Ceci est la toute dernière occurence de la chronique « Mécanique des Fluides » de la photographe-chercheuse Maël Beau Sang. Pour lire les précédentes, cliquez ici.
3) Couleurs et formes
Si le XXème siècle se caractérise par la représentation et l’utilisation explicite du lait, des menstruations et du sperme, une tendance qui peut aller jusqu’à leur propre utilisation dans certaines œuvres, pendant longtemps ces fluides ont été nous l’avons dit des objets « absents », puisqu’ « objets>limite ». Pourtant, ils sont omniprésents aussi bien en littérature qu’en art. Comment expliquer ce paradoxe ? Par le déplacement de formes et le jeu des couleurs, qui s’apparentent alors à un code à déchiffrer. Certains de ces codes symboliques perdurent même dans les productions contemporaines : ainsi, le poisson et le serpent sont des représentations allégoriques bien connues du sexe masculin, quand les réceptacles de toutes sortes et les fleurs figurent le sexe féminin. La peinture classique offre naturellement de très nombreux exemples de ces détournement : formes lascives, draperies suggestives, nœuds coulants… sont autant de moyens déployés par l’artiste, qui permettent de suggérer ce que l’on ne peut pas représenter (voir la Danaé de Blanchard dans notre chronique précédente). On retrouvera en littérature le même type de déplacement de couleurs ou de formes.
Rappelons-nous de La Dame aux Camélias de Dumas fils, où Camille porte un camélia blanc au revers de sa robe (symbole de pureté), sauf durant la période de ses menstrues, où elle préfère la même fleur de couleur rouge (qui manifeste alors sa pleine sexualité et donc son pouvoir sexuel, mais aussi son indisponibilité). Cette interprétation semble applicable au mythe de Perséphone également tel que présenté dans l’hymne homérique: Perséphone est tout à la fois pure et sexuelle, preuve en sont ses attributs floraux, qu’elle cueille au moment de son enlèvement par Hadès : blanc (le lys) et pourpre (la violette) – une dualité de couleurs que l’on retrouve également dans le tableau de Blanchard. Plus tard, la grenade, fruit saignant s’il en est, symbolisera sa maturité sexuelle et plus généralement sa transformation de jeune fille en jeune femme, où elle est alors capable de prendre ses propres décisions, comme celle de rester auprès de celui qui est devenu son époux, pendant six mois (symbolisés par les six pépins de grenade qu’elle a mangé aux Enfers… qui peuvent également représenter les six jours que dure la menstruation).
Dans son essai The Curse : a cultural history of menstruation, Janice Delaney va plus loin encore, en rappelant que Freud, dans « Le tabou de la virginité », avait supposé qu’en des temps préhistoriques l’odeur même du sang des menstrues avait pu être un stimulus sexuel, avant que les hommes ne rejettent cette attraction. Si l’on compile cette information avec le symbolisme sexuel des fleurs, celles que cueille Perséphone ou que porte Camille prennent alors une toute autre envergure…
Les contes, dont la visée éducative et pédagogique n’est plus à démontrer, de même que leur dimension éminemment psychanalytique, sont également un terreau fertile notoire pour les déplacements symboliques de couleurs et de formes et leurs correspondances. Ainsi, l’importance et la récurrence de la couleur rouge pour symboliser la femme sexuée, sexualisée, par l’action même de la menstruation, y est-elle particulièrement significative. Les contes permettent en effet, selon des analyses aussi bien freudiennes que jungiennes, une plongée dans les parties les plus primitives de la psyché : la fascination qu’ils exercent, la richesse de leur symbolique et leur lien avec l’inconscient sont devenus un champ de spéculation singulièrement fécond, qui révèle un socle anthropologique commun de thématiques directement liées aux préoccupations et affects humains – notamment dû au fait que les contes résultent originellement d’une tradition orale. Prenons ainsi par exemple Le petit chaperon rouge[1], ou Blanche-Neige[2], deux « contes menstruels » souvent cités à titre d’exemple.
4) Le langage littéraire
Si couleurs, formes et matières constituent le langage plastique principal de l’artiste, qu’en est-il de l’écrivain ?
Nous avions discuté précédemment du pouvoir du langage en littérature dans le cas de l’obscène, qui semblait, selon Julia Kristeva, révéler par l’irruption brusque de l’affect si l’écrivain se faisait le juge ou le complice des objets-limite dont il prétend parler. Nous avions discuté des deux écueils principaux auxquels le langage autour des fluides, semble se heurter en littérature : tomber dans la vulgarité crue, parfois brutale, qui joue le jeu de la provocation et de la subversion, ou dans l’emprunt gauche et malhabile du vocabulaire scientifique, anatomique, trop détaché. Il existe d’autres circonlocutions encore, allant de l’enfantin ou infantilisant (la minette, le zizi, la foufoune, les ragnagnas) à la périphrase ou métaphore (les Anglais, les coquelicots, le petit oiseau, le petit chat, la crème, la sauce blanche). Elles sont tout aussi révélatrices de notre difficulté à nous saisir des réalités qu’elles recouvrent. Nous verrons avec l’analyse des textes de notre corpus, dans le second temps de notre développement, que bien souvent l’écrivain jongle entre ces territoires, ces contraintes et injonctions parfois contradictoires, sans toutefois parvenir à en privilégier définitivement un par rapport aux autres. Cependant, il est un autre aspect du langage que nous devons également prendre en compte, directement en lien avec les précédents : celui qui fait appel à la propre charge affective du lecteur.
- Le traitement de l’obscénité selon Marivaux
Dans son roman-mémoires Le Paysan Parvenu, Marivaux utilise le prétexte d’un dialogue entre un jeune écrivain et un auteur expérimenté pour répondre alors, de manière détournée, à l’œuvre scabreuse de Crébillon, l’un de ses contemporains, dont il désapprouve les choix esthétiques. L’action se déroule au cours d’un voyage en carrosse, donc dans un espace clos, où les deux auteurs discutent librement de la littérature érotique. La question centrale de ce dialogue est celle de l’obscénité, c’est-à-dire précisément celle du langage : comment dire, décrire, écrire et donc exprimer ces marges, évidemment sexuelles, et les affects qui leur sont liés, dans la littérature. Le point de vue de Marivaux, nous allons le voir, est particulièrement intéressant pour notre analyse en ce qu’il est très tranché.
Ici, le personnage du vieil écrivain se moque de la crudité du langage (littéraire, s’entend) du plus jeune auteur : il considère cela comme une maladresse, une erreur due à la jeunesse fougueuse de son interlocuteur. Pourtant, il explique clairement qu’il ne s’agit pas de ménager le lecteur au nom de quelconques principes moraux… mais de principes purement esthétiques. Une telle position ne peut manquer de surprendre au début du XVIIème siècle quand on connaît la rigidité purement morale des codes littéraires, qui soumet les textes et leurs auteurs à une quasi autocensure pour espérer la publication – ce qui permet de mieux comprendre par ailleurs l’émergence du mouvement libertin, à la fois « de mœurs et d’esprit ». Pourtant, Marivaux déplace cet impératif pour le reporter sur des considérations strictement esthétiques, et donc formelles. Son personnage d’écrivain expérimenté car plus âgé dispensant ses conseils à un écrivain plus jeune (dans une relation de mentor à élève) est clairement un avatar qu’il utilise à dessein.
Sa réflexion se poursuit ainsi : dans les conversations orales mondaines, les obscénités peuvent être employées (et dans le même temps excusées), mais pas dans le roman (en tant qu’œuvre littéraire par excellence) car la vulgarité ne fait qu’abaisser l’auteur, son lecteur, et l’œuvre littéraire. C’est là un avis pour le moins radical, mais Marivaux s’en explique : en effet, pour lui, licence et obscénité sont tout à fait prosaïques et ordinaires, et l’obscénité dans le roman est donc une grossièreté impardonnable, une faute dans l’exercice exigent que réclame le romanesque.
Ce romanesque (comprendre « ce qui appartient en propre au roman ») exige de par sa plasticité même une représentation qui implique l’imagination du lecteur, et qui esquive donc la grossièreté, vue comme un véritable écueil à éviter, à l’aune duquel se juge un écrivain. Il s’agit alors pour l’écrivain de cultiver une esthétique de la suggestion, du montré/caché, du dévoilement (et donc, comme on le notera, de l’ambiguïté et du trouble), car le lecteur est tout simplement incapable d’apporter de lui4même la charge affective des scènes libertines. Marivaux perçoit le lecteur comme une entité qu’il convient d’impliquer dans la construction du texte, et qu’il faut donc guider en lui permettant de participer à l’élaboration d’un fantasme – et non de le lui livrer de but en blanc de façon grotesque, ce qui serait indigne de la littérature et de la noblesse à laquelle elle peut prétendre selon lui.
Marivaux considère donc clairement les sujets bas ou trop ordinaires comme indignes de la représentation, non pas parce qu’ils choquent les convenances ou seraient susceptibles d’offenser, mais en raison de considérations purement esthétiques. Nous, lecteurs d’aujourd’hui, ne pouvons manquer l’ironie de cette assertion, qui voit en son propre médium une limite intrinsèque, alors que Marivaux (tout comme Kant précédemment, au sujet du sublime) ne semble pas prendre en compte le poids véritablement fondamental, prépondérant, de la « morale » sur les critères esthétiques d’une époque.
Toutefois, ses considérations nous paraissent pertinentes pour comprendre les difficultés liées à la thématique qui nous intéresse. C’est là le « paradoxe du libertinage » : la représentation d’un émoi sexuel, de quel qu’ordre qu’il soit (et il nous semble que les fluides sexuels peuvent être considérés comme un émoi des plus immanents), ne peut être peinte directement, que ce soit dans le corps du récit ou les dires d’un personnage, car le lecteur ne peut apporter la charge érotique, affective, émotive, qui lui donne sens et vérité. Peindre explicitement le sexuel, ses manifestations et implications, c’est lui faire perdre sa vibration naturelle et le rendre «sale et rebutant » > autrement dit, le faire basculer définitivement du côté de la souillure.
Même si nous nous désolidariserons ici du contexte des réflexions de Marivaux, strictement appliquées au roman libertin, ces mêmes réflexions nous semblent parfaitement transposables aux pratiques littéraires qui joueront des fluides.
- De la différence entre pornographie et érotisme pour mieux situer les choix esthétiques possibles autour des fluides
Pour mieux comprendre, revenons-en à la différence fondamentale, quoique binaire, et, il nous semble, à nuancer, puisque plus trouble et subjective qu’on ne le pense, existant entre érotisme et pornographie. L’un suggère, attise le désir, l’autre révèle, montre crûment. La pornographie, si l’on prolonge la réflexion de Marivaux, serait un recours facile pour des esprits bas (ou à qui l’on demande d’être bas le temps de la lecture, au sens où on le fait déchoir pour mieux laisser s’exprimer des instincts primaires). Tout dans ce genre contribuerait à abaisser ceux qui y ont recours, car la vulgarité y est omniprésente et dépossède l’imagination tout en stigmatisant de manière caricaturale le désir et les rapports sexuels. C’est demander au lecteur/spectateur de devenir, le temps du contact avec l’œuvre, aussi « laid » que ce qu’il lit/voit. En revanche, l’érotisme, valorisé par Marivaux, suggère, et par cette suggestion, qui passerait par une réelle préoccupation esthétique selon lui, il invite le lecteur/spectateur à apporter une mythologie personnelle qui contribue à élever son esprit et à le projeter de manière active en lui permettant d’interagir avec ce qu’il lit/voit, et même d’aider à le construire : c’est la charge affective que peut apporter le sujet qui fait la différence.
A cet égard, et au vu de la difficulté de l’entreprise (car si un écrivain analyse ce qu’il choisit de dire, il considère également avec attention ce qu’il choisit de taire), la littérature érotique, et plus généralement la littérature faisant appel aux formes abjectes du sexuel comme les fluides, apparaît donc non plus comme un sous>genre dépourvu de noblesse, mais comme un véritable exercice de style, un « morceau de bravoure » de la part d’un écrivain, et peut>être même l’un des plus difficiles. Ainsi, la difficulté de traduire l’impétuosité, la fugacité et les affects complexes liés au champ sémantique de la sexualité, vue comme une marge, érigent devant l’écrivain de nombreux écueils préalables au procédé d’écriture même. Et si le fait d’épiloguer sur les possibles qualités littéraires d’un livre que l’on est censé ne lire que d’une seule main, peut apparaître secondaire, ou considération négligeable, c’est une question qui sera véritablement centrale pour nous au contact des œuvres faisant appel au sperme, sang des menstrues et lait.
Va-t-on vraiment s’efforcer, dans le cas de l’esthétique des fluides, de retranscrire la chair du monde dans la chair des mots ? C’est en partie ce que ma thèse s’efforcera de questionner…
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[1] Dans Le petit chaperon rouge, une jeune fille censée apporter quelques denrées à sa grand-mère en bravant le danger du loup, semble figurer un premier niveau fantasmatique de dévoration, mais son chaperon rouge intrigue : sa couleur ne sert aucun ressort narratif, il faut donc bien qu’elle ait une importance symbolique. Et en effet, ce chaperon rouge suggère une toute autre lecture possible du conte : celle de la métaphore d’un viol, et/ou de la perte de la virginité, précisément parce que la couleur rouge renvoie à la menstruation, et donc symboliquement à la maturité sexuelle (à défaut d’être affective) de l’héroïne. Le loup devient alors un prédateur qui n’est plus spécifiquement naturel, mais masculin, et si l’on s’en réfère aux versions conjointes de Grimm et de Perrault, il est en outre particulièrement attiré par l’odeur de la jeune fille… restes de l’attirance masculine pour l’odeur du sang des menstruations suggérée par Freud ?
[2] Dans Blanche-Neige, une reine formule un désir d’enfant lorsqu’elle se pique le doigt en cousant : son sang tombe sur la neige, qu’elle aperçoit de sa fenêtre aux carreaux de bois noir, et à la vue de ces trois couleurs la reine fait alors le vœu d’avoir une fille « au teint aussi blanc que la neige, aux cheveux noirs comme l’ébène, et aux lèvres rouges comme le sang ». Ces lèvres rouges, peuvent évidemment faire écho aux lèvres rouges du sexe d’une femme durant ses règles ; mais plus généralement, les trois couleurs évoquées font référence aux couleurs traditionnelles symboliquement associées aux femmes : blanc pour le premier âge de la vie (la vierge pure), rouge pour le second âge (la femme sexuelle, la mère), et noir ou bleu foncé pour le dernier âge (la vieille). Blanche-Neige, est donc une incarnation suprême de la féminité, une « femme parfaite » (ce qui lui attirera de nombreux déboires et infortunes), qui réunirait en une seule entité toute les caractéristiques du féminin.