Donjons & dragons : comment les queers s’emparent du jeu de rôle

Comme vous le savez, le monde va mal. Et comme plusieurs générations de queers avant lui, Maxime a tenté d’oublier cette effroyable réalité de bien des manières : Internet, les soirées, la drogue et… Donjons & dragons. En seulement un an, certains apéros du mardi soir se sont transformés en conciliabule de quatre heures où il prétend être un gnome terroriste d’extrême-gauche doté de pouvoirs magiques. Aussi surprenant que cela puisse paraître, Maxime n’est pas le seul à occuper ses nuits ainsi. La plateforme de streaming américaine Dropout et son Dungeons and Drag queens, D&Drags en France… Ce passe-temps est même devenu un spectacle dont les artistes queers s’emparent, réussissant à faire communauté d’une manière totalement nouvelle. 

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Le Madison Square Garden, une salle de concert mythique qui a vu passer Madonna, Elton John et désormais… Une session de Donjons & dragons. Le 24 janvier 2025, le casting de Dimension 20 réussissait à faire salle comble grâce au dérivé live de son format streaming. Depuis 2018, Brennan Lee Mulligan et ses ami·es acteur·ices d’impro jouent et interprètent plusieurs campagnes de Donjons & dragons sur le site Dropout. Un succès qui s’est construit de saison en saison, une d’entre elle amenant notamment un grand nombre de nouveau·elles spectateurices : Dungeons and Drag Queens joué par Alaska Thunderfuck, Jujubee, Monet X Change et Bob the Drag Queen. 

Attiré par ce mélange incongru, je m’empresse de regarder le premier épisode diffusé gratuitement sur Youtube. Chacune des drags queens interprète un personnage aux capacités hors-du-commun, prête à traverser les enfers en talons hauts. À chaque moment décisif, elles font savoir leurs intentions : communiquer avec un zombie, marchander avec un démon, se faire discrète en pénétrant dans un château fort… Le maître du jeu, chargé d’interpréter les personnages secondaires et de faire avancer la narration, leur impose alors un jet de dés spécifique. En un tour de main vernie, la queen obéit et déclare son résultat. Selon la chance et les caractéristiques de son personnage, elle réussit ou non son action. S’en suit alors des conséquences positives ou négatives, promettant ainsi des situations tour à tour épiques, rocambolesques et tragiques. 

C’est avec cette première saison sortie en 2023 que nombre de personnes queers découvrent Donjons & dragons. Moi-même, je m’emploie dès mon visionnage à réunir quelques ami·es afin d’apprendre à jouer et à animer à mon tour des parties. Pour me perfectionner et apprendre à construire mes propres univers, je me penche sur des parties diffusées sur Internet : je découvre ainsi Critical Role, Desi Quest et les autres saisons de Dimension 20. Je suis extrêmement surpris par l’ambiance qui règne autour de ces tables : la majorité d’entre elles donnent à voir des castings mixtes, où l’on voit des hommes, des femmes et des queers. J’y découvre aussi des romances lesbiennes, des messages anticapitalistes et des univers de fantasy réinterprétés qui nous éloignent de l’univers médiévaliste occidental. Bref, on est loin de l’ambiance geek et d’incels qui jouent dans une cave. 

Donjons & dragons : une lente évolution

Créé par Gary Gigax et Dave Arnson, Donjons & dragons est aussi et avant tout un jeu de guerre, caractéristique renforcée par certaines mises à jour du système du jeu. Une grande partie des sorts disponibles permettent ainsi d’occire horde de monstres de mille façons différentes. Bref, tout est fait pour vous pousser à employer la violence, et ce souvent contre des « races » qualifiées d’agressives et sauvages. Dès le début, le joueur est d’ailleurs invité à en choisir une, choix qui influencent ses caractéristiques de force, d’intelligence ou de sagesse. Plusieurs critiques dont fait l’objet de nombreux univers d’heroic fantasy s’appliquent aussi à l’univers de Donjons & dragons : quasi absence de personnages féminins, manichéisme du « bien contre le mal », univers médiéval eurocentré… 

Charles Roncier, journaliste et joueur de jeux de rôles depuis vingt ans, nous éclaire également sur la situation française d’il y a quelques années : « C’était un milieu monopolisé par les vieux de la vieille qui étaient au mieux universalistes, au pire masculinistes. Comme beaucoup de pédés et de queers, j’avais intégré énormément d’interdits. »

Lors de ses premières années en tant que rôliste il y a vingt  ans, Charles n’aborde pas le sujet des discriminations auprès des autres joueurs, c’est à dire essentiellement des hommes hétéros et cisgenres. Comme il le pouvait, il s’efforçait de profiter du moment sans créer de vague ou de tension. « Comme je déployais une partie de mon énergie à créer des assos queers, je n’en avais pas vraiment à mettre dans le jeu de rôle : je faisais ce que je pouvais et c’est tout. Sauf qu’on le sait, tu es obligé de te battre partout. Si tu ne te bats pas, ça te pourrit de l’intérieur. » assène Charles. 

Eifar, comédien mais aussi streamer, n’était au départ pas du tout attiré par le jeu de rôles, ayant, comme moi, un à priori négatif dessus. « De prime abord, Donjons & dragons me paraissait trop binaire. Je trouvais qu’il y avait trop d’archétypes, jusqu’à ce qu’on m’invite à une partie avec un univers japonais, qui est une culture qui me parle davantage. Et à partir de là, j’ai commencé à creuser ce que faisaient d’autres gens. » Tout comme moi, Eifar n’était pas particulièrement attiré par les univers médiévaux, voyant bien que peu de personnes racisées y étaient visibles, du moins dans les représentations d’il y a une quinzaine d’années. 

« Il y a beaucoup de JDR [jeux de rôle] qui ont été écrits en majorité par des mecs cis blancs pour des mecs cis blancs donc on a une faible attention aux personnages féminins par exemple, le queer n’existe pas ou peu ou d’une façon fétichisée. On va ramener le queer aux pédés, au kink et au dark, ce qui est hyper réducteur. » nous raconte Zanni Lalune, drag artist de la scène lyonnaise. Lorsqu’il propose il y a bien longtemps à deux amies de jouer à certains jeux de rôles, elles refusent aussitôt : les personnages féminins sont systématiquement sexualisés. Toutefois, Donjons & dragons, bien qu’avec ses lacunes évidentes, dispose d’une mécanique plus flexible que certains jeux, permettant à Zanni d’intégrer sa propre identité et celle de ses amies à leurs parties. Désormais, lui comme Charles jouent essentiellement avec des queers. Tous les deux l’affirment : les personnes LGBTI apportent une saveur à Donjons & dragons terriblement nécessaire. 

Le jeu de rôles pour faire communauté

« Avoir une table queer avec les potes drags que j’avais autour de moi, c’était rassurant pour se lancer » explique Miroslav Toilesmains. Le drag king fait partie de l’équipe de D&Drags, émission Twitch diffusée par La Bonne Auberge. Lors de cette saison un peu particulière, la drag queen Eva Porée emmène dans son univers Soa de Muse, Minima Gestée, Hitsublu, La Briochée et Miroslav Toilesmains. Notre clown drag favori jouait un druide timide, accompagné de son « renard de soutien émotionnel ». Comme Zanni LaLune le dit en rigolant à ce propos : « il y a qu’un queer pour avoir une idée pareille ! »

« Il y a des combats que nous avons évité et on a résolu certaines situations par la communication ! Au grand dam de ceux qui avaient envie de se taper dessus ! s’amuse Miroslav. « Mais c’est ce que nous ont dit l’équipe de tournage, ils ne s’y attendaient pas même si, vu le sous-texte queer de la campagne, bon… Bref, on a prouvé qu’il y a des manières différentes de jouer ! »

Charles confirme la vision de Miroslav, lui aussi désireux de réfléchir à d’autres dynamiques lors de ses parties : « Le jeu de rôle est intéressant comme outil pour les minorités, il permet d’interroger ces structures-là sans être une conférence de Deleuze. On peut y réfléchir à des systèmes sans rois, sans princesses à délivrer… Et puis tu commences par ça puis tu tires la pelote et tu te rends compte que ce sont des espaces de liberté immense. Si on joue pour retrouver un monde où les oppressions systémiques ne sont pas interrogées, non merci. » 

« La fantasy et la science-fiction sont des genres qui empruntent tellement à des référents, militaristes, très patriarcaux, très impérialistes. Nous nous y intégrons d’une façon qui permet d’en souligner les revers dystopiques. » constate Lexie, aka Agressively Trans, militante et autrice. « On a ce biais-là, que moi je trouve positif, où l’on ne peut pas s’intégrer dans ce genre d’univers sans amener notre marginalisation, savoir comment en jouer. Par exemple, j’ai une approche très discrète et je pense que ça vient de mon besoin de sécurité dans l’espace public en tant que meuf trans. »

Qui plus est, Donjons et dragons est une de ces rares activités entre queers qui est ni festive ni directement militante. « C’est comme l’idée de faire une soirée jeu à la maison, les rapports de pouvoir ne sont pas autour de la sexualité, de qui est baisable ou pas. » explique Charles. « Si tu trouves un groupe avec qui tu t’entends bien, tu poses tes armes, tu peux essayer des trucs sans être jugé. Si tu hésites sur le fait de transitionner, tu peux faire un personnage d’un certain genre et expérimenter à travers le jeu de rôle. Si tu es un pédé et que tu aimerais être plus à l’aise pour draguer tout ce qui passe, tu fais un personnage qui sait le faire. C’est vraiment une boîte à outils intéressante. »

Ainsi, Lexie a commencé le jeu de rôles au début de sa transition médicale : « Le jeu de rôle m’a permis de canaliser ce moment, m’aidait à m’orienter, à créer des personnages féminins qui ressemblaient à ce que j’imaginais être une fois ma transition terminée. Je pense aussi que ça m’a permis de canaliser beaucoup de ma colère sociale, de puiser dans ma frustration face à une société qui est ce qu’elle est envers la personne queer que je suis. »

De l’intimité de nos salons aux drag shows

Depuis plusieurs années, le collectif La Cousinade, à travers son show drag Donjon et DragOut, intègre des éléments politiques à l’univers du jeu de rôle : des paladins mascus, l’hydre à deux TERFs et son armée de trolls… Les références nerds se mêlent aux revendications queers au fil des lip syncs et des jets de dés. Après avoir emménagé à Lyon, Zanni a commencé à se créer un réseau drag mais a perdu ses attaches aux associations de jeu de rôle. Il a ainsi été très touché de voir que celles lyonnaises souhaitaient venir à leurs drags shows. « Les spectateurices de Donjons et DragOut, c’est est un mélange de queers et de gros geeks dont certain·es qui n’ont rien à voir avec les drags shows mais qui viennent car exceptionnellement, ça leur parle. Et comme ça, ils apprennent des choses sur le chemin. »

Miroslav a eu le même constat suite à la diffusion de la première saison de D&Drags : le mélange incongru de deux types de spectateurices. Pourtant, au début, il se demandait un peu ce qu’il faisait là. « J’ai pas du tout fait le lien avec le drag alors que c’est évident ! Construire ton personnage, trouver son attitude, sa voix, son caractère…  Nous sommes vraiment tombés sur une équipe en or et qui ont été très à l’écoute des artistes. On a créé de belles relations et moi c’est ma plus belle aventure drag. »

Lexie a elle aussi participé à une campagne produite par La Bonne Auberge en 2024. L’autrice était heureuse de participer à une diffusion où elle était une meuf trans dans un casting exclusivement féminin de façon naturelle, avec une profonde sororité. « C’est un effort d’inclusion qui est difficile à amener dans mon boulot militant. » explique-t-elle. « Il faut toujours se défendre d’être la meuf trans qui va prendre de la place avec les meufs cis. Et là, ça a été complètement un non-sujet, probablement parce que c’était du divertissement ». Elle a également interprété un personnage qui était « plutôt un espèce de flou, plutôt agenre, plutôt asexuel… », de façon à apporter à la campagne une teinte particulière. Mais au-delà de ce rôle de cleresse du domaine de la paix, Lexie voit ses références queers comme un apport spécial aux tables mixtes. « L’humour queer est difficile à faire vivre socialement dans la mixité, il est beaucoup plus visible et facile à faire partager dans le jeu de rôle. D’un coup, les autres n’ont pas cette gêne, ils ne prennent pas des pincettes si bien qu’ils font douze mille gaffes en plus… Je pense que ça permet de créer une passerelle. »

Miroslav comme Lexie ont participé à des actual play [ndlr : campagne de jeux de rôles filmée ou enregistrée pour être diffusée sur Internet] qui font un excellent travail quant à l’inclusion des femmes et des personnes queer. Aux États-Unis, le milieu s’avère encore plus foisonnant et continue de diversifier. « On commence à aller vers le mieux en France mais on reste avec une scène dominée par les mêmes, un loisir encore très blanc, hétéro et cis. Pour l’instant, je n’ai pas de programme phare mettant en scène de la diversité. » regrette toutefois Eifar. 

Lui-même a créé le collectif Persos cachés, dédié à la création d’espaces dits safer pour permettre aux streamers racisé·es de jouer ensemble sans se soucier d’expliquer les discriminations qu’ils vivent constamment. Le comédien s’amuse, en tant que maître du jeu, à raconter d’autres types d’histoires, d’autres points de vue. Avec le studio Bagarre et en partenariat avec La Bonne Auberge, Eifar s’emploie à concevoir une équipe de joueureuses qui ressemble à son entourage. En effet, il est actuellement en développement d’une campagne basée sur Les lames du cardinal, où les mousquetaires et Richelieu côtoient dragons et phénomènes magiques. «Les personnes qu’on appelle les lames, c’est-à-dire les agents de Richelieu, moi avec ma lecture, c’est un peu des gens de la BAC.» explique Eifar en rigolant. « Comment on peut partir de ça, quel récit on peut amener, comment confronter nos personnages à l’autorité qu’ils représentent afin d’inscrire le récit dans nos préoccupations actuelles ? »

Ces parties diffusées sur Internet dont les joueureuses sont bien loin des stéréotypes du roliste macho semblent également influencer la compagnie responsable de Donjons & dragons, Wizards of the Coast. Dans le nouveau Manuel des joueurs 2024, le mot « races » a ainsi été remplacé par le terme « espèces ». La caractérisation des orcs, de certaines catégories d’elfes mais aussi la féminisation systématique de certains monstres a également beaucoup changé. Des évolutions qui ont, bien entendu, entraîné une levée de bouclier de la part de joueurs conservateurs, qui se sont empressés de crier au wokisme. Elon Musk a ainsi déclaré qu’il réfléchissait à l’idée d’acheter Hasbro afin d’impacter les décisions prises par Wizards of the Coast. Bien qu’on ne sache pas vraiment s’il s’agit d’une blague ou non, la question se pose : à l’image de Twitter, Donjons & dragons est-il véritablement « à vendre » ? Car si Donjons & dragons est en effet développé par une compagnie préoccupée par ses bénéfices financiers, la majorité d’entre nous a commencé à jouer grâce à trois feuilles de papier, des dés et des ressources gratuites trouvées sur Internet. « Même si on n’a pas les livrets officiels, maintenant dans la communauté, on a tellement de gens qui connaissent les règles par cœur… Là où le rachat de certains réseaux sociaux joue clairement contre nous, le jeu de rôle sera toujours à nous. » explique Lexie. 

Charles, lui, se montre plus inquiet : « Je ne pense pas que ce soit un espace qui est complètement exempt de la tyrannie capitaliste. Ça m’intéresse de savoir ce que font les gros acteurs mais ça m’intéresse aussi de soutenir et financer les petits créateurs pour ne pas se retrouver dans une situation avec un monopole et un seul produit. C’est une bataille avec des avancées et des reculées. Là par exemple, Wizards of the Coast avaient mis les règles de base en licence publique et ils ont essayé de revenir dessus ce qui a créé un énorme tollé. »

À l’heure où toutes les industries culturelles sont menacées par les capitalistes, Donjons & dragons et le jeu de rôles reste un refuge pour beaucoup de joueureuses queers qui peuvent y vivre et expérimenter à l’abri des regards. Face à un monde terrifiant et menaçant pour les queers, une telle activité devient un échappatoire certes éphémère, artificiel mais terriblement nécessaire. Lorsqu’elle a commencé, Lexie utilisait le jeu de rôle pour oublier le stress de ses révisions. Aujourd’hui, elle fait face à des pressions plus difficiles, notamment les attaques dont elle fait l’objet en tant que militante trans. Pourtant, en tant qu’étudiante comme en tant qu’autrice, le jeu de rôle reste pour elle un échappatoire comparable à aucune autre activité. « Il y a une magie dans le jeu de rôle, il y a quelque chose qui tape dans l’enfance, où l’on accepte de croire ensemble. » nous assure Charles. « Je crois qu’il n’y a rien d’autre qui permet de ressentir ça. »

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