Depuis les années 1980, les patchworks des noms conservent la mémoire des mort·e·s du sida. Les Ami·es du Patchwork conservent et entretiennent ces panneaux dans une démarche très consciente : ne pas les confier à des musées mais en faire un travail communautaire, pour faire le pont entre le passé et le futur, combler les manques de l’histoire. Ce qu’ils appellent un espace sidafuturiste.
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Aux Ami·es du Patchwork des noms, nous militons de plein de manières différentes. Nous militons lors des déploiements des patchworks dans l’espace public, nous militons aux côtés d’associations lors de marches, nous militons en réalisant des archives orales des militant·es. Nous militons quand nous participons à des expositions d’art contemporain, nous militons quand nous faisons de la prévention, nous militons en accompagnant la création du premier patchwork à la mémoire des personnes transgenres avec le PASTT. Et, depuis un an, nous militons aussi en créant des espaces où nous réparons nos patchworks.
Les patchworks, réceptacles d’amour, de peine et de colères… mais qui peuvent s’abîmer
Les patchworks sont ces grands panneaux de tissus faits à la main par les proches des personnes mortes du sida, qui y ont mis leur amour, leur peine, leurs colères. Les patchworks ont été créés pour être montrés et pas rester enfermés mais les nombreux déploiements ont laissé leurs traces : certaines coutures ont sauté, de nombreux endroits nécessitent d’être rapiécés, il manque des œillets pour l’accrochage, des couleurs ont fanées. Nous avons décidé de les réparer en faisant appel sur nos réseaux à notre communauté, c’est-à-dire à des personnes non-institutionnelles, qui possèdent des connaissances en matière de tissus et de couture.
Nous faisons le choix d’œuvrer à ces réparations sans faire appel à des professionnel·les car nous ne voulons pas confier nos patchworks à une institution, qui certainement en prendrait soin mais ne saurait appréhender cet objet dans toutes ses dimensions, artistiques, émotionnelles et militantes. Ce sont des outils mémoriels qui participent à la vie d’une communauté, c’est donc aux membres de cette communauté de s’en occuper. Contrairement à de nombreux endroits dans le monde où les patchworks ont intégré des musées, notre association prend le risque de les conserver de manière autonome pour permettre la continuation des déploiements lors d’événements communautaires. Les séances de réparation, accueillies dans les locaux de nos allié·es (Solidarité Sida & le Hamo du Palais de Tokyo) se font avec les savoir-faire et expertises multidisciplinaires de nos aidant.exs bénévoles.
Réparer et transmettre
Les ateliers se composent avec nos aidant·exs, qui sont majoritairement jeunes, souvent queer ou allié·es. Parfois, des personnes qui ont réalisé des panneaux viennent nous rendre visite et nous pouvons analyser les différentes réparations possibles ensemble. Des militant·es d’autres générations passent de temps en temps. Ces ateliers sont des espaces ouverts où il suffit de venir et d’être soi, chacun·ex est bienvenu·ex. Pour la plupart, nous connaissons juste nos prénoms, et comment nous nous genrons. Transmissions des histoires des luttes entre génération, partage des savoirs, partage d’histoires personnelles et collectives autour du sida, du vécu des séropositif·vexs et des mort·exs, les ateliers se transforment au fil du temps, en lieu où nous apprenons à faire communauté.
Une des spécificités de ces ateliers de réparation est la réelle horizontalité des relations entre nous, et la liberté de chacun·ex de venir quand iel veut, de parler ou non, de travailler ou non. Chaque savoir est mis à la disposition du groupe, et chaque décision est discutée ensemble avec celleux présent.exs. Quand nous ne sommes pas sûr·exs de nous, la décision est reportée à plus tard. Dans les échanges, les aidant·exs nous soulignent à quel point iels sont à l’aise de cet espace. À quel point le fait d’être en présence de nos patchworks dans le but de les réparer, suffit à faire la différence par rapport à leurs expériences dans d’autres lieux communautaires. Ici, il n’y a pas de violence, pas de concurrence, pas d’enjeux de pouvoir, les mort·exs nous obligent à agir autrement. Selon les aidant.exs, réparer ensemble, c’est aussi réparer la communauté, prendre soin de ces objets mémoriels serait aussi prendre soin des autres et de soi.
Elsa Deck-Marsault l’écrit dans son livre, Faire justice :
« On s’est retrouvé à centrer nos combats autour des individus et ça rend la construction de ponts impossible. On voit nos luttes davantage en termes de camps centrés autour de souffrances et de ressentis communs qu’en termes de front qu’il faut faire avancer face à un ennemi commun. Résultat : on n’est plus capable de lutter et de militer ensemble. On en est venu à confondre nos “identités politiques” avec nos opinions et on a du mal à faire du lien entre nos conflits, à confronter nos points de vue contradictoires. »
Nous sommes avant tout là pour apprendre à être ensemble, à prendre du plaisir à partager nos histoires, nos savoirs, nos silences, nos actions.
Militer dans un espace sidafuturiste
Dans le tumulte de la société contemporaine où la violence règne, construire des espaces ressourçant est une manière de militer autrement. Ici, les mort·exs nous apprennent à vivre ensemble. « Être queer, écrit Hélène Giannecchini dans Un désir démesuré d’amitié, a transformé mon rapport à l’amitié, au foyer, à la famille, et à reconfigurer l’ensemble de mes relations, bien au-delà de la seule question sexuelle. Il s’agit avant tout d’un réagencement de la vie entière, de se mettre en mouvement ».
Tout comme l’afrofuturisme propose de faire le pont entre le passé et le futur pour réimaginer l’expérience des personnes noires, nous pourrions imaginer nos espaces de réparation comme des espaces sidafuturistes. Prendre soin de la mémoire des mort·exs, de nos ancêtres, nous permettrait de faire le pont entre passé et futur, de combler les manques d’une histoire communautaire qui n’a pu être transmise aux plus jeunes. Un espace sidafuturiste, c’est la permission d’imaginer ce qu’auraient pu être ces avenirs brisés par l’épidémie pour mieux vivre notre présent et nous projeter dans une autre forme de militance réparatrice, complémentaire des manières de lutter préexistantes.
Article écrit par Pascal Lièvre & Mikaël Zenouda avec l’aide de Luciel Ruppert pour Les Ami·es du Patchwork des noms
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