Traduttore, traditore ? Cette formule, qui rapproche les termes « traducteurs » et « traîtres » en italien, a une origine incertaine. On retrouve ce rapprochement dans un texte de Joachim du Bellay en 1549. Ainsi, traduire serait trahir. Évidemment, traduire, c’est d’abord faire des choix. Mais n’importe quel-le étudiant-e qui s’est frotté-e à la version en langue étrangère a appris que le maître mot d’une traduction littéraire, c’est de respecter la langue et les choix de l’auteur-trice.
Ainsi, la traduction littéraire n’a pas pour simple vocation de transposer le sens d’un texte écrit dans une langue étrangère dans une langue-cible, elle doit permettre d’accéder au style d’un-e auteur-trice. C’est d’ailleurs pour cela que certains ouvrages sont retraduits : pendant des années, les traducteurs-trices gommaient les marques stylistiques propres aux auteurs-trices. Traduire ne devrait donc jamais être trahir, mais plutôt essayer de transmettre le plus exactement possible un sens, un style, des choix.
La récente traduction de On Connection (Connexion, aux éditions de L’Olivier) de Kae Tempest s’ouvre par cette note de la traductrice :
Les deux premiers paragraphes de cette note semblent aller dans le bon sens : il s’agissait de « refléter, et de respecter, le cheminement identitaire, non genré, de l’auteur.ice. » Ainsi, on s’attendrait à ce que Madeleine Nasalik, la traductrice, fasse l’effort de trouver en français les ressources nécessaires pour traduire ce they qui semble faire cruellement défaut dans notre langue. Or, elle s’explique : « il a été retenu pour transcrire le « they » (indifféremment « ils/elles » en anglais) soit un masculin à valeur de neutre, soit l’indéfini « on ».[…] ». Plus loin, on peut lire dans cette note que « c’est le pronom genré « elle » qui a été retenu dans [d’autres] passages. »
Si la question du genre avait été bel et bien un axe de réflexion en amont de la traduction du texte, la réduction aux pronoms masculins et féminins du « they » anglais aurait dû poser problème. Pire, la valeur « neutre » du masculin n’a pas vraiment de sens en français. Donc la traductrice, en faisant ces choix renvoie l’auteur-trice a des pronoms genrés, exprimant soit le masculin, soit le féminin. Elle fait même le choix de remplacer le pronom « they » du texte par un pronom féminin pour évoquer la période avant le coming out non-binaire de l’auteur-trice.
Masculin, indéfini, féminin… Tous ces choix réduisent l’auteurice à une identité dont iel a choisi de se défaire. Ici, la traductrice choisit sciemment de ne pas respecter les choix de l’auteurice. On pourra arguer ici de l’absence de pronoms neutres en français, du manque de ressources linguistiques dans notre langue. Il suffit pourtant d’un rapide tour sur internet et les réseaux sociaux pour se rendre compte que les moyens linguistiques – certes récents – existent bel et bien. L’emploi neutre du pronom they au singulier en anglais n’a pas été toujours considéré comme correct. Il apparaît au XIVe siècle avant d’être considéré comme fautif puis d’être réintroduit dans la langue au XXe siècle, étant utilisé par les personnes qui adoptent une langue épicène.
Aujourd’hui, des locuteurs-trices francophones utilisent les pronoms iel, elleux, cellui, etc. Ces ressources linguistiques auraient pu permettre de respecter les choix d’un-e auteur-trice qui utilise sciemment le pronom they en anglais, qui ne signifie pas « (indifféremment « ils/elles » en anglais) » comme l’indique la note de la traductrice mais qui est bien un pronom « non-gender specific », un pronom neutre.
L’article La langue est-elle toujours un lieu de lutte féministe? De la contrefaçon sémiotique à la libéralisation de Julie Abbou rappelle que des stratégies linguistiques visant à dépasser l’idée que le masculin serait neutre (non-marqué) en français existent ont été mises en place depuis longtemps : « Pour réaliser cette remise en question de la domination, des innovations linguistiques ont été proposées : elles consistaient à détourner, à perturber, voire à annuler les catégories de genre. On pense en premier lieu à des textes politicolittéraires comme Les Guérillères de Wittig (1969), bien sûr, mais aussi à toute une production de textes politiques, dans les milieux féministes ou anarchistes. » Wittig nous permet de repenser cette question du genre grammatical. Dans Les Guérillères, le pronom elles est omniprésent et invite à considérer le pronom ils final comme un masculin et non comme un neutre universel. L’Opoponax, publié en 1964, narre les « tranches de vie » d’une petite fille, Catherine Legrand. Wittig a entrepris de reproduire le monde de l’enfance, ainsi que son mode de langage. Le roman se distingue ainsi par l’omniprésence du pronom « on » qui, à la différence du « il » ou du « elle », échappe à ce qu’elle nomme « la marque du genre » : « Avec ce pronom qui n’a ni genre ni nombre je pouvais situer les caractères du roman en dehors de la division sociale des sexes et l’annuler pendant la durée du livre. » écrit Monique Wittig dans Le Chantier littéraire. Ainsi, depuis les travaux et écrits de Wittig, les féministes ont élaboré des outils pour sortir de la binarité masculin/féminin et penser une langue épicène. Il est évidemment urgent de développer un français épicène, féministe et respectueux de l’identité de chacun-e, mais des outils linguistiques existent, encore faut-il les utiliser.
Alors non, traduire ce n’est pas trahir à partir du moment où l’on fait l’effort de donner à entendre la voix et les choix de celleux dont on traduit les ouvrages. On attend mieux et plus de la part de celleux qui nous donne accès aux livres que nous choisissons de lire.
Connexion de Kae Tempest est paru le 8 avril dernier aux éditions de L’Olivier.