10 ans du mariage pour tous·tes : « Tu es de leur côté, Claire »

Le 17 mai 2023, la loi « ouvrant le mariage aux couples de personnes de même sexe » aura dix ans. Cela pourrait être un anniversaire joyeux mais pour beaucoup d’entre nous, ce qu’il s’est passé en 2013 garde parfois un goût amer. À cette occasion, Friction ouvre ses colonnes : car 10 ans après les défilés homophobes, c’est à nos récits d’être mis en avant. 

Cette période a été pour beaucoup d’entre nous l’occasion de découvrir l’homophobie… y compris parmi celles et ceux que nous pensions proches. C’est le cas d’Ivan, qui écrit à cette amie : Claire.

Claire,

Ça fait maintenant plus de dix ans que tu es devenue mon amie.

Est-ce que tu te souviens ? Je t’ai rencontrée dans un théâtre de poche, espace abstrait, carré sombre et minuscule. Il fallait inventer un personnage, lui offrir un passé, une démarche, un costume. La décision a été prise : l’histoire de la pièce se déroulerait après la fin du monde – toutes ces années en arrière, et déjà un goût d’apocalypse dans l’air. 

J’écrivais les répliques, semaine après semaine. Des chaînes de mail à n’en plus finir, tu te saisissais de mes textes pour en ôter les scories, les répétitions, les fioritures. Tu allais droit au but, je t’en remerciais. Quand tu m’as demandé de nommer ton personnage, je n’ai pas réussi. Tu m’apparaissais déjà si lumineuse, brillante, évidente, éclatante – Claire. Comment aurais-je pu te baptiser autrement ? Je me suis contenté de Clara. Cela t’a fait sourire, de ton sourire toujours prêt à se déployer comme un éventail, à se dégainer comme une arme, ton sourire gigantesque, prenant ton visage tout entier, écrasant la fente de tes yeux verts, éblouissant.

Après les répétitions, toute la troupe sortait dans les bars du quartier. J’étais le plus jeune, tu t’entendais avec tout le monde, vous m’avez accueilli. Dans le ciment habituel des amitiés naissantes, fait de rires, de bière et de confidences, tu répétais comme tu étais heureuse de passer ton temps parmi des théâtreux, des gauchos, des pédés. J’étais heureux, en retour, de t’offrir cette échappée à ton milieu d’origine.

Tu m’as vite parlé de ta foi. Elle te conférait une confiance en le monde, en l’avenir, en l’être humain. Tu en puisais ta lumière. Athée, je me suis pourtant mis à t’envier cette grille de lecture aussi rassurante qu’enthousiasmante. Une fois, je t’ai fait part de ma méfiance quant aux institutions religieuses. Je t’ai demandé pourquoi on ne pouvait pas plutôt vivre sa foi pour soi, sans se fédérer, et je me souviens que tu m’as répondu : parce que sinon, elle tiendrait pas deux minutes. J’ai froncé les sourcils, haussé les épaules.

Tu m’as invité à célébrer tes trente ans. J’ai découvert ta famille, tes nombreux frères et sœurs, leurs prénoms. Quand ton copain a ri avec ton père malade, tu lui as dit arrête, c’est pas drôle. Tu étais en couple depuis longtemps avec ce garçon qui me regardait comme une chose qu’on n’a jamais vue en vrai mais dont on sait qu’elle n’est pas dangereuse. Tu me rapportais, hilare, que dès que tu lui parlais de moi, d’un événement qui m’était arrivé, d’une phrase que j’avais prononcée, il réfléchissait une seconde avant d’élaborer systématiquement un lien absurde entre cette anecdote et mon homosexualité. Un jour d’été, tu l’as épousé. Je n’étais pas invité. J’ai vu, sur les photos, parmi ta famille bien habillée, notre amie commune, demoiselle d’honneur, pleurer et sourire.

Et puis, tout à coup, c’est l’hiver et des dizaines de milliers de personnes défilent dans la rue en rose et bleu. C’est une drôle de chose. Je m’efforce de réfléchir honnêtement à ce qui pourrait me pousser à aller manifester contre les droits d’une frange de la population à laquelle je n’appartiens pas (a fortiori, en mettant un réveil un dimanche). Je ne trouve pas. C’est une drôle de chose. Ils en font une guerre. Quand je rentre d’une marche, un passant qui voit l’autocollant sur mon écharpe me demande combien nous étions, face aux estimations il fait la grimace : nous étions moins nombreux qu’eux, peut-être qu’il serait juste que nous perdions. C’est une drôle de chose. Je crois qu’à ce moment-là, nous ne comprenons pas vraiment ce qui se produit. Nos cerveaux se mettent en mode combat : il faut agir, informer, manifester, répondre, lutter, nous penserons plus tard, nous pleurerons plus tard. Nous réaliserons plus tard.

Sauf que nous gagnons. Et alors, il est temps de faire la fête. Finalement, plus besoin d’y penser, plus la peine de réaliser. Alors, toutes ces années après, qu’est-ce qu’il en reste ? Qu’est-ce qu’il reste des autocollants, des covoiturages, des baisers ? Qu’est-ce qu’il reste des bières, des pièces de théâtre ?

Un jour de mars, cette année-là, j’avais posté un statut Facebook pour pointer les incohérences et les violences de ce mouvement anti-égalité du dimanche. Chaque année depuis, le réseau social me propose de revoir ce post, les likes enthousiastes, et puis, juste en-dessous, ton commentaire. Tu m’embrasses, tu me donnes un surnom affectueux, tu adjoins un smiley. Et tu prends leur défense. Tu es de leur côté, Claire. Tu es avec eux. Tous les ans, je revois ton commentaire, et je me demande si je l’efface.

Ce jour-là, je t’ai envoyé une démonstration raide comme une lame, à laquelle tu n’as pas répondu. Nous ne nous sommes plus jamais parlé. Ça m’a chargé de chagrin. J’ai pensé mille fois à t’écrire combien tu me décevais, tu me choquais, tu me blessais, tu me violentais. J’ai imaginé les insultes, les attaques, les remarques. Ça aurait été si facile. C’est si facile, de démolir les gens qu’on aime. N’est-ce pas ?

Quand j’ai appris par hasard que tu avais eu des enfants, j’ai prié pour qu’ils ne soient pas queers, et puis j’ai prié pour qu’ils le soient, et qu’ils se sauvent, et peut-être toi avec. Nous ne nous sommes plus jamais parlé, et il n’est plus rien resté des bières, du théâtre, ni de ton sourire. J’ai eu des ami·e·s dont la foi n’empêchait pas l’amour, et il ne m’est plus rien resté de toi, si ce n’est ce commentaire que je revois à chaque mois de mars.

Cette année, ça a fait dix ans que tu l’as écrit. En le relisant, je me suis fait la remarque : je ne pense plus à l’effacer. Je veux me souvenir. Je me suis aussi dit : je ne pense plus à t’écrire, Claire. Je ne pense plus à toi. 

Et pourtant.

Lisez les autres textes sur le Mariage pour tous·tes :  
Pour Christophe Martet « La fierté est toujours là, mais elle en a pris un coup »
Arnaud et la rencontre de l'homophobie
« J’avais quinze ans quand j’ai réalisé que mon pays me détestait »

Comments are closed.