S’il reste une clé d’émancipation personnelle, le féminisme semble désormais avoir perdu sa puissance de subversion aux yeux de Leslie. Face à l’ampleur des crises sociales, économiques, écologiques et politiques, elle interroge un mouvement qu’elle juge trop focalisé sur la visibilité et les réformes symboliques, trop soluble dans la société actuelle et le capitalisme. N’est-il pas temps de renouer avec un féminisme solidaire, radical et révolutionnaire ?
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Je ne saurais dater exactement ma rencontre avec le féminisme : je pense qu’elle est peu près contemporaine de mon coming out tardif. Je pense même que c’est la prise de conscience que ce que j’étais en tant que femme était le produit d’une construction sociale qui a rendu possible ma sortie de l’hétérosexualité. Et j’ai ressenti dans ma chair cette révélation : le féminisme me donnait la clé pour être vraiment moi. Pour interroger la femme que j’étais, les codes dans lesquels s’était construite cette féminité. Et pendant des années, et quand bien même j’estime aujourd’hui m’être parfois fourvoyée, j’étais animée d’une soif insatiable de suivre toutes les luttes, toutes les prises de parole, de position, tous les livres, tous les articles, tous les podcasts. Je dois pourtant avouer que quelques quinze ans plus tard, le féminisme m’emmerde.
J’ai le sentiment de tourner en rond, de ne voir que des revendications figées dans des formes de lutte qui ne parviennent pas à capter l’ampleur des défis sociaux, économiques et écologiques auxquels nous faisons face, tant au niveau mondial que national. Le féminisme qui avait été pour moi une révolution intime m’apparaît en une succession de batailles symboliques, où la visibilité est devenue le principal objectif, comme si tout pouvait se résoudre par quelques ajustements dans les représentations. Le féminisme de la parité, la quête pour plus de femmes dans des positions de pouvoir, ou pour une meilleure reconnaissance des violences sexuelles, ne suffisent plus à embrasser l’ampleur des transformations que nous devons accomplir. J’ai l’impression que le monde fonce dans le mur et que les femmes seront parmi les premières qui s’y fracasseront, avec tous ceux et celles qui ne sont pas des mâles blancs hétéros chrétiens et riches. Peut-être que c’est moi qui écoute mal mais il me semble que nous ne sommes pas à la hauteur.
Qu’on ne se méprenne pas, loin de moi l’idée que l’on n’a plus besoin de féminisme. À l’heure où j’écris ces mots, les appels à la grève et à la manifestation pour le 8 mars, journée de lutte pour les droits des femmes m’arrivent en nombre : oui, l’égalité salariale, oui, la santé sexuelle, oui, la lutte contre les violences sexuelles. Oui, oui et encore oui. Et pourtant, et ce sans totalement savoir pourquoi — et ce texte est un essai d’élucidation — le féminisme ne me fait plus vibrer. Est-ce la désillusion d’années à porter les mêmes revendications sans jamais voir de réelle victoire ? Est-ce la peur de voir ce que fait ou veut faire l’extrême-droite aux femmes partout où elle arrive au pouvoir ? Ou est-ce que je suis devenue une vieille conne du haut de mon statut de meuf blanche fonctionnaire nullipare qui s’encroûte et a fini par se dire que c’était peut-être pas si terrible que ça ?
Toujours est-il que j’éprouve un besoin urgent de voir se renouveler le corpus idéologique du féminisme. J’aimerais qu’on en finisse avec le féminisme de la mesurette et des réparations superficielles. Nous sommes dans un monde en crise — une crise économique, sociale, écologique, et politique — qui exige un projet féministe radical, capable de se joindre aux luttes pour la justice sociale et contre le capitalisme. Un féminisme qui se reconnaît comme partie prenante d’un mouvement plus global pour transformer les structures de pouvoir, et qui ne se limite pas à une dynamique de réparation, mais qui pose la question fondamentale de la redistribution du pouvoir, des richesses et de la justice.
Le féminisme comme lutte transversale : vers un changement profond
Il me semble qu’il est nécessaire de penser la revendication pour l’égalité femme-homme comme une lutte transversale, c’est-à-dire comme une composante d’un changement sociétal plus large. Il ne s’agit pas uniquement d’obtenir des ajustements à la marge, mais de remettre en question les structures sociales dominantes. Un féminisme qui se contente d’une amélioration de la visibilité des femmes ou de quelques victoires symboliques ne changera pas les rapports de domination en place. Il faut plutôt penser un féminisme qui interroge profondément la hiérarchie des pouvoirs, l’économie de marché, les systèmes d’exploitation et de consommation, les violences systématiques.
J’ai l’impression que là comme ailleurs, on a perdu la bataille des idées : nous devons conserver des acquis fragiles — inscrire l’avortement dans la Constitution — là où il faudrait imaginer un discours audible qui rééchante le monde. Nous sommes dans la réaction, en témoigne la pétition qui réclamait il y a peu le Prix Nobel de la Paix pour Gisèle Pélicot. L’idée que l’on érige en héroïne la septuagénaire me hérisse le poil : les récits du procès des viols de Mazan ont mis en évidence l’absolue barbarie de la domination masculine. Et si Gisèle Pélicot doit être saluée pour son courage à refuser le huis clos, n’y a-t-il pas quelque chose de rassurant à se faire de ce procès quelque chose d’extraordinaire et d’inouï ? En faisant de la victime une figure d’exception, ne court-on pas le risque de fermer les yeux sur le fait que ces violences ont été rendues possibles par un système qui opprime toutes les femmes et en fait des biens dont on peut disposer librement ? Il me semble que l’effroi collectif face aux affaires de violences sexuelles a tendance à les réduire au fait-divers et à paralyser l’esprit. Mazan a laissé place au procès de Joël Le Scouarnec, le même goût de vomi aux lèvres mais l’on écarquille les yeux incrédules en se demandant comment cela peut être possible.
On le rabâche, il s’agit d’oppressions systémiques. Nous sommes les héritières d’un ordre du monde structuré par des enjeux de pouvoir et de domination. Nous devons inscrire nos luttes en tenant compte d’interconnexions complexes entre les enjeux économiques, politiques et sociaux qui nous obligent à nous défaire de tout manichéisme. Une approche globale permet de mieux appréhender les réalités mondiales, en liant les combats féministes à d’autres luttes sociales et environnementales. Pour cela, il est crucial de penser les inégalités, les dominations et les résistances de façon à pouvoir agir plus efficacement face à des problèmes systémiques interconnectés.
Se méfier des raccourcis simplistes
Une des raisons de mon désintérêt pour les luttes féministes telles que je les reçois depuis ma sphère de militante bobo parisienne est mon rejet viscéral de ce que l’on pourrait appeler la misandrie de façade dans certains discours féministes. Cette posture, qui tend à simplifier la domination des femmes par une opposition manichéenne entre « la femme victime » et « l’homme oppresseur », est une vision réductrice qui ne prend pas en compte les nuances sociales, économiques et culturelles qui façonnent les rapports de domination. Il me semble particulièrement dangereux d’ériger le mâle par essence en ennemi, sans tenir compte de contextes de vulnérabilité. Un homme peut très bien être opprimé dans d’autres dimensions de sa vie : en raison de son orientation sexuelle, de son origine, de sa religion, ou encore de son statut économique.
Il est essentiel de ne pas confondre l’oppression de genre et les difficultés sociales systémiques qui affectent des individus, hommes ou femmes, en dehors de cette dimension. Identifier systématiquement l’individu mâle comme un ennemi politique et la femme comme la dominée de l’autre occulte les injustices complexes qui touchent également les hommes, comme les violences faites aux hommes précaires ou issus de minorités, et qui ne relèvent pas du sexisme mais de l’injustice sociale et perpétue des raccourcis stériles en plus d’être bêtement essentialiste. (Ici, on mettra à profit la lecture des travaux de Friction sur la non-mixité).
Le féminisme et les luttes globales : un silence coupable
Il me semble que cette tendance à la simplification à l’extrême (dont il faudrait analyser précisément les causes) tend à aplanir toutes les combats en les considérant avec le filtre de nos regards occidentaux. Je m’interroge souvent sur l’écho que peuvent avoir les violences sexistes dans les pays du Sud. L’indignation – pourtant légitime – contre la guerre que livrent aux femmes les Talibans au pouvoir en Afghanistan a-t-elle vraiment pour objet l’émancipation des femmes ? De la même façon, je m’interroge sur le regard que les médias et éditorialistes français évoquent (quand ils le font) les violences sexuelles dont sont victimes les femmes congolaises. Fin février, l’UNICEF s’inquiétait de la hausse des violences sexuelles au Congo dans le conflit opposant les rebelles de M23 aux forces congolaises à l’Est du pays. L’article de France Info consacré à ce sujet le 28 février reprenait en titre la phrase de Justine Masika Bihamba : « Le viol est utilisé comme arme de guerre ». Au-delà du silence assourdissant qui entoure le conflit dans les médias, je m’interroge sur les rares relais quant à la condition des femmes. Peut-être me trompé-je mais j’ai l’impression que l’on ne se départit jamais des biais racistes et colonialistes. Les violences faites aux femmes témoigneraient de la cruauté et de la sauvagerie de cultures moins progressistes. Quelle place est laissée aux discours et initiatives des femmes opprimées qui résistent et luttent ? J’aimerais que les voix des femmes qui luttent nous parviennent, que l’on entende leurs besoins, leurs envies, leur force.
Il ne s’agit pas simplement de donner de la visibilité à ces violences, mais de se poser la question politique de l’impunité internationale, de la néocolonisation, et du rôle de l’Occident dans l’instabilité politique et économique de ces pays. Le féminisme ne peut être un projet qui se limite à des réformes locales, mais doit poser les bases d’une solidarité mondiale, et dans ce cadre, il est crucial de connecter les luttes féministes.
Une interrogation sur les raisons de l’inaudibilité des revendications féministes
Il me semble crucial de nous interroger sur les raisons qui rendent certaines luttes féministes si invisibles et si peu écoutées. Il est facile de tourner les yeux vers l’Afghanistan, l’Iran ou le Congo et de ne pas voir que malgré un discours profondément misogyne et des soutiens violemment masculinistes, Donald Trump a recueilli 45% des suffrages des femmes qu’il promettait de défendre qu’elles le veuillent ou non. Le retour de bâton féministe, symbolisé par des figures comme Donald Trump et les mouvements tradwife, peut être compris comme une réaction aux avancées du féminisme et des droits des femmes. Ce phénomène résulte d’une volonté de restaurer des valeurs patriarcales et des rôles traditionnels de genre, perçus comme menacés par l’émancipation féminine. Dans un contexte de polarisation sociale et politique, ce backlash s’inscrit également dans une réponse populiste cherchant à opposer les « élites progressistes » aux « gens ordinaires ». Les tradwives, par exemple, incarneraient un désir de stabilité et d’un retour à une structure familiale traditionnelle, rejetant les changements sociaux qui déstabilisent les normes de genre établies. Le néolibéralisme, avec son accent sur l’individualisme et la réussite personnelle, a aussi joué un rôle dans ce retour de bâton. La quête de l’indépendance économique et personnelle des femmes a parfois été vue comme incompatible avec les valeurs de la famille traditionnelle, surtout dans un contexte où les femmes sont souvent jugées sur leur apparence, leur maternité et leur rôle dans le foyer. Le retour de figures conservatrices comme Trump peut être vu comme une réponse à ce modèle de société plus égalitaire, dans lequel les femmes revendiquent un plus grand pouvoir de décision, au travail comme dans leur vie privée.
Le féminisme, en cédant à l’individualisme néolibéral, a creusé sa propre tombe : en faisant croire qu’il était soluble dans le capitalisme. On assiste à une marchandisation du féminisme par des figures médiatiques ou politiques qui, bien que proclamant des valeurs d’égalité et de solidarité, s’inscrivent dans un système capitaliste. Prenons l’exemple des femmes leaders dans des entreprises multinationales, comme Sheryl Sandberg, l’ancienne directrice de Facebook. Son livre Lean In a été salué par de nombreuses féministes, mais il incarne, à mon sens, la fin du féminisme révolutionnaire. Cette vision se limite à l’injonction à « s’installer à la table des hommes », en s’intégrant dans des structures capitalistes existantes qui continuent d’exploiter les femmes à la base. Lean In, c’est une invitation à s’asseoir dans un système patriarcal qui exploite les femmes de manière globale, sans jamais remettre en cause les fondements même de l’inégalité. C’est un féminisme d’apparence, où la visibilité et l’ascension sociale de certaines femmes dans le cadre d’un modèle capitaliste est censée suffire à prouver que l’égalité a été atteinte. Et cette approche est dangereuse car elle efface les autres formes d’oppression : celles des femmes racisées, des femmes trans, des femmes précaires, qui ne trouvent aucune place dans ces revendications.
Qu’est-ce que je peux faire ?
Face à cet état de fait, je me retrouve moi-même dans une position complexe. En tant que femme blanche, avec un capital économique et culturel relativement privilégié, je ressens le besoin de questionner la grille de lecture féministe dominante, souvent imprégnée de privilège occidental. Cela m’amène à m’interroger sur ma propre capacité d’action, et sur ce que signifie vraiment être féministe dans un monde globalisé, où les inégalités sont de plus en plus criantes et visibles. Est-ce qu’il est encore possible de mener une lutte féministe radicale dans ce cadre ? Ou bien sommes-nous trop prisonnières de notre contexte social et culturel pour imaginer un véritable changement systémique ?
Je dois bien m’avouer sceptique : si le féminisme peut encore être porteur de révolutions, il doit se repenser, se reformuler et se réinventer. Le féminisme, et avec lui à mon sens tout notre corpus idéologique, doit redevenir politique. Parfois je rêve que l’on finisse par réaliser que les hyper-riches blancs cis hétéros et chrétiens ne sont qu’une poignée. Quand ce jour arrivera, je dirai comme Danton : « C’est la tête des ennemis de la Révolution qu’il faut voir rouler. » en brandissant ma pique.
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