Rencontre avec un génie lesbien : Alice Coffin

Alice Coffin n’arrête pas de faire parler d’elle. Depuis la parution de son ouvrage Le Génie Lesbien chez Grasset en septembre dernier, c’est la lesbienne la plus en vue de France. La militante, que l’on connaît depuis longtemps pour son activisme au sein de La Barbe ou encore pour avoir cofondé l’Association des journalistes LGBTI, subit depuis que son livre a été publié un traitement médiatique indigne et malhonnête, ses propos sont tronqués et instrumentalisés. Nous avons lu Le Génie Lesbien, un essai très personnel qui interroge les mécanismes à l’œuvre dans nos sociétés hétéropatriarcales et qui fait une critique toujours pertinente des rapports de pouvoirs dans les sphères culturelles et médiatiques, et avons souhaité en savoir plus. Alice Coffin nous a accordé un long entretien.

Alice coffin : le génie lesbien. Un entretien avec une lesbienne !

Avais-tu prévu le bruit que ferait le Génie Lesbien ?

J’espérais que ça ferait du bruit mais peut-être pas celui-là. Je ne devrais pas m’étonner mais ce qui me sidère toujours autant c’est plus le silence de certains. Je m’attendais à des réactions, le livre contient pas mal d’informations que j’ai collectées depuis une dizaine d’années et que je ne voyais jamais racontées, en tout cas pas sous la forme d’objet-livre : des choses plutôt à la marge, dont on parlait sur les réseaux sociaux, etc. Je savais que c’était des choses très importantes qu’on a tenté de faire pendant toute cette décennie 2010 : essayer d’établir des contre-pouvoirs, de visibiliser le militantisme lesbien. Je n’avais pas beaucoup de doutes que ce soit reçu par certain.e.s comme un récit important.

Après, sur les oppositions, ce n’est pas très surprenant mais c’est toujours très glaçant : la façon extrêmement malhonnête et écrasante dont a été reçu le livre par certains journalistes qui se permettent de le traiter comme ils ne se permettraient jamais de traiter un livre écrit par quelqu’un de leurs cercles… C’est la méthode réservée aux minorités qu’on a plus de facilité à invisibiliser.

Je pense aussi aux silences. Je suis très frappée depuis une dizaine de jours par la différence de traitement dans la presse francophone. Il y a eu un article dans Le Temps en Suisse, il y a eu un article dans Moustique (l’équivalent de Télérama en Belgique)… alors qu’il n’y a pas eu une ligne dans Télérama en France. Le silence des matinales radio, d’un média comme Télérama, alors que c’est tout à fait leur cible — un livre qui fait un peu le buzz et se vend bien : c’est très intéressant de voir comment eux n’ont pas dit un mot. C’est d’autant plus inquiétant que, moi, j’avais déjà des connexions dans le milieu journalistique. C’est dire le mur, l’omerta qu’il y a en France sur certains sujets. Il y a un mur médiatique, un mur intellectuel, qui empêche que ces sujets puissent émerger dans la sphère médiatique. C’est très intéressant à observer : j’attends un peu mais je ferai certainement un retour dessus, parce que c’est mon boulot par ailleurs, en terme de réception médiatique.

Tu écris : « Je crois au contraire qu’il faut s’engouffrer dans le mainstream pour y imposer nos discours ». Est-ce ce que tu fais en publiant un livre qui fait un tel bruit ? Parviens-tu, justement, à imposer ces discours alors même que l’on constate quasi systématiquement que tes propos sont tronqués, caricaturés, que le traitement médiatique est très malhonnête… la radicalité est-elle soluble dans le mainstream ?

C’est une bonne question parce que ça a toujours été mon mantra. Ça peut d’ailleurs provoquer des discussions avec des militant.e.s, il y a beaucoup de gens qui ne sont pas d’accord avec ça. Qu’est-ce que ça veut dire « s’engouffrer dans le mainstream » ? Ça veut dire, par exemple, décider de créer une cérémonie comme les OUT d’or avec l’AJL pour visibiliser celles et ceux qui œuvrent à rendre connues, accessibles à tout le monde les personnalités et les thématiques des minorités sexuelles dans la sphère publique. Ça, c’est bien une façon de s’engouffrer dans le mainstream parce que c’est amener dans la même salle à la fois des personnalités mainstream qui n’ont pas toujours été de allié.e.s, et des militant.es aux positions (qui sont les miennes d’ailleurs) très radicales. Il y a eu des ministres, des gens de l’entertainment, etc. Je crois beaucoup à ça. J’ai toujours fonctionné comme ça. Par exemple, La Barbe, c’est aussi une manière de faire ça : il y a eu des débats avec d’autres féministes qui nous demandaient pourquoi on s’imposait ça, pourquoi ça nous importait, qui nous disaient que ça servait à rien d’essayer de changer le système de l’intérieur en le côtoyant et s’y confrontant. C’est des discussions que j’ai pu avoir, par exemple, avec des lesbiennes séparatistes et c’est très intéressant. Mais ma position, c’est toujours de faire comme ça.

Le choix de la maison d’édition, c’était performatif, en fait : sur la couverture d’un livre Grasset, il y a marqué « Le Génie lesbien ».

Ce livre, c’était exactement ça aussi. Par exemple le choix d’une grande maison d’édition généraliste qui publie certes Despentes et Preciado mais aussi Yann Moix. J’aurais pu faire le choix d’une maison d’édition plus universitaire ou académique. Ou plus engagée, plus estampillée féministe. Mais ce choix était super important, performatif en fait : sur la couverture d’un livre Grasset, il y a marqué « Le Génie lesbien » !

Mais ce que je vois dans la réception du livre, c’est que ce sont précisément les médias mainstream qui ont agi de façon très abrupte, comme par exemple Paris Match, les quotidiens, les matinales radio etc. Les résistances viennent aussi du fait que le livre met en lumière les défaillances de certains de ces médias-là.

Une grande partie du Génie Lesbien repose sur une analyse et une critique des médias français, notamment autour des questions d’objectivité et de neutralité. Comment interprètes-tu le silence des médias généralistes qui parlent de ton livre au sujet de ce point-là particulièrement ? Est-ce qu’ils n’en parlent pas ou en parlent mal justement parce que tu les mets en cause ?

C’est toute la question de la possibilité d’un journalisme média, d’une critique des médias au sein même des médias. Il y a déjà des éléments de réponse quand on voit qu’une émission comme Arrêt sur image n’est plus diffusée à la télévision, que les rubriques dites de journalisme médias sont vraiment portion congrue dans les journaux, que des sites et espaces d’information comme Acrimed sont régulièrement décriés et délégitimés dans les médias mainstream et qu’on ne valorise pas les medias studies, l’étude des médias, discipline extrêmement importante dont je n’ai jamais entendu parler quand j’étais en école de journalisme. Il y a une partie de l’activité journalistique que les journalistes refusent d’exercer quand elle s’applique à des enquêtes et des reportages sur leur propre métier. C’est quand même extrêmement problématique. Tout ça a peut-être joué… mais je connais suffisamment le monde des médias pour savoir qu’il y a plein de raisons pour lesquelles quelqu’un ne va pas être sollicité et invité. Donc je n’ai pas d’explication absolue.

Après, il y a des médias qui sont pointés dans l’ouvrage et qui m’ont quand même sollicitée. La démarche d’un Laurent Ruquier était assez intéressante. Il a eu d’abord une réaction négative : il m’a invitée mais quinze jours avant il avait invité Amélie Mauresmo et projeté la couverture du livre en disant le truc complètement tronqué selon lequel, en gros, je voulais supprimer les hommes. Mais il a fini par lire le livre — il m’a dit qu’il l’avait beaucoup apprécié — et dit ensuite deux choses intéressantes : 1 – il présente son mea culpa, en disant qu’il a mal parlé du livre parce qu’il ne l’avait pas lu et 2 – il dit que les passages où il est cité dans le livre l’avaient fait réfléchir. Donc il savait bien qu’il était aussi la cible de mon propos puisqu’il était cité dans le bouquin et, pour autant, ça ne nous a pas empêchés d’entamer une discussion intéressante.

Mon métier, à la base c’est journaliste média. Et j’avais créé un blog parce que ce n’était pas toujours possible de publier dans les médias. Par exemple, j’avais fait une interview de Johan Hufnagel, directeur de la rédaction de Libération, sur le positionnement de Libé par rapport au féminisme et sur leurs choix éditoriaux qui étaient de souvent ouvrir leurs colonnes à tous les points de vue. Je disais que sur le sexisme, ce n’était pas opérant car si on comprenait que les médias étaient très importants dans cette lutte-là, on ne pouvait pas à la fois faire des unes en disant que la lutte contre le sexisme était une priorité puis ouvrir ses colonnes à Luc Le Vaillan, publier des tribunes et des propos très offensants envers les femmes. Et Johan Hufnagel avait accepté et c’était super intéressant. C’est toujours intéressant quand ils acceptent et qu’ils jouent bien le jeu. Mais j’aurais sans doute eu du mal à proposer cette interview ailleurs et je ne sais pas s’il l’aurait acceptée non plus. Ce que je peux comprendre d’ailleurs : pour le directeur de la publication de Libération, ce n’est pas idéal d’aller critiquer sa propre rédaction chez un autre journal alors qu’il y a des enjeux de concurrence et de compétition. Mais sur un blog comme le mien, c’est plus facile car il y a moins d’enjeux pour eux. Mais ça pose la question du journalisme média au sein des médias justement.

Je suis optimiste, les sources possibles de résistance et de changement sont quand même aussi très claires.

Est-ce que tu demeures-tu optimiste malgré tout concernant les médias ? On a l’impression d’assister à une faillite à tous les niveaux : politique, éthique, économique… Est-ce la faillite, la fin d’un monde et le meilleur est à venir, à naître?

C’est un moment très dur pour beaucoup de gens mais je pense qu’il y a quand même beaucoup de forces vives, de personnes qui œuvrent en ce moment. Si on doit parler du déroulement de leur activité journalistique, ces gens-là ont plus de temps devant elles que d’autres… et le temps va aider, en fait. Mais la situation actuelle, en revanche, est très très dure.

Je continue mon activité de journaliste médias en me tenant très au courant de ce qu’il se passe dans les rédactions : on est dans une situation d’affrontement très très claire avec certaines directions de rédaction qui tiennent sur certaines positions, pas seulement des positions idéologiques (même si ça en sont aussi) mais aussi des positions sur comment on exerce le journalisme et qui peut l’exercer. C’est pour ça que les questions de neutralité et autres sont des questions de fond pour la profession. Mais je pense qu’il faudrait engager des discussions plus larges et que ça commence vraiment à être discuté au sein des rédactions et franchement mon livre, c’était ça aussi : un livre dont pouvait s’emparer les journalistes pour en parler. Et c’est d’ailleurs le cas parce que beaucoup des messages que je reçois viennent de journalistes et notamment de femmes journalistes : des jeunes, parfois en école, qui prennent ça comme un vade-mecum pour les aider mais aussi des femmes journalistes plus âgées de 45-50 ans qui me disent qu’elles relisent tout ce qui leur est arrivé à l’aune de ce qui y est écrit. Ce qu’elles n’avaient pas vraiment formalisé de manière systémique, de voir à quel point ça a pu influencer leurs choix de postes et de carrière. Parfois elles ont voulu s’extraire de cette pression-là, de ce poids, que font peser les chefs hommes et ça les a conduit très clairement à ne pas aller où elles voulaient aller, mais sans qu’elles le conscientisent.

Après je suis optimiste, les sources possibles de résistance et de changement sont quand même aussi très claires. C’est l’ensemble de ce qu’a permis la révolution technologique avec l’émergence de nouveaux formats, des podcasts ou de média comme Friction. Cette production-là est très importante : elle pourrait sembler à la marge mais elle ne l’est pas tant que ça.

Mais ce qui m’intéresse de près, c’est ce qu’il se passe dans les rédactions généralistes, où tout est une question de rapport de force, de combien on est autour de la table. On est au moment où il y a, maintenant, des gens qui s’expriment dans les rédactions, qui vont dire que c’est pas possible qu’il n’y ait pas un seul ou une seule rédactrice noir.e dans une rédaction ou « Pourquoi je ne peux pas parler d’un sujet féministe, alors que je suis féministe moi-même ? ». Aujourd’hui ces personnes osent s’exprimer, le problème c’est qu’elles sont encore trop isolées et c’est dur de résister tout.e seul.e. Il va falloir qu’il y en ait plus et, pour ça, je pense qu’il faut attendre un petit peu… si tant est que tout le monde ne soit pas dégoûté.e d’aller bosser pour certaines rédactions.

J’aimerais revenir sur un autre point. Tu évoques le fait que tu te refuses à cibler d’autres femmes. Je me suis posée la question des adversaires politiques. Est-ce qu’on ne pourrait pas penser, au contraire, que c’est les respecter, y compris en tant que femmes, de s’adresser à elles comme des ennemies politiques à part entière et de se confronter à elles ? Ne risque-t-on pas de tomber dans une sorte de vision « naturaliste », ou « essentialiste » (les femmes sont naturellement mes alliées objectives) quand bien même l’aliénation de certaines d’entre elles au système hétéro-patriarcal et capitaliste en fait d’excellents soldats de celui-ci et, par conséquent, de réels adversaires politiques dont il faut combattre les idées ?

Je ne pense, hélas, pas du tout que les femmes soient des alliées objectives, ce serait trop beau qu’on puisse raisonner comme ça. En revanche, et ça ne veut pas dire pas les combattre, il faut prendre en compte le fait que le jeu ne se joue pas à armes égales : on ne peut pas faire abstraction de certains paramètres quand on s’exprime publiquement. Pour moi — on pourrait parler d’une éthique de la réception — il s’agit de savoir comment on fait attention à la façon dont les propos publics vont pouvoir être instrumentalisés et quel est l’objectif recherché. Évidemment qu’il y a un paquet de femmes avec qui je suis dans le plus complet désaccord et ça ne veut pas dire ne pas les combattre… mais je pense que c’est mieux de ne pas le faire en les pointant publiquement.

Si une femme de pouvoir dit une connerie, c’est la première chose qu’on va remarquer et ils vont l’attaquer d’autant plus facilement. Ce n’est pas la même chose quand c’est un homme de pouvoir. Donc, oui, je préfère cibler mes attaques sur les hommes et car il y a beaucoup plus de timidité à le faire quand c’est un homme de pouvoir. Mon énergie est bien mieux là. Mais évidemment si jamais je voyais qu’il y avait un truc absolument immonde dit par une femme et que personne n’en avait parlé, bien sûr que j’irai. Mais ça ne m’est vraiment pas arrivé. Alors que pour des hommes, c’est arrivé. On peut prendre l’exemple récent de Christophe Girard, il peut se passer des années sans que personne ne dise rien.

Il y a un deuxième truc important c’est que, pour moi, c’est personnel : je n’y arrive pas. Ça ne veut pas dire que c’est facile de ne pas le faire : bien sûr que parfois j’ai envie de sortir une attaque… mais ça ne passe pas. J’ai vraiment du mal à attaquer une femme. Au quotidien, je suis tellement plongée dans tous les mécanismes qui ont permis la mise en place de cet espèce de maillage super fourbe, super vicieux de la position dans laquelle on place les femmes, et notamment les femmes de pouvoir et les femmes publiques, que pour moi c’est difficile.

La troisième chose c’est que je pense aussi qu’il y a d’autres moyens de le faire. Par exemple, je raconte dans le livre, ce jour où j’ai critiqué une communication d’Hidalgo sur Twitter et les réactions ont été hallucinantes. Quand je dis que ça débride la machine à sexisme, c’est ça. Et je l’ai vécu moi-même. Critiquer une femme publiquement, c’est prendre le risque qu’on assiste à un déchaînement de propos misogynes. Et je ne veux pas participer à ça.

Mais après ça ne veut pas du tout dire ne pas les attaquer, de ne pas discuter ou les contre-carrer dans une action politique interne, évidemment. Je m’oppose à beaucoup beaucoup de positions, de plans, de stratégies portés par des femmes, mais je ne le fais pas en les ciblant publiquement. Mais je ne suis pas sûre que ça tienne, en politique. C’est compliqué. Il y a des cas où je ne peux pas ne pas répondre. Mais c’est vraiment ma position, je ne sais pas si elle est tenable mais c’est ma stratégie de survie.

Quand j’ai ouvert les yeux là dessus, je me suis dit : « C’est pas possible, lesbian genius, quoi !»

Tu écris : « Les militantes lesbiennes, comme d’autres minorités, sont là pour rappeler à la France que son message universaliste est dévoyé. Les lesbiennes sont des génies universels », ce sont les derniers mots du chapitre 4 « Placardologie française ». Ce terme de « génie » que tu reprends dans le titre de ton livre. Est-ce que tu pourrais le définir plus précisément pour nous ?

Dans le livre, je raconte un peu les réactions diverses qu’il peut y avoir aux actions de La Barbe. Les milieux culturels et artistiques réagissent d’une manière différente de la façon dont se défendent les entreprises : ils crient au génie. Pour eux, il n’y a pas de remise en cause possible de ce qui est instauré par l’institution culturelle ou artistique, en étant sélectionné dans un festival, par exemple. On met en avant le talent, comme ça, on ne discute pas. Je suis très frappée par comment l’art ne se confronte jamais aux discriminations massives sous couvert de l’utilisation du mot « génie ». On nous répond : « Alors, vous allez remettre en cause le génie de Mozart ? », alors que ce qu’on dit, c’est : réfléchissons. Quelles sont les conditions matérielles d’émergence du génie ? Quels sont les standards ? Qui est jugé un génie et à l’aune de quoi ? Personnellement, quand j’étais enfant, déjà, ça me frappait. Même dans les discussions de cour de récré : « Tu vois bien, tous les peintres, c’est des hommes. Tous les gens géniaux qu’on apprend, c’est des hommes ».

Ce terme de « génie », je pense que ça participe d’une stratégie de réappropriation : réappropriation de l’insulte mais aussi de l’éloge. Reprendre ce terme-là et de lui accoler le mot lesbien. Et si on le prend dans un sens plus commun, au sens de quelque chose de génial, ça fait écho au choc émotionnel que j’ai ressenti en découvrant que les lesbiennes étaient aux manettes, à la coordination de tout un ensemble de mouvements que je trouvais absolument géniaux et qui sont extrêmement divers. Des mouvements politiques, sociaux, de luttes minoritaires et d’autres et j’en cite un certain nombre dans le livre. Quand j’ai ouvert les yeux là dessus, je me suis dit : « C’est pas possible, lesbian genius, quoi ! » et il y avait la volonté de rendre ça visible dans le livre.

Dans le chapitre V « Lesbiennes d’intérêt général », tu écris qu’« être lesbienne, c’est faire son job d’humain » et tu énumères les lesbiennes qui se sont engagées dans d’autres causes que celle des droits des lesbiennes. Est-ce qu’il n’y a pas quelque chose de romantique à vouloir faire des lesbiennes des fers de lance des mouvements de transformation sociale comme tu le fais ? Est-ce qu’on ne peut pas penser que c’est aussi parce qu’on est moins en danger que d’autres minorités qu’on peut prendre part activement à d’autres luttes que les nôtres ?

Je ne suis pas trop d’accord parce qu’il est impossible de faire une hiérarchisation des populations minorisées sur la planète pour savoir qui court le plus un péril mortel. La question c’est : qu’est-ce que tu prends comme risques quand tu arrives sur cette planète en tant que femme ou pas ? Et tout le monde n’a pas eu cette attitude-là d’aller aider les autres minorités, d’aller se rendre disponibles pour aider dans une autre lutte : ça c’est un truc qu’on apprend aux femmes. Ce n’est pas parce qu’elles sont moins en danger, c’est parce que les lesbiennes sont — et c’est généralisant — celles qui intègrent énormément ce qu’on demande aux femmes. Même si elles le déconstruisent, elles l’intègrent dans leur sphère privée, dans les fratries… C’est toujours la lesbienne qui va aller s’occuper de la famille. Ce sont les lesbiennes qui vont aller s’occuper des autres. Les lesbiennes vont toujours être les dernières à demander de l’argent ou des subventions, par exemple. Et ça par rapport à d’autres minorités, pas simplement les gays d’ailleurs, c’est vraiment sidérant. C’est incroyable comment se construit l’identité lesbienne et la générosité qu’il y a là.

Et c’est nécessairement un projet révolutionnaire, pour toi, d’être lesbienne ?

Oui, c’est la phrase que je cite souvent : « Une lesbienne qui ne change pas le monde est une lesbienne en voie de disparition ». Dans la définition même que je donne (avec d’autres) du mot lesbienne, il y a ce côté révolutionnaire-là oui. Parce qu’être capable de se dire lesbienne et de le dire à la face du monde, encore aujourd’hui, vu les mécanismes très profonds de la société patriarcale, c’est révolutionnaire. Sur un mur en ex-Yougoslavie, il y avait un graff qui disait « Chaque baiser lesbien est une révolution » et c’est ça : ça reste quelque chose de l’ordre du transgressif. Donc bien sûr que c’est révolutionnaire ! C’est pour ça que lorsque je dis « génie lesbien », je ne parle pas de quelque chose d’inné : je pense que ça demande l’élaboration de facultés et de capacités de résistance pour arriver un jour à dire « je suis lesbienne ». Ça implique des traits de caractères qui sont très utiles pour d’autres mouvements politiques. Ça donne la force de faire certaines choses, mais ça vient aussi d’une construction individuelle.

N’est-ce pas là aussi le danger d’une stratégie qui passe par le mainstream, être absorbé, digéré, par le système, et « perdre » ce point de vue et engagement révolutionnaires ?

Alors, c’est toujours cette même question du mainstream, ce qu’on entend quand une militante, une activiste se lance en politique. Ce que j’ai constaté, c’est qu’il n’y a aucun risque. Ce que j’ai vécu personnellement, c’est déjà que c’est dur d’arriver là mais en plus le premier réflexe de ce système-là, c’est de vous rejeter une fois que vous y êtes. Ces positions-là restent, à l’heure actuelle, absolument incompatibles avec le système politique actuel. Ça peut être aussi valable pour le système culturel, d’ailleurs. Je trouve que c’est très biaisé d’aller dire que ça corrompt d’aller faire de la politique parce que c’est une fausse vérité. Au contraire, on est rejetée, exclue : si je prends le déroulement de ce qui m’est arrivé depuis que je suis conseillère de Paris, j’ai eu des communiqués de presse qui disaient « Alice Coffin est exclue de la majorité », j’ai eu des gens qui ne voulaient pas travailler avec moi… C’est hyper frappant, cette volonté d’exclusion. On reste de toute façon à la marge. Et c’est sans doute ce qui est intéressant pour faire évoluer les choses. Avant je pouvais le comprendre mais maintenant que je vis ça, je trouve dangereux de dire ça.

Si Adèle Haenel n’était pas devenue une star, elle n’aurait pas été invitée aux Césars et du coup, il n’y aurait personne pour faire ce qu’elle a fait.

D’ailleurs, au départ, je ne voulais pas aller en politique, quand David Belliard me l’a proposé. Sans doute parce que j’étais un peu infusée de ces paroles-là. Maintenant je trouve que c’est problématique de dire ça aux gens, tout simplement parce que c’est pas vrai car on se prive de plein de personnes à qui on insuffle une honte d’aller prendre certains postes ou certaines responsabilités alors qu’on a besoin de ces gens-là. Encore heureux qu’il y a des gens comme ça ! Si Adèle Haenel n’était pas devenue une star, elle n’aurait pas été invitée aux Césars et du coup, il n’y aurait personne pour faire ce qu’elle a fait. Donc arrêtons de dire ça, parce que ce n’est pas vrai. Il y a plein de facteurs qui expliquent qu’à des moments des gens s’amoindrissent dans leurs convictions mais je pense qu’ils s’amoindriraient de la même manière s’ils restaient dans le militantisme.

« Alors, oui, je dis « les hommes » » (p. 197). Pourquoi ne pas préciser « les hommes cis hétéros », parce que ce sont bien eux qui tuent, violent, agressent, harcèlent, etc. ? Est-ce que la guerre contre le patriarcat ne doit pas se mener avec les pédés et les hommes trans ?

Tu dis « homme cis hétéros », on pourrait rajouter blancs. Bien sûr qu’il y a des minorités opprimées. Mais je tenais vraiment à dire « les hommes » et les réactions me font penser que c’était intéressant d’aller par là. Et ça n’oblitère en rien le fait qu’il puisse y avoir une nécessité de combattre aux côtés des hommes gays, des hommes trans et des hommes racisés, évidemment. Mais c’est très important de pouvoir dire « les hommes » parce qu’on ne le dit pas assez, on s’empêche toujours cette thématisation-là, cette généralisation-là alors que, évidemment, il s’agit d’un système global. Il fau se laisser la possibilité de pouvoir l’exprimer comme ça car c’est un besoin de pouvoir dire ces mots-là. Je ne crois pas du tout que ce soit incompatible avec le fait d’aller sur d’autres combats.

Par ailleurs, au-delà des questions minoritaires, il y a des mécanismes sexistes qui sont présents aussi chez les femmes, mais qui sont présents chez tous les hommes. Ça va bien au-delà de ces catégories. Et si moi-même qui suis depuis des années en train de lutter contre ces choses-là, je suis encore dans des considérations sexistes parfois, c’est que c’est bien plus fort que nous. Ce n’est pas quelque chose d’individuel. Ça concerne tout le monde mais je trouve que certains, ou plutôt certaines se remettent, plus en question que d’autres, essaient plus de faire un travail militant là-dessus pour l’affronter, de faire un travail de déconstruction…

C’est sans doute un hasard du calendrier, mais le livre de Pauline Harmange est sorti en même temps que le tien. J’ai l’impression qu’on a du mal à penser le fait que les pédés et les hommes trans sont victimes, peut-être pas comme les femmes, mais en tout cas du même système que les femmes…

Je ne pense pas qu’on ait du mal à l’exprimer. Mais ce n’est pas comme pour les femmes. Tu vois, 120 Battements par minute ? C’est très bien, évidemment, que ce film soit sorti et déjà ça a mis le temps… Mais sur le MLF, il n’y a toujours rien d’équivalent. Donc, non, ce n’est pas vrai. Les gays bénéficient de réseaux de pouvoir et je pense qu’ils sont les premiers à le reconnaître. Pourquoi le fait de porter un discours dévaloriserait les autres discours ? Ça ne veut pas dire que je les oublie. Dans les interviews que j’ai menées, il y avait aussi des hommes trans, des mecs gays, etc. Donc cela fait partie d’un combat commun mais je crois vraiment que c’est nécessaire d’avoir cette focale-là pour remuer les hommes. Et ce qui me laisse penser que ça ne pose pas de problème, c’est que les hommes qui vont être le plus capables de faire écho à ce que je dis ce sont aussi des hommes gays ou trans. Ils vont immédiatement comprendre le sens de tout ça.

La question que tu me poses, bien sûr que je me la suis posée mais je trouve ça fou que les lesbiennes soient toujours celles à qui on demande de se la poser. Quand on dit un truc, vite on nous dit « oui, mais les autres ? » Mais on ne fait pas la même chose avec les autres minorités, on ne leur pose jamais la question. Pourquoi les lesbiennes doivent-elles toujours tout prendre en compte ? Et pourquoi c’est à elles qu’on demande de faire attention ? Pour une fois qu’on veut parler d’un truc, on nous dit que c’est pas possible. Mais est-ce qu’on pose les mêmes questions aux groupes gays ? Vous les emmerdez comme ça ? C’est à nous, qui ne concevons pas notre combat autrement que comme un combat pour toutes les minorités, qu’on vient demander ça ! Dans ces discours-là, je vois un peu la tentation d’étouffer un discours lesbien, tout simplement.

Il reste une charge très forte à l’encontre de toutes les assises des sociétés dans lesquelles on vit : il faut absolument éviter que les femmes puissent vivre sans les hommes.

Et lesbienne, c’est un mot qui est difficile à dire aujourd’hui encore ?

Oui, je crois. Pour rester factuelle, dans les termes employés ça reste encore assez sulfureux. L’ALDA, un groupe pour les lesbiennes réfugiées de Toulouse, pointait récemment un article sur le mariage de deux femmes au Gabon dans Le Monde qui était titré « mariage gay » et le mot lesbienne n’apparaissait nulle part. Dans les exemples récents, quand la maire de Chicago a été élue on a eu le droit à « gay female » etc. Mais pourquoi est-ce qu’ils ne disent pas lesbienne ?

Je pense qu’il y a deux raisons à cela. La première c’est que le mot lesbienne reste encore très associé aux images de films porno et c’est encore ce sur quoi on tombe sur les moteurs de recherche. Donc lesbienne c’est associé à la sexualité, et à celle des mecs hétéros, ce qui renvoie du coup au fait d’être un gros mot, un truc sale. Et deuxièmement, si on regarde dans les représentations artistiques, au XIXe siècle par exemple, c’est toujours associé aux femmes qui sont à la marge, les prostituées, les femmes alcooliques, etc. Il y a vraiment un imaginaire très fort sur ce qu’étaient les lesbiennes, dans une dimension de transgression très forte. Pour La Vie d’Adèle, on a eu beaucoup de mal à trouver le mot lesbienne dans la presse et c’était un peu mieux pour le Portrait de la jeune fille en feu mais ça reste marginal. Après, la raison ultime, c’est qu’il reste une charge très forte à l’encontre de toutes les assises des sociétés dans lesquelles on vit : il faut absolument éviter que les femmes puissent vivre sans les hommes.

C’est quoi, la prochaine étape pour toi en tant que « médiactiviste » ?

Là, concrètement, j’ai été élue conseillère de la ville de Paris pendant 6 ans donc sur ce travail-là, il y a de quoi faire. Je suis à la commission culture et je m’occupe beaucoup des problématiques minoritaires ou féministes dans le secteur culturel. Notamment par rapport à la question de l’argent public donné aux institutions culturelles pour que ce soit aussi fondé sur des questions comme : qui est-ce qui programme ? Qui est programmé.e ? Et puis j’accompagne un peu le livre. Je continue aussi à réfléchir en tant qu’activiste, notamment sur comment on fait aujourd’hui, dans le contexte actuel pour continuer nos actions, comment on fait pour redéployer d’autres stratégies pendant le confinement. Je n’ai pas l’impression de lâcher mes autres activités en fait.

Et justement, comment on fait pour être un.e activiste, avec le contexte actuel ?

Les problématiques sont propres à chaque groupe. Je ne peux que répondre pour les groupes auxquels j’appartiens, comme la Conférence européenne lesbienne. C’est une chose de se dire comme beaucoup qu’on va développer les outils numériques. Mais une fois qu’on a dit ça, une fois la période de jubilation du webinaire en tout genre et autres est passée, ça fait pas non plus avancer à fond les choses. D’un point de vue international, c’était très frappant de réaliser que pour une fois on vivait une situation commune. Il y avait tout à coup un outil possible de comparaison parce qu’il y avait cette pandémie-là. Et c’était très intéressant de voir les différentes appréciations des gouvernements sur une problématique commune et j’espère que ça va créer des choses assez durables et qu’on continue d’avoir des échanges. Évidemment, on est particulièrement attentives au sort réservé aux minorités.

Au point de vue d’un territoire plus restreint, c’est plus compliqué. Regardons les effets du confinement, par exemple, pour le 8 mars : le confinement arrive vraiment quelques jours après la marche de nuit et on est dans un élan à ce moment-là… et ça vient arrêter les choses. Ça a permis de faire passer des choses, comme la persistance de Darmanin à son poste de ministre. Ça n’aurait pas été possible sans confinement, il y aurait eu une certaine mobilisation. J’en parlais avec des militantes féministes d’Amérique du Sud qui étaient absolument sidérées. Elles me demandaient pourquoi on n’était pas toutes dans la rue pour dégager ce mec. Le confinement a clairement limité les capacités d’action.

Le Génie Lesbien, Alice Coffin, Grasset, 30 septembre 2020

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