Enseigner, c’est militer

Leslie est la géniale cofondatrice de Friction Magazine… mais dans la vie de tous les jours, elle est surtout enseignante. Un métier qui n’est pas de tout repos mais qui reste essentiel. Car au delà des clichés sur les jeunes et le savoir, enseigner c’est aussi participer à développer les capacités de réflexion et, potentiellement, d’engagement des générations à venir.

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School classroom in blur background without young student; Blurry view of elementary class room no kid or teacher with chairs and tables in campus. Vintage effect style pictures.

Je suis enseignante de lettres, et je suis militante. Militante dans mon métier, militante dans des assos et des collectifs queer et féministes, militante dans des orgas syndicales. J’ai toujours vu l’éducation comme un levier d’émancipation, un espace où les jeunes peuvent aiguiser leur esprit critique et comprendre le monde dans lequel ils et elles évoluent. Par ailleurs, pour l’avoir vécu en tant qu’élève, étudiante et même enseignante, je sais aussi que l’école est une énorme machine à formater.  Et à l’heure où les réformes successives de l’Éducation nationale ont laminé l’ambition émancipatrice de l’école, une question se pose : comment continuer à faire de l’enseignement un vecteur d’engagement et de conscience politique pour les générations à venir ?

L’impact des réformes sur l’engagement des jeunes

Depuis plusieurs années, l’enseignement secondaire est soumis à des transformations qui, sous couvert d’efficacité et d’adaptation au monde du travail voire d’adaptabilité des jeunes à l’entreprise et au marché, réduisent drastiquement les marges de manœuvre pour la formation citoyenne des élèves. La réforme du lycée et du baccalauréat, avec la suppression des filières et l’individualisation des parcours, a éclaté les collectifs de classe et affaibli les espaces de socialisation où se forgeaient auparavant les premières formes d’engagement. L’orientation précoce, la pression de Parcoursup et la compétition permanente enferment les élèves dans une logique de rentabilité qui relègue la réflexion critique au second plan. L’enjeu, c’est la note, les calculs d’apothicaire pour savoir quel enseignement privilégier ou délaisser et la performance. La question est moins « Qu’avez-vous appris ou retenu ? » que « Est-ce qu’il y aura une note ? » Depuis que j’enseigne au lycée, j’ai laissé derrière moi, principalement à mes collègues de collège, les discussions sur la suppression des notes. La note est tout, la compétence ou la connaissance, nulle part. 

Dans ce contexte, comment espérer voir émerger une jeunesse militante quand le système éducatif lui-même tend à façonner des individus préoccupés avant tout par leur propre survie sociale et professionnelle ? En tant que professeure principale en seconde, je suis amenée à mettre en garde mes élèves sur les enjeux liés à l’orientation qui détermine, non seulement la filière au lycée mais les études supérieures et par là le projet professionnel. Comment demander à des ados de penser le monde dans lequel iels veulent vivre quand iels ont la crainte permanente de « ne pas réussir », scolairement d’abord mais socialement ensuite. L’engagement ne naît pas dans le vide : il se nourrit du débat, de l’apprentissage du dissensus, du sentiment d’appartenir à un collectif capable d’agir. Or, ces espaces se réduisent dangereusement dans l’école d’aujourd’hui. 

Adapter les programmes et les exercices aux réalités d’aujourd’hui

L’un des enjeux majeurs pour encourager l’engagement des jeunes serait, à mon sens, de rendre les enseignements plus ancrés dans leur réalité. C’est en règle générale, une garantie pour ne pas déverser des savoirs sur une classe passive : il y a peu de groupes qui restent désintéressés face à des connaissances ou des compétences qui résonnent avec leur quotidien d’une façon ou d’une autre. Parfois, il ne s’agit pas de modifier les contenus, mais de se souvenir de pourquoi on les enseigne. En tant que telle, l’identification d’un chiasme ou d’une synecdoque n’a que peu d’utilité. Pourtant, comprendre comment fonctionne un texte, comment il parvient à me toucher (ou pas) et savoir même dire avec précision et rigueur pourquoi ça fonctionne ou non, c’est une compétence assez essentielle. Tout comme réaliser qu’il y a en réalité peu de différences entre l’analyse d’une ballade médiévale et l’interprétation d’un discours, d’un article, ou même de cette chanson dont on n’arrête pas de fredonner le refrain. De la même façon, se doter d’outils linguistiques permettant de maîtriser les codes de la communication orale et écrite est évidemment un enjeu majeur de l’enseignement du français. 

Pourtant, bien trop souvent, les programmes, ou notre compréhension des programmes en tant qu’enseignant·es, restent figés dans des cadres académiques qui ne font pas écho aux préoccupations contemporaines des élèves. Il est pourtant possible d’aborder des thématiques sociales et politiques en s’appuyant sur les référentiels disciplinaires. En lettres, cela passe aussi par le choix des œuvres étudiées : intégrer des auteur·rices engagé·es, proposer des analyses de textes qui questionnent les inégalités, la mémoire coloniale, le féminisme, l’écologie. Un travail sur les discours argumentatifs peut, par exemple, être l’occasion d’analyser des prises de parole militantes, des tribunes ou encore des textes de lois controversés. Cela ne veut pas dire renoncer à étudier les « classiques » (encore faudrait-il parfois s’interroger sur ce statut et son sens), cela veut dire mettre en évidence les liens qu’entretiennent les œuvres patrimoniales avec le monde de nos élèves. 

Les exercices eux aussi devraient être pensés comme des outils d’émancipation. Plutôt que des dissertations formatées, pourquoi ne pas encourager les élèves à rédiger des tribunes, des discours engagés ? Les travaux de groupe peuvent être orientés vers la mise en place de projets concrets, comme l’organisation d’un débat sur un sujet de société ou la rédaction d’un journal lycéen. Évidemment, cela voudrait dire passer moins de temps à se préparer aux exercices rigides des examens. Toutefois, je pense qu’en tant qu’enseignant·es, nous devons aussi penser nos attendus pour ces épreuves. Combien de fois ai-je assisté à des discussions où les collègues semblaient attendre des travaux dignes des concours d’enseignement pour le bac ? Alors même que les exigences dans les textes ne sont, bien entendu, absolument pas celles-ci. Forcément, si l’on perd son temps à enseigner comment maîtriser un plan dialectique digne d’un étudiant du collège de Sorbon au XIIIe siècle, comment peut-on retrouver le plaisir qu’il y a à transmettre ce qui a fait un jour que l’on choisisse d’enseigner les lettres ? Est-ce à dire qu’il ne faut pas savoir argumenter ? Au contraire, pensez au temps que l’on gagnerait en sortant nos enseignements et nos pratiques de la naphtaline !

Résister et transmettre : quelles stratégies ?

Alors, qu’est-ce qu’il nous reste ? La résistance. Il me semble que cela passe d’abord par un  effort constant pour faire vivre la pensée critique au sein même de nos disciplines et de nos enseignements. En lettres, cela signifie continuer à travailler des textes qui questionnent le pouvoir, les normes, les systèmes d’oppression. Cela signifie aussi d’assumer les biais indéniables qui structurent la culture et la littérature dites classiques et d’accepter d’égratigner un peu les figures héroïques du roman national. Cela passe par une honnêteté intellectuelle à toute épreuve, qui refuse de considérer que parce que l’on traite un texte de Césaire ou de Maryse Condé, on a résolu la question du racisme systémique. Cela signifie aussi ouvrir des espaces de discussion où les élèves puissent confronter leurs points de vue, exercer leur liberté d’expression et comprendre qu’ils et elles ont voix au chapitre. C’est donc aussi accepter de désacraliser notre posture d’enseignant·e en acceptant la remise en question et la contradiction. 

Il s’agit également de préserver et de renforcer les espaces d’engagement dans l’institution scolaire elle-même : encourager les élèves à prendre part aux conseils de vie lycéenne, défendre les associations étudiantes, relayer les luttes sociales et écologiques qui traversent leur quotidien. L’éducation populaire, les ateliers d’écriture engagée, la mise en place de débats citoyens sont autant de pistes pour contourner les carcans institutionnels et offrir aux jeunes des outils pour penser et agir.

L’éducation populaire comme levier d’émancipation

L’éducation populaire a toujours été un moteur d’engagement et d’émancipation, notamment en dehors des cadres scolaires stricts. Elle repose sur l’idée que l’apprentissage ne doit pas être réservé à l’institution, mais qu’il peut se construire collectivement, à travers l’échange, l’expérience et la mise en pratique.

Intégrer des méthodes issues de l’éducation populaire dans l’enseignement permettrait de rendre les élèves plus actifs et conscients de leur rôle dans la société. Les simulations de négociations politiques, les ateliers d’auto-formation sur des thématiques militantes, ou encore les collaborations avec des associations locales sont autant de pistes pour rapprocher l’école des luttes concrètes.

Dans mes cours, j’ai pu expérimenter des formats inspirés de ces méthodes : organiser des « assemblées populaires » en classe où les élèves doivent débattre et voter sur des questions de société, proposer des jeux de rôles où ils et elles incarnent des figures engagées pour mieux comprendre les mécanismes de mobilisation. Ces initiatives, bien que modestes, montrent qu’il est possible d’apprendre autrement et de créer des espaces de réflexion collective.

Pour une école militante

Militer en 2025, c’est donc aussi militer pour une école qui ne déserte pas la transmission des luttes. Loin d’être un lieu neutre, l’école est un champ de bataille idéologique où se joue la formation des esprits et des citoyen·nes. Et s’il y a de plus en plus de profs de droite, réacs assumé·es voire carrément fachos, nous avons la responsabilité d’œuvrer de l’intérieur pour que l’éducation soit un outil d’émancipation. Former les militant·es – et plus largement les adultes – de demain, ce n’est pas imposer une vision du monde, mais donner les moyens de s’en forger une, libre et consciente. L’État et la classe capitaliste dirigeante – la bourgeoisie – ont depuis longtemps compris comment utiliser les institutions culturelles et intellectuelles pour préserver leur richesse et leur pouvoir dans les sociétés capitalistes. Le constat d’échec est évident, mais, pour continuer de paraphraser le philosophe italien, nous devons allier le pessimisme de l’intelligence à l’optimisme de la volonté. Il nous faut continuer de refuser les mises au pas et d’exploiter la moindre faille où peuvent s’immiscer les valeurs que l’on souhaite transmettre pour que l’engagement ait sa place dans les écoles, les collèges, les lycées, les universités. Si j’osais, je dirais que c’est notre responsabilité, la concrétisation de nos prises de parole en AG et des tribunes que l’on a signées. 

Et je sais qu’on a vampirisé les enseignant·es au nom de leur prétendue « vocation », je sais aussi les soirs où j’ai la nausée juste à voir mon cartable, les matins à pleurer à l’idée d’aller travailler. Mais j’ai fini par comprendre que je suis arrivée dans ce métier pour la littérature et je suis restée pour les élèves. On ne connaît manifestement pas le chemin, mais on peut leur donner une boussole fiable, du sérum phy pour les manifs et une bonne recette de cocktail Molotov.

MILITER EN 2025 - LE DOSSIER
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