Si vous évoluez dans le milieu associatif, vous êtes peut-être familiers de Framapad ou Framaforms, ces outils en ligne alternatifs à ceux de Google. Mais saviez-vous que Framasoft, l’association qui a conçu ses outils, propose aussi des jeux et des livres en libre service, des conférences, des formations ? L’association, qui a fêté ses 20 ans en 2024, œuvre pour non seulement construire un Internet loin de Google, d’Elon Musk et autres GAFAM, mais aussi pour contribuer, via l’éducation, à un numérique et donc une société plus juste. Pouhiou, salarié de l’association Framasoft, a accepté de répondre aux question de Salvade Castera sur les principes fondateurs et la démarche de l’association.
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Salvade Castera : Pour commencer, rappelle-nous ce qu’est Framasoft et quelles sont vos actions ?
Pouhiou : Framasoft, c’est est une association d’éducation populaire aux enjeux du numérique et des communs culturels. Ce sont des grands mots qui peuvent faire un peu peur ! Nous sommes : une association car nous faisons partie de la société civile et sommes dans l’auto-organisation, et d’éducation populaire car on se parle de pair à pair. Les « communs », ce sont des biens partagés (comme Wikipedia par exemple), qui diffuse la connaissance de façon libre et collective. Ce que Framasoft cherche à faire depuis une dizaine d’années, c’est de proposer une émancipation par le numérique face au capitalisme de surveillance et donc face au monopole des géants du web. On propose donc aujourd’hui une vingtaine de services en ligne ouverts à toustes pour s’extraire des GAFAM. Ce sont par exemple Framapad (alternative à Google Doc) ou Framadate (alternative à Doodle). Et tout ça bénéficie à environ 2 millions de personnes.
Est-ce qu’on peut parler d’éducation populaire justement : c’est un mot important mais qu’on entend peut-être un peu moins de nos jours…
Pouhiou : Framasoft n’est pas comme les associations d’éducation populaire qui proposent des activités socio-culturelles comme les Francas, la Ligue de l’enseignement, le CNAJEP, etc. D’ailleurs l’association est issue de la collaboration d’une proffe de français et d’un prof de maths, donc issu·e·s de l’Éducation nationale. Mais l’idée chez nous est que ce n’est pas parce que certains et certaines ont des connaissances spécifiques qu’ils et elles doivent avoir une position dominante, au contraire chacun·e a des savoirs et peut apprendre et enseigner à sa manière, de pair à pair et dans l’horizontalité. On est arrivé à ce constant vers 2014 : avant, on était surtout centré sur la défense du logiciel libre puis on s’est rendu compte que ce qu’il fallait avant ça, c’était que le monde et la société soient libres aussi !
Mais le « pair à pair », comment ça s’organise concrètement ?
Pouhiou : Le rôle de Framasoft n’est pas d’enseigner directement : nous, on conçoit les outils pour aider à cette éducation populaire au numérique. On a par exemple publier un guide, [RESOLU,] qui aide les structures à adopter des solutions numériques libres et éthiques. On contribue aussi avec MetaCartes à la création d’un jeu pour sensibiliser aux enjeux du numérique éthique. Donc on final, on travaille beaucoup en partenariat avec plusieurs collectifs, l’idée est que ces outils circulent et puissent être réappropriés.
Pourquoi ces enjeux autour du numérique sont importants selon vous ?
Pouhiou : C’est simple : dans quel monde et dans quelle société veut-on vivre ? Aujourd’hui on a des géants du web, des grandes entreprises donc, qui réussissent à imposer leur domination économique, politique et culturelle grâce à leur expertise technique. Ils ont créé un oligopole et, ce que nous on appelle, un capitalisme de surveillance qui envahit jusqu’à nos intimités.
On sait que, face à cela, certain·e·s sont tenté·e·s de répondre qu’ils n’ont « rien à cacher » ou « pourquoi pas laisser mes données si la pub que je reçois est plus pertinente ? ». Mais quand l’accès aux intimités des internet permet de déterminer quelle communauté a droit à la parole et laquelle est reléguée au fond de l’algorithme, cela participe à la création d’une hiérarchie voire au maintien de l’ordre établi. Ces intimités sont aussi vendues à d’autres entreprises, comme des banques ou des assurances, qui n’ont pas nos intérêts à cœur. Et dans le cadre d’un État autoritaire, cette surveillance peut aller extrêmement loin : en Iran, des femmes qui ne portaient pas le voile ont pu être identifiées sur internet par la police des mœurs par exemple.
Donc on a donné un pouvoir énorme à un système que nous n’avons pas choisi et dont il est aujourd’hui quasi-impossible de se défaire sans s’exclure de la société. Que peut-on faire pour que ce monde ne soit pas le seul possible ?
Comment sensibiliser le public le plus élargi possible à ces enjeux ?
Pouhiou : J’aime bien utiliser la comparaison avec la nourriture pour expliquer ce que l’on fait : dans l’agroalimentaire, il y a tout le système Carrefour, McDo, Monsanto et, à côté, il y a des personnes qui s’organisent pour créer des circuits courts, des AMAP, des épiceries solidaires… À Framasoft, on est l’AMAP du numérique. Ça ne veut pas dire qu’on va remplacer Carrefour, on est réaliste face à nos moyens. Mais on donne une possibilité de faire autrement, dans l’autogestion et en évitant l’écrasement des minorités.
Concrètement, on a beaucoup appris avec la campagne « Degooglisons Internet » lancée en 2014. À cette époque, on est un an après les révélations d’Edward Snowden, on utilise encore l’expression « Google est ton ami » et on pense encore que Facebook est indispensable à la communication des associations. C’est à ce moment là qu’on a commencé à mettre en place tous nos services alternatifs, pour montrer de quoi une petite structure avec peu de moyens était capable. C’est en faisant qu’on montre que ça peut marcher ! Et ça démontre aussi que quand un ministère, par exemple, explique qu’il n’a pas les moyens de créer des alternatives numériques, c’est tout simplement faux.
On fait aussi des rappels de l’histoire récente d’internet, surtout auprès des plus jeunes : l’Internet avant les GAFAM et les réseaux sociaux était tellement plus libre, avec plus d’anonymat et des vrais espaces d’expérimentation. C’est là ou j’ai pu commencé à jouer avec mon genre par exemple ! On essaie de faire appel à leur colère, car cet Internet-là leur a été volé et on leur a laissé un truc pourri à la place. Mais c’est difficile à appréhender parfois. Par exemple, quand on évoque PeerTube, notre alternative à Youtube, le premier réflexe des bénéficiaires a pu être de nous dire « Il faut mettre des youtubeurs et des streamers célèbres dessus »… Mais Internet à l’origine ce n’est pas un star-system, ce sont des anonymes qui partagent des recettes de carrot cake !
Ensuite, assez vite, au bout de deux, trois ans, on s’est rendu compte que plein de personnes partagaient les valeurs fondatrices de Framasoft de partage, de mise en commun, de justice sociale… On a trouvé plus simple de s’adresser directement à ces personnes pour leur proposer un numérique qui partage ces valeurs. Ça nous oblige forcément à nous concentrer sur certains publics, sans fermer la porte à d’autres. Mais par exemple, quand on utilise le travail de David Revoy pour nos illustrations, avec ce côté très manga, très kawaï, on sait bien que le cadre supérieur avec son SUV ne sera pas forcément touché et c’est normal : on ne s’adresse pas à lui en premier lieu. On fait ce choix de se limiter car nos moyens et nos ressources sont eux-même limités. J’insiste sur la nécessité de cette modestie : on ne changera pas la société entière depuis notre petite asso et on ne peut pas s’adresser à absolument tout le monde. D’où notre slogan « Changer le monde, un octet à la fois » : on ne changera pas la terre entière, mais on va en changer déjà un bout.
Mais comment donner envie d’utiliser ces outils qui ne sont pas forcément très sexy ou simples d’utilisation ?
Pouhiou : D’abord, il faut garder en tête que l’on parle d’alternatives, pas de remplacement : le vélo est une alternative à la voiture, mais pas un remplacement par exemple.
Une fois cela dit, c’est important de ne pas créer des choses affreuses, absconses et réservées à une élite de geeks barbus. À ses débuts, Framasoft était plutôt dans un entre-soi de développeur·ses : pour atteindre d’autres publics, on a commencé à bosser pas uniquement sur le code mais aussi sur le design, le graphisme, la communication… On s’est vite rendu compte que ces postes devaient être payés, car ces métiers sont plus précaires que ceux du développement informatique qui pouvaient se permettre le bénévolat. On s’est appuyés sur ces expertises pour améliorer l’expérience utilisateur. Par exemple, on utilisait le terme « instance » auparavant, qui est un terme technique : les designers nous ont conseillé de changer car ça n’évoquait rien au grand public. Depuis on utilise le terme « plateforme » et ça fonctionne très bien.
Ensuite, il faut garder les échelles de grandeur en tête : développer PeerTube a couté 600 000 €, le chiffre d’affaires de YouTube en 2022 c’était 22 millions $. On se bat contre des dragons avec des cure-dents ! On ne pourra jamais obtenir quelque chose d’aussi beau et ergonomique. La réalité c’est que si on veut donner plus de pouvoir, de capacité d’action sans recréer des monopoles, on est obligé de faire plus complexe. Donner plus de liberté implique de choisir, paramétrer, aller fouiller dans les menus : l’ergonomie la plus simple c’est celle d’Apple mais c’est une prison dorée. Apple est extrêmement fluide, simple et efficace parce qu’Apple prend toutes les décisions à votre place et enlève votre capacité de choisir. Avoir une voiture qui conduit à votre place, c’est très confortable : mais ce n’est pas vous qui contrôlez là où elle va.
Framasoft commence à proposer des conférences sur l’intelligence artificielle… On voit de plus en plus de personnes, y compris à gauche, utiliser des IA génératives sur les réseaux sociaux. Comment avertir sur les enjeux éthiques et environnementaux de l’IA ?
Pouhiou : C’est compliqué, on commence tout juste à travailler la dessus. On a déjà conçu un site framamia.org pour donner des clés de compréhension sur l’IA. L’idée c’est d’équiper intellectuellement pour affronter le sujet sans donner des solutions toutes faites.
Ce que l’on peut affirmer par contre, c’est qu’il n’existe toujours pas de moratoire sur l’IA, alors qu’il y en eu pour d’autres avancées comme le clonage (pour rappel, le clonage humain a été interdit après le clonage de la brebis Dolly). Pour l’IA, c’est trop tard : la boîte de Pandore est ouverte, on ne va pas la refermer. Que fait-on à partir de là ? Nous, on refuse de juger ou condamner les usages, on estime que ce n’est pas notre rôle. La culpabilisation ça ne fonctionne pas dans ce genre de cas : on l’a bien vu pendant l’épidémie de VIH. Ce qui a marché, c’est donner de l’information. « Savoir = pouvoir » était un slogan de la lutte anti-VIH et il s’applique toujours autant. Donc on donne ce savoir, tout d’abord en déconstruisant les idées sur ce qu’est ou n’est pas l’IA. L’IA c’est des codes et des chiffres, on a l’illusion d’une compréhension là où il n’y en a pas : ce sont juste des répétitions calculées selon des probabilités !
Ensuite, on donne des clés sur l’impact de l’IA : veut-on vraiment d’un monde ou l’IA crée de l’art pendant que nous bossons à l’usine ? Alors que l’IA générative peut être intéressante pour aider à l’accès au numérique de personnes en situation de handicap ou d’illettrisme numérique. Mais il y a aussi tous les enjeux écologiques ou encore de traitement des minorités par l’IA.
Le but c’est d’avoir conscience de ça et d’avoir une utilisation informée, avisée et choisie à titre individuel et de reprendre le pouvoir de façon collective. Il y a une urgence à se rassembler pour en discuter sans des structures biaisées par leurs intérêts financiers sur la question. L’IA change fondamentalement la donne sur tout un tas de sujets de façon absolument gravissime et la société n’est pas prête à y faire face, comme elle n’a pas été prête à l’arrivée des réseaux sociaux.
C’est pour ça que le chantier prioritaire c’est de se rassembler pour partager le savoir et donc partager le pouvoir.
Puisque tu parles des réseaux sociaux, penses-tu qu’un compromis est possible entre la nécessité d’utiliser les réseaux sociaux pour les militant·e·s et le basculement idéologique de leurs dirigeants ?
Pouhiou : Il y en a un, mais il est coûteux, c’est bien là tout le problème. On est toujours dans l’équation confort vs contrôle : si on reprend du contrôle, on va devoir lâcher sur le confort. C’est terrible de dire à des groupes militants qui subissent déjà beaucoup d’oppressions qu’ils vont devoir redoubler d’efforts.
Pour moi la difficulté est que les réseaux sociaux tels qu’utilisés actuellement mélangent deux usages très différents : le premier c’est de créer sa communauté, son safe space en mixité choisie et le second, c’est de s’exprimer en dehors de sa sphère militante pour partager ses revendications. Les réseaux sociaux ont brouillé la frontière entre ces usages. Il faudrait d’abord recréer des espaces distincts pour chaque usage et reprendre le contrôle de ces espaces. Aujourd’hui, créer un compte queer sur Instagram, c’est comme ouvrir une petite librairie queer dans la galerie marchande d’un Carrefour : cela peut aider à la visibilité auprès du grand public et sensibiliser sur ces sujets, mais Carrefour peut te demander de ne pas vendre certains livres voire de dégager à n’importe quel moment. Ca peut être bien d’avoir cet espace dans le Carrefour mais on a aussi besoin d’espace pour se rassembler sans risque de violence et sans avoir besoin de faire de la pédagogie tout le temps. Et ces espaces doivent avoir des règles et des contrôles différents.
À Framasoft, nous avons une page Facebook et un compte Instagram alors qu’on explique partout que c’est dangereux… Mais elles sont utiles pour faire la promotion de notre blog, qui lui est hébergé par nous et nous les avons paramétrés pour partager le moins de données possibles.
Nous avons créé une charte avec nos valeurs et nos engagements concrets : chacun peut choisir ou pas de nous faire confiance en fonction, mais tout est clair et transparent. Par exemple : on dit dès le départ que l’on répondra aux requêtes judiciaires le cas échéant, on n’est donc pas le meilleur outil pour des groupes de désobéissance civile. C’est l’arbitrage auquel devront faire face les collectifs : le confort d’utilisation contre la sécurité et la confiance qu’on peut accorder à l’hébergeur.
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