Refonder la solidarité queer : sortir de l’impasse identitaire

Fragmentation, essentialisation, course à la pureté militante : les communautés LGBTI semblent aujourd’hui traversées par des logiques qui affaiblissent leur capacité de résistance collective. À l’heure où les offensives conservatrices se multiplient, il est urgent de repenser la solidarité queer — non pas autour des identités, mais des luttes communes contre les violences systémiques.

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Photo : Gaëlle Matata

A-t-on jamais vraiment cru que les communautés LGBTI formaient un bloc uni ? Cette idée d’un front commun, traversé par une solidarité indéfectible, a toujours relevé du fantasme. Déjà dans les années 1970, les Gouines rouges claquaient la porte du FHAR, dénonçant les violences et la domination masculine dans un espace pourtant supposé révolutionnaire. Cette scène fondatrice résume bien l’ambivalence de nos luttes : des alliances nécessaires, mais toujours fragiles, tiraillées entre espoirs collectifs et fractures internes.

Ces tensions ne sont pas absurdes, ni illégitimes. Les expériences vécues par les différentes composantes des communautés LGBTI sont diverses, traversées par des oppressions spécifiques – selon le genre, la race, la classe, le handicap… Il est donc normal que les revendications diffèrent, que les formes de lutte évoluent et, parfois, s’entrechoquent. Parfois, cela permet même de remettre en question les dominations reproduites à l’intérieur de nos propres espaces. La critique intracommunautaire est indispensable : elle nous oblige à ne pas reproduire en interne les violences que nous dénonçons à l’extérieur.

Ériger les identités en fin politique en soi est une logique profondément libérale

Mais depuis quelques années, cette dynamique critique semble s’être emballée, au point de brouiller les lignes de solidarité. Les débats se sont déplacés : on ne parle plus tellement des conditions matérielles d’existence, des violences systémiques ou des politiques publiques, mais d’acronymes, de drapeaux, de terminologies. La prolifération des sigles — FLINTA, MINT, 2SLGBTQIA+ — devient parfois un terrain de compétition symbolique, un marqueur de légitimité plus qu’un outil de visibilité. Ce qui devrait faire lien devient objet de dispute.

Il ne s’agit plus seulement de reconnaître la diversité des identités, mais de les ériger en fin politique en soi. Cette logique est profondément libérale : elle individualise les luttes, les coupe de tout ancrage matériel et déplace la conflictualité vers l’intérieur des groupes. C’est le règne de l’auto-critique communautaire permanente, au détriment d’une critique du système. Dans cette logique, ce n’est plus le patriarcat, l’hétéronormativité ou le capitalisme qui sont les ennemis principaux, mais les autres minorités, jugées pas assez déconstructrices, pas assez « safe », pas assez pures.

Prenons un exemple : la multiplication d’espaces non mixtes dits FLINTA (ou aujourd’hui MINT) repose souvent sur l’idée que les hommes cis seraient par essence des figures d’oppression, y compris les hommes gays. Cette lecture essentialiste invisibilise le fait que ces hommes sont eux aussi ciblés par le patriarcat et l’homophobie. Pire : elle repose sur des critères de passing qui excluent de fait certaines personnes trans, ignorent les réalités des personnes intersexes et renforcent les assignations de genre. Ces choix ont des conséquences politiques : ils fragmentent nos communautés, empêchent la construction d’alliances durables et minent les luttes communes.

Autre illustration : les discours sur la bisexualité et l’asexualité, souvent cantonnés à des demandes de reconnaissance symbolique ou à des dénonciations d’effacements intracommunautaires. Bien sûr, ces critiques sont fondées — qui peut nier la marginalisation des personnes bi ou ace, y compris dans les espaces queer ? Mais si l’on s’en tient à cette seule logique de visibilité, on rate l’essentiel : ces identités ne sont pas anecdotiques ou secondaires, elles sont profondément subversives. Elles remettent en cause les normes sexuelles et relationnelles dominantes, l’hétérosexualité obligatoire, la binarité de genre. Les discriminations qu’elles subissent — invisibilisation, mépris, soupçon — sont une manifestation claire de l’ordre patriarcal et hétéronormatif.

Ce n’est pas la simple adhésion à une catégorie identitaire qui devrait fonder nos luttes, mais la reconnaissance des violences systémiques qui s’abattent sur nous. Répression, stigmatisation, isolement, précarité : voilà les points communs entre nos vécus. Les identités ne sont pas des drapeaux à brandir, mais des lieux d’expérience à partir desquels penser des coalitions.

Et c’est bien de cela dont nous avons besoin aujourd’hui : de coalitions. Dans un contexte de montée des fascismes, de régressions sociales, de politiques anti-trans, il est urgent de refonder la solidarité queer. Cela ne veut pas dire ignorer les rapports de domination au sein des communautés LGBTI. Mais cela suppose de les situer à leur juste place : comme des reflets des oppressions systémiques de la société dans son ensemble, et non comme des fautes morales ou des déviances militantes à corriger dans un entre-soi purifié.

Refonder la solidarité queer, c’est reconnaître nos divergences sans les ériger en frontières infranchissables. C’est construire du commun à partir de nos expériences hétérogènes, sans chercher à tout prix à faire unité autour d’un sigle ou d’un lexique. C’est, enfin, recentrer nos combats sur ce qui nous lie : la lutte contre la précarité, contre les violences, pour l’accès à des soins dignes, pour la liberté de vivre nos genres et nos sexualités sans peur.

Comme l’écrivait Elsa Dorlin, ce n’est pas une identité qui fonde une communauté politique, mais une position de lutte. À nous de reconstruire ces positions communes, sans céder ni au repli ni à l’effacement.

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