de voir comment la génération Z va répondre au film, les jeunes de 10 à 20 ans sont vraiment la nouvelle garde, on le voit sur le sujet des trans, les kids sont en train de bouleverser (en bien) tous les mouvements précédents. C’est peut-être cette nouvelle génération qui va sauter la précédente en faisant le lien avec nous et entraîner une dynamique commune.
En sortant du film, on espère en tout cas qu’il va réveiller les consciences et donner envie de militer. Le désir de renouer avec l’action et l’activisme a l’air de se faire de plus en plus sentir chez une partie des jeunes LGBTI de 20, 30 ans. Quel genre d’actions, de mouvements ou d’initiatives rêves-tu voir émerger ?
Ce qui s’est passé contre Hanouna est un bon exemple. Pas de leadership, le mouvement de protestation s’est fait tout seul avec une cible très intelligente, celle des sponsors. Ce qui se fait à l’étranger depuis longtemps est enfin arrivé en France avec l’impact que peuvent avoir les réseaux sociaux pour se battre congre les injustices. C’est l’exemple typique de l’action moderne, qui ne demande pas forcément beaucoup d’engagement personnel mais qui, avec le nombre, devient une force politique. Et Internet permet d’être très violent au niveau du vocabulaire, il y a une escalade de la réponse légitime. C’est ce qui devrait être fait contre Sens Commun, réduire leur influence, les attaquer avec la même violence qu’ils utilisent, l’humour en plus. Il faut leur montrer qu’ils sont une minorité catholique dans le pays, bourgeoise certes, avec du pouvoir, mais nous avons les mêmes outils. On ne peut pas vraiment s’attaquer au Front National car c’est un parti trop important. Mais Sens Commun est marginalisé au sein même de la droite et c’est cet angle faible qu’il faut attaquer sans cesse. Il faut être agressif pour représenter un rapport de force et leur montrer qu’ils ont dépassé leur place. Ils sont aussi minoritaires que nous, mais nous sommes plus jeunes. Leur vocation est de disparaitre, notre vocation est de grandir.