J’ai proposé à Pierre de m’accompagner dans ce festival queer pas loin de chez moi. Ça fait un bien fou d’être dans ce qu’il est désormais coutume d’appeler un lieu Safe. Ce mot, safe, il me fait marrer, parce qu’en général il s’agit de clubs ou ça fume, ça boit, ça se drogue, bref ça met un paquet de trucs nocifs dans son corps. C’est la première fois que Pierre rencontre ce milieu-là, et à vrai dire je ne suis pas tout à fait a l’aise non plus : les gens se connaissent, c’est un petit monde, avec des codes et des traditions, on se méfie un peu de toi, surtout quand on te connait pas et que t’es un mec cis et blanc.
Ce mot, safe, il me fait marrer, parce qu’en général il s’agit de clubs ou ça fume, ça boit, ça se drogue, bref ça met un paquet de trucs nocifs dans son corps.
Je croise quelques personnes que je connais, ici et là, mais nous passons surtout beaucoup de temps à rire avec Pierre, nous buvons à outrance, il y a quelque chose qui se passe que je ne connaissais plus. Globalement, nous parlons de tout ce que nous détestons dans la vie, nous en faisons des listes interminables : les flics, le président de mon asso, Houellebecq, le complotisme, les sauces de salade toutes faites, les aires d’autoroute, les frites trop fines, le pâté, les scouts d’Europe, les jeux à boire, La Ruche qui dit Oui, la fricadelle belge, les sodas anglais, les magasins de jouets, les fêtes techno hétéro, Dehors Brut, et toute une liste de clubs.
Un gars nous aborde, on discute quelques temps avec lui, il est de l’orga, il s’appelle Mitch. Mitch doit avoir 40 ans, et il nous raconte quelques trucs de la vie pédé des années 1990, les squats et les fêtes, les fanzines, les livres de Dustan. J’ai lu du Dustan sur la plage, l’été dernier, c’était fou. S’il y en a un qui sait dire l’époque, c’est lui.
La fête continue, une musique folle résonne désormais, après quelques performances et numéros. Tout le monde danse, les gens sont beaux, il n’y a rien qui vient troubler la fête. Nous prenons la moitié d’un ecstasy, Pierre et moi, et il finit par m’embrasser, enfin, et je garde les yeux ouverts, et je vois ses énormes pupilles qui regardent les miennes. Nous dansons, puis nous recommençons, et la vie est belle, parmi ces gens en costume électriques, révoltés, et je me sens bien. Parfois, l’entre soi, c’est salvateur, ça te rebooste l’énergie militante et ça te donne la sublime impression que tout est possible, puisque tu découvre enfin que tu n’es pas seul à ne pas te reconnaitre dans le monde gay capitaliste du Marais, qu’il existe autre chose, et que cet autre chose, désormais, ça se fera avec toi.
C’est la catastrophe, la douche froide. Le vrai monde qui t’explose à la figure.
Vers une heure, c’est le moment : la musique est éteinte, les voisins l’ont demandé. C’est la règle pour que le lieu continue à exister. Alors que nous donnons un coup de main pour le rangement, je vois quelques membres de l’orga se regrouper, près du bar, il y a une conversation de crise. Je comprends que les DJs de la soirée se sont fait voler leur ordis, et quelques sacs ont disparu, notamment celui d’une fille qui n’a pas de titre de séjour, juste un justificatif important dans son sac, justement. C’est la catastrophe, la douche froide. Le vrai monde qui t’explose à la figure.
Tout était à prix libre : la bouffe, les boissons, les tatouages et les coiffures, c’était fou, c’était ambitieux, c’était joyeux et enivrant, et ça devient triste, parce qu’on prend tous et toutes conscience, même si tout le monde ne l’avait pas oublié, que la violence du capitalisme qui cause les vols et la cupidité, s’exprime même dans les endroits qu’on tente de protéger.
Les orgas disent que le festival va rembourser tout le monde, mais il n’y a pas assez de fric, alors il y a une cagnotte (si tu as du fric, tu peux aider le festival à rembourser les artistes).
Pierre et moi rentrons chez moi, dépités, encore un peu défoncés par les ecstas que j’ai achetés sur le darknet. C’est le genre de fin de soirées câlins et feel good movie. Et en plus il pleut.
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