Je tente de faire la liste des histoires fascinantes et lubriques que j’ai entendues cet été. Sable, bitume brûlant, village désert, et grange odorante. Caleçon humide dans la canicule, maillot de bain dévissé par les vagues, regards derrière le masque, dans le métro. A deux dans la cabine de douche du camping, laisser son numéro sur un paquet d’allumettes, le rideau qui ondule dans la brise avant l’orage, les quelques notes de ce morceau d’Erroll Garner. Le stupre, l’arrogante défonce dans le bois de Vincennes, les baisers camouflés dans les jeux pour enfants alors que le soleil se lève, sur le chemin du retour, sur le chemin, entre les arbres, et à travers le vent.
Parmi les histoires dont je ne dirai pas si elles m’appartiennent ou si elles appartiennent à d’autres, il y a celle de celui qui, sur la plage, gardait toujours un œil accroché à ce vendeur de glaces et de churros qui suait sur l’interminable sable des landes.
Impossible de savoir s’il est pédé, lui, on ne le voit que travailler, et les sourires sont factices, alors il n’y a pas trop le choix, il faut le voir hors du temps de travail, juste comme ça, pour savoir si l’occasion est à saisir, si le pressentiment, le clin d’œil, tout ça, si c’était du chiqué, comme on dit ici. Le vendeur de churros est l’un de ces frimeurs dont on se demande où ils se cachent le reste de l’année car en décembre, plus de trace de leur gang, comme s’ils n’appartenaient qu’à l’été. Certains partent voyager avec l’argent de la saison, d’autres « enchainent » avec un travail d’hiver. Une conversation rapide, l’autre jour, vous a appris qu’il étudiait le droit à la fac de Bordeaux et que le mois de juillet finançait le mois d’aout.
Le voir hors du travail, le soir.
Sans trop tarder : les vacances, c’est court. Bon sang, tout serait tellement plus simple si tout le monde était sur les applis. Un tour de vélo, le soir, en raconter suffisamment et suffisamment peu aux amis, aux co-estivants pour qu’ils vous laissent tranquille. Les bars de la côte sont sordides, la musique est à vomir, et puis vous tombez sur une petite chapelle, loin du front de mer. Et vous entendez quelques notes résonner dans la noirceur. Et vous sentez l’odeur clichée du feu de bois. Derrière les pierres chaudes, un groupe joue, comme un hasard, une sorte de jazz manouche, violon guitare voix, et pas plus de vingt connaisseurs zigzaguent entre les chaises pour se laisser danser.
Parmi eux, il y a évidemment les mèches blondes du vendeur à la sauvette, du forçat de la plage, qui, les yeux fermés, active ses jambes comme il peut parce qu’il est impossible de danser correctement sur cette musique qui fonce à toute allure. On se croirait dans Latcho Drom, et vous êtes là, loin de la lueur, protégé par leur excitation, et tout a l’air d’une mise en scène, tout est tellement poétique. Vous le regardez danser, ce gars à qui vous avez acheté un truc tous les jours pour revoir encore une fois son regard se planter dans vos yeux. Vous avez le frisson. Le frisson.
Le téléphone : mec, t’es où ? On commence un time’s up !
Comme tout ça n’est plus important, comme rien ne compte davantage que la question : allez-vous vous décider à vous glisser parmi la petite foule ? Heureusement, vous avez avec vous la petite bière que vous aviez réservé au cas où vous ne trouveriez pas l’endroit où il va, le soir. Au cas où vous auriez tourné, désespéré, dans les rues pâles de la cité balnéaire et que vous vous seriez moqué de vous-même. Il va là, où sont les gitans, et où s’écoulent désormais des mélodies mélancoliques, et on parle doucement tandis qu’une gamine, quinze ans à peine, les mains dans les poches, virtuose, vocalise l’éternité, et vous donne les larmes aux yeux.
Vous profitez de l’instant de calme, et vous vous approchez. Vous l’avez perdu de vue, car vous êtes étourdi par la chanteuse, et la guitare elle-même semble ne plus être là, et vous l’avez perdu de vue, vous vous en voulez, mais on vous offre de fumer sur un pétard, avec un sourire, et vous refusez parce qu’en cette période, on ne fume pas sur les pétards de n’importe qui.
L’instant d’après, la musique s’intensifie, et vous semblez ne plus vous maîtriser : vous êtes émotion. On parle souvent de l’été : il se situe là, parmi ces gens, avec lesquelles vous n’échangez que des sourires, pas besoin de parler, et une vieille femme danse entre les chaises, semblant se jouer des hautes flammes. Il y a ces trois femmes, en robes noires, et qui refusent de danser avec les hommes, avec l’air de celles qui ne sont pas d’humeur. De celles qui veulent kiffer la vibe sans leur mec. Sans les mecs.
Soudain, il revient, l’autre, au visage bruni par le soleil, et vous distinguez qu’il a des regards pour une fille, qui danse en robe blanche, en posant de temps en temps son verre sur le bois d’un tonneau qui sert de table. Elle est belle. Il la regarde. Il est comme vous, il est terrassé par le doute. Vous comprenez qu’il n’y aura pas d’histoire, pas de vous et de lui, pas de ce genre d’histoire. Et vous dansez, et vous allez retrouver le type au pétard, qui en a rallumé un entre temps, et qui vous fait signe. Vous fumez, et vous ne vous préoccupez plus des directives sanitaires.
Il ose, en face. Bientôt, ils dansent. Et vous vous rappelez que la plupart du temps, l’hétérosexualité est une évidence, et qu’il n’y a pas de raison d’interpréter un clin d’œil d’un homme à un autre homme, puisqu’il n’y a pas d’espace pour une histoire entre un homme et un autre homme. Et vous politisez votre déception. Vous vous racontez, pour mieux la supporter, que la déception est due, aussi incertain que cela puisse paraitre, au contexte, à l’hétéronormativité des stations balnéaires. Vous vous consolez dans une analyse politique bancale.
Finalement, on se parle un peu, ici. On se demande ce qu’on fait là. La plupart des gens viennent récolter les fruits qui murissent dans l’arrière-pays et ont garé leur caravane là, derrière la chapelle, qu’on dit hantée, et que personne ne fréquente. Vous êtes un estivant parmi les saisonniers. Le violoniste casse deux cordes d’un coup, et lacère son archer. Il est ivre, et c’est la fin de la soirée. Et vous rentrez à vélo. Ivre de cet instant, en préparant le mensonge que vous allez servir aux amis, qui ont probablement terminé le time’s up.