Militer pour que la nuit queer reste queer 

À Friction, on connaît bien Ixpé… et on ne découvre pas que derrière les platines, il y a une vision. Pour nous, il accepté de prendre la plume et raconter pourquoi la nuit queer est, et a toujours été, un espace éminemment politique. De ses premières sorties au Pulp ou au Queen à son rôle d’organisateur, Ixpé partage ce que la fête lui a appris sur la communauté, sur la nécessité de s’organiser, de se protéger, de se soutenir. 

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Photo : Emilie Zasso/Discoquette

J’ai 37 ans, je suis DJ, promoteur de soirée et booker d’artistes queer. 

En 20 ans j’ai vu la nuit évoluer, et ses acteur·ices tenter de se comprendre, de s’apprivoiser, et de s’organiser tant bien que mal. 

Je me souviens que plus jeune, j’ai fait mes premiers pas dans la vie nocturne en allant au Queen, au Pulp ou même au plus confidentiel Club 18, sans vraiment comprendre la nature intrinsèquement politique de ces lieux. Tout ce qui m’importait c’était la musique… et les garçons. 

Peu à peu, j’ai grandi et j’ai compris, au gré des sorties et des rencontres, que ces espaces étaient bien plus que des « boîtes de nuit » (curieux terme, quand on y pense), il s’agissait en réalité de refuges, loin de l’hétéronormativité. Des espaces où je pouvais croiser des personnes qui me ressemblaient, simplement et sincèrement. Des espaces aussi où je pouvais comprendre et apprendre qui j’étais vraiment. 

Mais les réveils chaque matin dans un monde diurne qui ne me correspondait pas se faisaient de plus en plus difficiles à supporter. C’est sûrement pour cela que j’ai voulu davantage m’investir dans ce milieu et apporter ma vision de la nuit queer, d’abord en tant que DJ puis en tant qu’organisateur, puis booker. 

À cette période, le militantisme n’avait pas la forme qu’il prend aujourd’hui. Nous n’avions ni réseaux sociaux, ni beaucoup d’exemples pour nous inspirer et nous guider. Tout était encore en construction. Dans le milieu de la nuit, militer c’était déjà exister, puis survivre. Les gays d’un côté, les lesbiennes de l’autre, les personnes trans au milieu tentant tant bien que mal de se trouver une place. 

On est bien loin du « c’était mieux avant ». En réalité, c’est bien mieux maintenant. Même si tout ceci reste imparfait car de nombreux poisons gangrènent encore la nuit queer. Je pense notamment à celles et ceux qui s’enrichissent sur nos identités et nos talents, qu’iels soient membres de la communauté, ou non. Être exploité·es par les hétérosexuel·les, on a malheureusement l’habitude, mais quand cela vient de nos propres rangs, cela en devient d’autant plus inacceptable et odieux. 

On vous voit, celles et ceux qui ont trop de pouvoir et qui abusent des personnes précaires. On vous voit, et on ne veut plus de vous. Et la force de la communauté, ça doit aussi être de s’organiser pour que ces personnes ne soient plus en mesure de faire du mal.

Nous nous devons, en tant qu’organisateur·ices, DJs, drags, et autres acteur·ices de la nuit, de défendre nos systèmes de valeur pour que la nuit queer reste queer. 

Cela veut dire : 

  • protéger les artistes avec qui nous travaillons (physiquement et financièrement) ;
  • faire en sorte que nos line-ups ne soient pas un reflet de la société patriarcale (c’est-à-dire dominés par les mecs cis blancs) ;
  • accueillir au mieux notre public en leur proposant un espace safer (un lieu ou événement n’est jamais entièrement safe) ;
  • respecter nos ainé·es, leur art et leurs luttes, tout en proposant une plateforme d’expression pour les jeunes artistes.

L’actualité internationale nous le prouve malheureusement trop souvent : rien n’est jamais acquis. La lutte doit être constante, même dans nos propres rangs. C’est comme cela que nous grandirons ensemble. 

S’il y a bien quelque chose que j’ai appris au cours de mon parcours c’est que la nuit sera toujours à l’image de notre communauté : blessée, hésitante, fragile, mais aussi déterminée et promesse d’espoir.

Car de l’espoir, j’en ai. 

J’en ai en voyant la multitude de drags avoir le courage de naître et affronter le regard des autres chaque week-end. 

J’en ai en voyant de plus en plus d’associations, de lieux et de collectifs queers proposer des espaces pour les personnes transgenres, non-blanches, travailleur·euses du sexe et autres personnes mises de côté par la société. À Paris pour ne citer que quelques exemples : Afro Queer Rising, le Bunker, With Us, la Scarlette, Go Gouine, Avant Garce, Club Humide, le Bal des Pxtes, mais aussi Khaos à Lille, Vilaines Teufs à Nantes, la Coloc Drag à Poitiers… 

J’en ai en voyant le mouvement #MeToo intégrer le monde de la nuit par le biais des luttes contre les violences sexistes et sexuelles en milieu festif et par la libération de la parole du public et des artistes.

J’en ai en voyant les caterings de certain·es organisateur·ices boycotter les produits venant de pays génocidaires. 

J’en ai aussi en nous voyant débattre, ne pas être d’accord, nous copier maladroitement les un·es les autres, nous jalouser aussi, mais toujours en ayant envie d’avancer dans un but commun : faire briller la nuit de mille étoiles arc-en-ciel et proposer au public un échappatoire nécessaire et parfois vital.

Et peu importe le succès artistique ou professionnel : les dynamiques capitalistes font du mal à nos milieux festifs trans-pédé-gouines+. Queer n’est pas qu’une étiquette que l’on brandit au hasard d’un post Instagram dans l’objectif d’inciter une population à acheter une place pour un événement : c’est tout un système de vécus, de pensée, de valeurs et d’actions. Nous devons garder en tête que notre rôle principal en tant que communauté est de veiller les une·s sur les autres, que ce soit de jour, comme de nuit, dans la vie personnelle comme professionnelle. 

La nuit queer a toujours été un moment d’expérimentation, que ce soit artistique, sociale ou même politique. C’est à la tombée du jour que nous nous organisons pour présenter une vision du monde qui nous semble meilleure, plus équitable et plus libérée.

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