Ce que Grindr a fait de nous : entretien avec Thibault Lambert

Militer, cela passe d’abord par être ensemble. Et être ensemble chez les pédés, ça commence souvent par la drague… Parmi toutes les conséquences qu’a eu Grindr sur nos sociabilités, celle de la numérisation est probablement la plus visible. Mais au delà même de ça, Grindr est un objet politique en soi… dont on a d’ailleurs parlé lors de notre première « Friction Folle et furieuse » à réécouter ici. Bref, autant vous dire que la sortie de Ce que Grindr a fait de nous nous a beaucoup intrigués. À travers son tout premier livre, Thibault Lambert choisit de s’attaquer à sujet colossal qui déchaîne des passions et des discours parfois caricaturaux sur la sexualité pédée, de la part de gays comme d’hétéros. 

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Ce que Grindr a fait de nous se présente comme un livre protéiforme, basculant régulièrement entre anecdotes personnelles, témoignages d’utilisateurs de Grindr et réflexions d’experts, de sociologues et de militants. Un ensemble foisonnant mais que l’auteur parvient à rendre cohérent, filant une réflexion complexe et nourrie de multiples vécus. « L’un des écueils potentiels du livre était de généraliser mon expérience » explique-t-il. Les anecdotes personnelles du journaliste sont surtout là pour permettre aux lecteurs de rencontrer un miroir, de leur rappeler leur propre vécu. «Tu ne racontes pas que des actes sexuels, tu racontes aussi tout le cérémonial, une manière de rencontrer et ce savoir-faire que tu développes et les difficultés auxquelles tu te heurtes » 

Ce que toutefois refusait Thibault, c’était d’accumuler simplement les anecdotes drôles sur le sujet, qui selon lui saturent l’espace médiatique et construisent un récit monolithique de l’application. « Soit tu racontes Grindr par la bonne anecdote soit par le fait que ça fait du mal. Je voulais des témoins qui racontent sans fards ce que ça leur avait apporté, de bien comme de mal, tout en restant dans le champ critique »

« En 2025, la question de Grindr est éminemment politique. Il n’y a jamais eu autant d’hommes queer rassemblés sur une telle plateforme. »

Thibault Lambert

Chapitre après chapitre, l’auteur dissèque l’application et les aspects diverses de la sociabilité sexuelle pédée qu’elle révèle : enjeux raciaux dans la drague, bouleversement des espaces de sociabilité gay par Grindr, mise en scène de nos masculinités sur les réseaux… Car ce sont tous ces sujets que charrie dans son sillage l’application, qui, qu’on l’admette ou non, est une véritable révolution de la sexualité pédée. « En 2025, la question de Grindr est éminemment politique. Il n’y a jamais eu autant d’hommes queer rassemblés sur une telle plateforme. Grindr devient un lieu hégémonique, un premier lieu de rassemblement gay virtuel éminemment violent et qui construit un rapport aux hommes fait de comparaisons, d’adversité. » constate Thibault. 

Une réalité que l’application tente de dissimuler plus ou moins efficacement : « De par sa conception, elle donne cette illusion qu’on est tous au même niveau, en sous-entendant que dans cette grille de l’application, la seule différence qui existe serait celle entre ceux qui payent et ceux qui ne paient pas. » La géolocalisation nous laisserait imaginer une certaine égalité dans la drague, là où une hiérarchie entre les individus existe forcément, avec son lot de discriminations et de rapports de pouvoir. Très vite, les violences sérophobes, racistes, follophobes s’imposent mais aussi le ghosting, la grossophobie, le culte de la virilité… Et pourtant, tous ces problèmes sont loin d’être apparus avec l’application. 

Inscrire Grindr dans une histoire de l’homosexualité

Car à travers son livre, Thibault Lambert se refuse d’évoquer Grindr comme l’antéchrist de la sociabilité pédée, sans genèse historique ou sans prédécesseurs à la violence qu’on peut y expérimenter. Pourtant, avant l’écriture, l’auteur était persuadé que l’application avait imposé une culture du plan cul où nous serions tous consommables à l’extrême. « Tu parles avec un sociologue, un historien et c’est terminé » affirme le journaliste, en riant de son ancienne naïveté. 

Tour à tour, nous évoquons le cruising, les bars gays mais aussi la répression des homosexuels en France comme ailleurs : l’ensemble de ces étapes historiques a façonné nos habitudes sexuelles et sociales, Grindr n’étant qu’un nouveau bouleversement. Pourtant beaucoup d’hommes gays ont construit un discours bien rodé sur Grindr, qui considère l’application comme la mère de tous leurs maux. 

 « Aujourd’hui, l’entrée en homosexualité se fait en absence de pairs. La critique de Grindr c’est aussi un effet générationnel, beaucoup de personnes n’ont jamais expérimenté ce qui se passait avant. Par exemple, j’avais la certitude que Grindr avait bousillé mon estime de moi. En vérité, la plupart d’entre nous sont déjà vulnérables avant d’arriver sur l’appli. Toutes ces critiques, elles sont formulées quand tu n’as pas de recul. Il suffit de regarder ce qu’il y avait avant Grindr, dans ta propre vie comme dans les rencontres entre hommes pour réaliser que c’est plus compliqué que ça. ». Des préjugés qui dévoilent un mal aux origines multiples : manque de connaissance et d’intérêt pour l’histoire gay, hégémonie de l’application sur nos sexualités mais également un manque cruel d’alternatives. Et puis, juger ainsi Grindr serait également une façon de se déresponsabiliser, selon le journaliste : « Tu rejettes la faute sur la plateforme mais pas sur tes usages. »

Toutefois, Grindr est venu changer nos habitudes sociales tout en conservant les discriminations préexistantes à l’application. « Je ne suis pas sûr que les rapports politiques se voyaient autant dans le cruising, par exemple. » ajoute cependant Thibault. « Par la nature même de ce genre de rencontres, on se débrouillait pour faire son affaire avec ceux qui étaient déjà présents physiquement. Désormais, on ne fait plus avec ce que l’on trouve mais avec ce que l’on cherche. La plateforme a des travers, des défauts, elle est conçue sur ta frustration. Finalement, le but c’est quand même de faire de l’argent. »

 En effet, les 7 % d’utilisateurs payant un abonnement représentent 70 % du chiffre d’affaires de Grindr. Car seconde erreur lorsque l’on évoque Grindr : se refuser à l’inscrire dans une vision capitaliste. Thibault Lambert dédie ainsi tout un chapitre à la vie de son créateur et ancien CEO, Joel Simkhai.  « Nous sommes des millions à aller sur une plateforme qui répondait au départ aux besoins et à la vision d’un seul homme. C’est aussi une clé de réponse : pourquoi Grindr est Grindr, avec cet implicite sexuelle très marqué, etc…. Ce ne sont pas des hommes en costard froids qui ont créé l’application mais un gay avec une certaine vision de la sexualité et de la masculinité qui se rapproche un peu de celle hégémonique. » raconte Thibault Lambert. 

Qui plus est, le fait que l’on se retrouve sur un lieu virtuel par essence marchand, impose d’autres dynamiques entre usagers. Ce changement d’échelle – de la vespasienne du quartier à ce qui peut vite devenir une ville entière – nous offre une analyse plus glogable de nos affects et de nos habitudes sexuelles. « La conduite de Grindr est devenue quasi universelle. Où que tu trouves en Occident, tu peux retrouver les mêmes codes de drague, les mêmes goûts, les même corps jugés désirables et moins désirables, le même rapport à la sociabilité gay où le sexe peut inaugurer toutes sortes de relations variées… » nous raconte Thibault. Grindr devient alors un miroir de nos comportements collectifs. « Tous nos soucis communautaires sont catalysés, amplifiés, réunis et ne nous laissent jamais tranquilles car ils sont toujours dans notre poche. »

Mais alors comment appeler à une réflexion communautaire sans basculer dans une culpabilisation stigmatisante à l’égard des pédés ? Comment trouver un juste milieu ? Thibault le confesse, il craignait qu’on lui assigne une vision très hétérosexuelle, qui aurait appelé à une normalisation, à un rejet de nos désirs et de nos habitudes sexuelles. 

« La fenêtre de tir est extrêmement étroite. Je pense d’abord qu’il faut être honnête avec soi-même. Je fais mon auto-critique dans le livre, moi non plus j’ai pas toujours eu des comportements parfaits. »  

Raconter la communauté pédée (ou la rendre à la réalité)

Nous évoquons ainsi avec Thibault Lambert la tribune écrite par Eric Rémès, La communauté gay est morte, vive la communauté gay ! publiée chez Libération. Dans ce texte, l’auteur publié aux éditions Blanche (celles même qui ont déjà édité Alain Soral), se montre particulièrement violent à l’égard des gays et de leurs comportements, regrettant les années 80 où, d’après lui, le VIH/Sida aurait créé une solidarité entre pédés désormais révolue. Une tribune qui n’a pas manqué de faire réagir beaucoup d’homosexuels, donnant à voir des opinions parfois diverses et opposées. 

« Je crois qu’on meurt de ce genre d’éditos hyper catégoriques qui actent toujours la mort de tout et surtout de notre communauté. » estime Thibault Lambert. « Dans mon livre, j’ai essayé d’entrouvrir des portes de sortie qui démarrent justement à l’échelle de mon noyau de sociabilité. Oui, il y a une sorte d’individualisme dans la rencontre et nos comportements mais ce n’est pas propre à la communauté gay. Il ne faut pas être nostalgique des années sida, ça ne sert à rien et ça ne va pas aider nos générations à s’investir. Et en même temps, il ne faut pas avoir peur d’entrer dans la critique non plus. »

Thibault Lambert revient également sur cette vision homogène et facile des homosexuels :  « Lorsqu’on parle de la communauté gay, on ne sait jamais vraiment de quoi on parle. La communauté n’est pas un ensemble uniforme mais une espèce d’agglomérat de noyaux de sociabilité, plus ou moins éclatés, qui se rejoignent dans certains moments et contextes et qui s’éloignent dans d’autres et à certains sujets. Ceux qui sont les plus enclins à parler de communauté sont souvent des parisiens qui rencontrent beaucoup d’autres gays. Les auteurs comme Eric Rémès parlent de communauté pour évoquer des mecs qui font trois segments de rue dans le Marais. » 

Dans son livre, Thibault Lambert tente ainsi d’évoquer l’expérience masculine gay dans toute sa complexité : trans, racisée, gay de campagne comme gay de ville. Il utilise également du terme pédé de façon très spécifique, notamment dans l’introduction du livre puis dans son chapitre final. L’auteur tenait à rappeler que sa réflexion n’était qu’un héritage, voyant son livre comme une façon de combiner ce qui avait déjà été pensé. Pourtant, il a mit longtemps à utiliser le terme pédé : « Pour moi c’est un mot insultant, j’ai du mal à retourner ce stigmate. » confesse Thibault Lambert. « Le mettre au début et à la fin du livre, c’était presque un geste performatif. Au début, le mot pédé est un avertissement : je ne suis pas qu’un homme qui aime les hommes, je veux aller au-delà de ça. Et à la fin, cela fait écho à l’introduction : remettre la sexualité au bon endroit, l’appli au bon endroit. Mon homosexualité s’est longtemps résumée à ma sexualité et la seule porte de sortie, pour moi, c’est d’amoindrir sa place dans mon identité pédée. Cette volonté de lire l’homosociabilité avec une grille de lecture politique, voilà ce qui me fait devenir pédé. » affirme Thibault Lambert. 

Lorsqu’on évoque des solutions pour construire d’autres manières de se rencontrer, de créer une sexualité moins influencée par Grindr, nous évoquons aussitôt la puissance de l’amitié pédée. Une sociabilité qui nous apparaît désormais comme vitale, à l’heure où beaucoup d’entre nous peinent encore à créer un noyau d’amitié gay bienveillant. « Il y a beaucoup de pédés qui ne se sentent pas bien quand ils sont entourés d’autres pédés et ça pose beaucoup de questions, il faut y réfléchir. » explique Thibault. Il revient également sur son besoin d’avoir des amis gays avec qui il ne couche pas. « La présomption de séduction me faisait souffrir. Il y avait aussitôt une auto-observation, comparaison, tentative d’adaptation… Tu retrouves tout ce que tu as et détesté comme dynamique. » déplore L’auteur. 

Mais à part les tentatives individuelles et les réflexions communautaires, comment faire émerger cette nouvelle sociabilité à des échelles plus importantes ? Sur ce sujet, lui comme Friction Magazine admet botter en touche. « C’est la socialisation masculine qu’il faudrait changer dans son entièreté. C’est malheureusement comme dans le féminisme, c’est ceux qui en pâtissent qui doivent faire le boulot. »  déplore Thibault Lambert. 

En attendant de réussir un tel exploit, contentons nous déjà de faire le même souhait que Thibault dans son livre : poursuivre la construction d’une identité pédée à la fois fédératrice et plurielle, qui parviendrait à s’indépendentiser de Grindr et de nos habitudes parfois bien ancrées.

Ce que Grindr a fait de nous de Thibault Lambert
Éditions JC Lattès – 20€

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