Valérie Rey-Robert : 30 ans de féminisme connecté

Benjamin a 39 ans et vient d’un militantisme « à l’ancienne » — syndicat, parti, formations politiques dans une vieille bourse du travail avec un paperboard et du mauvais café. Mais difficile d’ignorer que les mouvements militants qui ont marqué ce début de XXIe siècle doivent beaucoup à internet. Mais quelque chose comme #MeToo n’est pas apparu spontanément sur Twitter : il faut des militant·e·s sur les réseaux sociaux et avant les réseaux, il y avait des forums et des blogs…

En parlant de ces évolutions avec des copines féministes, un nom revient souvent : celui de Valérie Rey-Robert. Son blog crepegeorgette.com a compté pour beaucoup, souvent même avant qu’elles ne se disent féministes. Valérie vient tout juste de sortir son sixième livre, Dix questions sur la culture du viol (10 € chez Libertalia). Mais elle a vu l’internet militant évoluer de l’intérieur, du tout début à aujourd’hui. Alors pour ce dossier « Militer en 2025 », Benjamin lui a tendu le micro !

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Benjamin : Pour commencer, une question bête : comment es-tu devenue féministe ? Et comment cet engagement est devenu un blog ?

Valérie Rey-Robert : Je pense que je suis arrivée au féminisme comme beaucoup de monde : il m’est arrivé des trucs, en l’occurrence des viols, et je comprenais vaguement que c’était un truc qui n’était pas très normal, alors je suis allée sur des forums pour en parler. En 2000, il n’y avait pas de réseaux sociaux mais j’étais sur le forum des Chiennes de garde, un des premiers forums féministes en France. 

C’était l’époque où il y avait de grosses discussions autour du voile — 2004, c’est l’époque de la loi interdisant les signes religieux à l’école — et de la prostitution. J’ai commencé le féminisme en étant abolitionniste et pour la pénalisation du client… La webmistress du forum à l’époque c’était Nathalie Magnan, qui est maintenant décédée. Elle était en couple avec une ancienne travailleuse du sexe et c’était une des rares qui n’étaient pas abolo… mais comme elle gérait le forum, les autres n’osaient rien dire. À force de la lire et de lui poser des questions, j’ai commencé à évoluer sur ce sujet-là… Et au bout de deux ans je n’étais plus abolitionniste et plus pour la pénalisation du client. Du coup, je me suis engueulée avec la moitié du forum et j’ai créé le mien, qui s’appelait feministe.net (c’était la pleine période des forums).

Puis, à un moment, je me suis rendue compte qu’il y avait moyen de gagner de l’argent avec les blogs, et donc j’ai créé crepegeorgette.com qui n’était pas un blog féministe au départ : c’était plutôt un truc lifestyle… Mais au moment où j’ai voulu faire de l’argent, ça m’a saoulée — je ne suis pas très douée pour ça — et je l’ai transformé en blog féministe.  

Et tu as de suite trouvé un écho ?

J’ai jamais regardé les stats, ça me fait chier ! Mais oui, ça fonctionnait bien : j’avais pas mal de retours positifs. Ce qui était intéressant, c’est que le public venu pour le lifestyle, l’humour, est resté. Car dans mes premiers billets, je parlais déjà de féminisme dans mes anecdotes de vie, et les gens sont restés après ça… 

Pas mal de gens sont devenus féministes — ils me l’ont dit eux-mêmes ! — grâce à mon blog. Ça c’est pas mal. D’autant que dans le milieu féministe, j’étais quand même pas mal ostracisée, car le féminisme était très abolitionniste.  

Vers 2008 arrive Twitter, où tu trouves aussi un public. C’était le même que le blog ?

Non : sur le blog, les gens venaient en général parce qu’ils voulaient me lire. Sur Twitter t’étais vraiment lu par tout et n’importe qui, tu ne savais pas qui va te RT [retweeter]. Donc ce que je disais ça a trouvé un écho mais un public différent. 

On dit que Twitter c’est du micro-blogging, mais ce sont des punchlines en fait. Là on va ressentir mon âge et le « c’était mieux avant » mais je pense que Twitter a à la fois boosté le féminisme et les militantismes en général… et les a aussi tués. Et à l’heure actuelle, quand je fais le bilan, je pense qu’il y a plus de négatif que de positif. 

C’est-à-dire ?

Tu pourrais penser que le fait d’écrire en 120 puis 240 caractères, ça t’aide à affiner ta pensée. Mais non : ça ne la vulgarise même pas, t’es obligé d’être imprécis, d’être dans la punchline. 

Et puis, moi qui suis sujette à plein d’addictions, je retrouvais dans mon comportement face à Twitter des réactions que je pouvais avoir face à un produit, à de la nourriture. Je mets des précautions à ce terme « addictions » dans ce cas hein, mais je retrouvais une incapacité à arrêter de twitter que je n’avais pas sur Facebook, que je n’ai pas sur Insta. 

Et puis les likes, les RT, les QRT [citations de tweet], ça entraîne du harcèlement voire une incapacité de discuter. Par exemple : je suis un compte à 40 000 abonné·e·s, je discute avec une féministe qui en a 100… on n’est pas d’accord sur un sujet mais on discute. Mais comme j’ai 40 000 abonné·e·s, j’ai beaucoup plus de likes que la nana en face : très vite, elle peut se sentir mal à l’aise pour discuter !

Ça a aussi créé beaucoup d’engueulades, de postures irréconciliables au sein même des milieux militants. Je prends un exemple simple : quand Victoire Tuaillon décide d’aller chez Finkielkraut et se prend en photo avec lui, je lui ai dit que je trouvais que c’était politiquement une erreur… mais on peut en discuter. On peut penser que Victoire Tuaillon a une mauvaise stratégie mais personne ne peut la soupçonner d’aimer Alain Finkielkraut ! Elle a pourtant subi un harcèlement fou à l’époque, avec des appels au suicide. On ne peut pas tout imputer à l’outil, il y a des gens derrière, mais Twitter a des responsabilités.

Et puis ça encourage une forme de performativité. Par exemple, chez beaucoup de militant·e·s de gauche blanc·he·s je vois une espèce de performativité par rapport à la race. Ça n’a aucun sens.

En parlant de harcèlement, toi-même tu en as subi…

C’est un peu mon défaut : comme ça fait très longtemps que je suis sur internet, des histoires de harcèlement j’en ai plein mais ça ne m’affecte pas forcément. C’est vrai que mon compte a été banni à cause d’antisémites, que j’ai été doxxée sur des blogs nazis… Mais ma meilleure amie, Daria Marx, a subi bien pire que moi par la « Ligue du LOL ». Et connaissant Rokhaya Diallo, Caroline De Haas et ce qu’elles ont vécu, je relativise un peu mon harcèlement. 

J’ai eu des raids du Printemps républicain par contre. Par exemple, il y a 4 ou 5 ans ils avaient sorti une histoire de viols collectifs par des immigrés indo-pakistanais en Angleterre (un truc qu’ils sortent régulièrement, quand ça les arrange). Leur narratif était de dire qu’il y a des mecs indo-pakistanais qui violent des gamines blanches et les flics ne les arrêtent pas par peur d’être accusés de racisme. J’avais passé une nuit à parcourir des rapports, des histoires de viols d’enfants,… J’arrive le lendemain — pleine d’illusions malgré mon grand âge — pour démontrer que tout ça est faux et pensant qu’ils vont me croire quand je dis que la réalité est infiniment plus complexe que leurs conneries. J’ai pris du harcèlement… et donc je suis partie. Mais ce qui était horrible pour moi c’était de penser aux victimes, notamment racisées, qui ne comptaient pas pour eux.

Après — je crois que je le dis pour la première fois — mais ce qui a eu le plus d’impact sur moi ce n’est pas l’extrême-droite mais le harcèlement de la part de féministes. Je ne sais pas si on peut appeler ça du harcèlement vraiment mais j’ai eu des nanas qui ont évoqué mon passé, des évènements très personnels comme le suicide de mon père, pour essayer de me faire fermer ma gueule.

Quittons un peu internet : tu as commencé à publier des livres, c’est une forme d’écriture différente. Qu’est-ce que ça fait de pouvoir décliner un propos sur autant de pages ? Tu as trouvé un écho différent ?

Je fais partie d’une génération, d’un groupe social, qui a beaucoup de respect pour le livre. Et ça n’a pas été facile de le publier en plus : quand j’y suis arrivée, je me suis dit « Je suis arrivée au bout d’une pensée ! » Et puis, travailler sur la culture du viol, c’était une forme de réparation : même si je ne parle pas de moi dedans, c’était aussi comprendre pourquoi, quand j’ai été violée, ma mère ne m’a pas crue, mes ami·e·s ne m’ont pas crue.

Et effectivement ça permet d’atteindre un autre public. En publiant chez Libertalia, j’ai pu toucher un public de gauche qui, à l’époque, n’était pas encore sensibilisé aux questions de féminisme. Par exemple, j’ai été invitée au festival d’été de Lutte ouvrière et, vraiment, pour LO il y a 6 ou 7 ans, sortir du capital pour parler féminisme c’était compliqué ! Je suis allée comme ça dans des festivals, des écoles, des théâtres, des librairies, des assos. Plein, plein d’endroits différents : ça permet de ne pas rester dans mon microcosme.

Et aujourd’hui tu es présente sur Instagram : cela ouvre d’autres perspectives ?

Oui, c’est nouveau ! J’ai lancé ce compte il y a quelques mois. Mais je trouve ça très frustrant car il n’y a pas vraiment de discussion : les gens mettent un like ou disent « Super post ! » mais on ne discute pas. 

À l’heure actuelle, on ne peut pas se passer des réseaux sociaux : j’en ai besoin, ne serait-ce que pour parler de mes livres. Mais c’est vrai que pour l’instant rien n’a remplacé Twitter comme endroit où on peut parler, discuter (et je ne retournerai pas sur Twitter !).

Et j’ai aussi monté ma newsletter, mais très rapidement je l’ai rendue gratuite car ça permet plus de retours.  

Les newsletters justement : c’est un vieux truc et on voit que ça revient !  

Oui. Pour moi, à la base c’était pour compléter mes revenus avec une newsletter payante mais, comme je disais, je ne suis pas très douée pour gagner de l’argent (rire) donc je l’ai rendue gratuite. Mais il manque toujours un espace où les lecteurs et lectrices peuvent discuter entre elles et eux. Je n’aime pas les positions verticales. D’ailleurs, un des moments préférés de ma vie, c’était quand j’étais invitée dans une petite librairie au fin fond de l’Alsace, et on parlait de téléréalité, de sexisme, etc. Et les nanas, qui avaient zéro formation féministe, qui se disaient « pas féministes » mais qui l’étaient en vrai, elles m’ont complètement oubliée : elles ont commencé à parler entre elles et moi j’étais juste une intervenante parmi d’autres… C’était vraiment super ! 

Donc je suis un peu frustrée de l’absence de discussion, de débat, mais vraiment dans le sens où on peut s’échanger sur un sujet sans être forcément d’accord, où la position de l’autre reste respectable, où on peut essayer de compléter les propos des gens. Je trouve qu’il y a très peu de ça.  

Tu penses à un retour des forums ?  

J’y ai déjà pensé mais je pense que, dans l’état actuel des choses, il ne se passera pas 10 minutes avant que tout le monde s’engueule… et j’ai la flemme de gérer ça.  

Après bientôt 30 ans de militantisme sur ces sujets-là, tu ne ressens pas une certaine fatigue ?

Je suis en colère depuis 50 ans, et avec de bonnes raisons… et il faut faire attention. Mais je ne suis pas quelqu’un qui s’écoute vraiment donc je ne sais pas si je suis fatiguée (rire).

Suivez Valérie Rey-Robert sur Instagram et abonnez-vous à sa newsletter. Le blog crepegeorgette.com n’est plus alimenté mais regorge de ressources féministes.

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