​​Dépasser l’activisme de paillettes : en défense du chiant solidaire

La période politique que l’on vit est loin d’être drôle. S’immerger dans les espaces festifs et artistiques du militantisme queer et féministe peut-il nous sauver ? Lara interroge les dérives d’un activisme centré sur la joie, l’esthétique et le réconfort de l’entre-soi, au détriment de l’action concrète, inconfortable… mais vitale. Elle appelle à un retour au terrain, peut-être ennuyeux mais véritablement solidaire.

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Je suis entrée dans la salle, j’ai vu la bannière, celle avec la citation d’Audre Lorde :

« Prendre soin de moi n’est pas de l’indulgence personnelle, c’est de la préservation de soi, et c’est un acte de guerre politique. »

Je suis ressortie.

La joie est militante, la fête nous tient, la communauté nous porte. Ça fait des années que je me nourris de festivals artistiques militants, de grandes manifs dansantes, de tables-rondes et de soirées en mixité choisie. Ces lieux m’ont créé un groupe d’ami.e.x.s, m’ont offert des heures joyeuses, de la musique dans le ventre, des pensées nécessaires. On doit énormément de notre force, de notre bonheur au militantisme. Il crée la base nécessaire à nos communautés, renforce des liens précieux dans une société structurellement atomisée. Les espaces que nous nous créons emmerdent fièrement le gris, le terne d’un monde libéral performant et suffocant. Nous dansons face à la résignation, nous nous prélassons ensemble sur le travail, la famille et la patrie. Nous nous inscrivons dans une longue tradition de joie politique tout en propageant des idées éternellement nouvelles. La révolution est une fête.

Je trouve que ce paragraphe dit vrai, qu’il décrit un sentiment que j’ai eu (il y a longtemps, il y a quelques années). Je le trouve aujourd’hui complaisant. Il me donne la nausée, malgré sa vérité propre, malgré son espoir.

Bien sûr que ça me fait du bien, les fêtes, les événements, les expositions. Je vais aux discussions, je lis les livres, j’écoute les podcasts, je reposte sur mes réseaux sociaux les visuels pastels des comptes militants, je regarde les films, j’en garde les affiches. Je ne me distancie pas du militantisme principalement culturel, de l’activisme de fête : j’en suis la cible, heureuse et ouverte. Pourtant, j’ai aujourd’hui de la peine à me réjouir quand j’entends qu’un nouveau collectif artistique engagé s’est formé, qu’un groupe s’est mis à organiser des fêtes queer-féministes, qu’un festival de plus prend forme, qu’une manif autorisée du 8 mars suit le parcours maintenant bien connu pour faire notre grand geste symbolique annuel. C’est bien sûr une bonne nouvelle pour moi — pour moi, et mes potes, et mon milieu : des personnes diplômées, avec plein de livres chez elles, qui vont au cinéma indépendant de leur quartier en portant leurs shorts adidas et leurs t-shirts à slogan, qui socialisent en manifs, qui votent correctement (parce qu’iels votent, parce qu’iels peuvent voter, parce qu’iels viennent d’ici).

Je vois la merde dans laquelle on nage, la nauséabonde lie du fascisme sous mes pieds glacés, la pourriture violente de politiques mortifères qui s’installe sous mes ongles. Les gens crèvent : une personne sans-abris de plus retrouvée morte l’autre jour, la bouffe que bientôt presque plus personne peut se payer, les personnes migrantes qui ont froid quand elles ne meurent pas en mer, les violences racistes, les féminicides, les tags fascistes au coin de la rue, les sionistes à nos manifs, les débats stériles dans les hémicycles complices (la guerre les excite) — et je me demande quelles sont nos priorités, je me demande pour qui la révolution est une fête. Les gens crèvent, iels sont juste là. Les gens crèvent.

Le discours se mord la queue, il se bouffe et s’avale par sursaut. J’ai donc en tête la dialectique habituelle, la voix qui répond que la culpabilité n’est pas productive, qu’on a besoin de se ressourcer pour mieux lutter, que la culture est une bataille centrale, qu’il faut une pluralité de stratégies sur tous les fronts imaginables. Je me demande juste quel mouvement on crée quand les fronts qu’on imagine sont ceux juste devant nos yeux, quand les batailles qu’on entreprend s’avèrent presque systématiquement être les plus directement gratifiantes. Je me demande quel projet politique on abandonne quand on se concentre sur les fêtes où on flirte, les réseaux sociaux où l’on brille, les événements où on prend la parole. Si on se retrouve dos au mur aujourd’hui, c’est peut-être parce qu’on a appliqué uniquement la moitié du programme : se ressourcer, se rencontrer, s’instruire pour mieux lutter. Le but est enterré, notre plaisir se suffit à lui-même. On proclame la révolution permanente pour en discuter ; on pense ériger une guillotine pour se retrouver face à notre propre podium.

Nous avons construit un mouvement qui s’attache à ne jamais vraiment nous déranger longtemps — on se retrouve entre nous (vous savez, les personnes qui ont les codes, le temps, le bon mot et la juste identité) pour créer des projets réjouissants comme de grands défilés, des fêtes éclatantes, des événements joyeux, où l’accomplissement est immédiat et palpable. Cette satisfaction presque instantanée rachète les efforts réels et les coups sensibles à encaisser que de tels projets impliquent. Toute remise en question de ce modèle face à nos évidentes et récentes défaites est taxée de moralisatrice, culpabilisante, inutilement pesante. J’ai vraiment rien compris : le self-care est radical, la joie est militante, l’intime est politique et, si on y pense bien, nos espaces sont les germes du monde libre à venir. J’ai oublié, pardon. (Les gens crèvent.)

Une amie avait emménagé dans un immeuble administratif désaffecté où une grande coloc s’était formée. Dans ce quartier encore peu gentrifié de Hambourg, elle a fait des affiches en plusieurs langues pour créer un groupe Telegram de quartier qui lierait les groupes militants qui y sont basés, les mères de famille, les étudiant.e.x.s et les petits commerçants des environs. Elle s’est installée et s’est immédiatement demandée comment créer une solidarité de quartier. Elle s’est mise à organiser des bouffes prix libre avec ses ami.e.x.s, sans connaître les personnes pour qui elle faisait à manger tôt le dimanche matin. C’était petit et immédiatement utile ; j’y ai vu une profonde beauté. Vous voyez ce que je veux dire ?

Je sais qu’organiser une manif ou un événement de toutes sortes est déjà taxant ; de tels projets prennent énormément d’énergie, de temps, d’argent et nous laisse haletant.e.x.s et vidé.e.x.s. Mais nous restons inévitablement coincé.e.x.s aux environs du symbolique, loin des personnes les plus en proie aux carnages. Le problème n’est pas que l’activisme actuel n’est pas assez fatigant, c’est qu’il se limite trop souvent à des déclarations d’intentions, guidé par nos désirs propres et les gratifications qui s’en suivent. S’accorder sur le fait que notre joie est importante et politique, que les lieux de fêtes et d’échanges rassemblent, n’est pas antinomique avec le constat que les personnes qu’elles rassemblent sont toujours les mêmes et rarement celles qui sont le plus dans la merde. Le réflexe doit être celui d’identifier qui a le plus besoin du plus de soutien, ces personnes avec qui on a le moins en commun précisément parce qu’elles sont loin d’avoir les ressources pour venir dans les espaces que l’on crée. Qui a besoin de bouffe ou d’un endroit où dormir? De soutien légal ou d’aide pour l’administratif? D’un lieu dépourvu de violence, d’une traduction de dernière minute? Qui a des besoins autrement plus pressants qu’une discussion édifiante ou qu’un DJ set engagé? Nos actions doivent s’orienter autour des besoins des personnes hors de nos collectifs, pas des envies des personnes en faisant partie. Elles doivent éclater l’entre-soi politique défendu jusqu’alors, créer des liens au-delà de ceux engendrés par l’évidence de l’appartenance. Notre échec réside là, dans le fait qu’on agit énormément par automatisme, guidé.e.x.s par l’immédiateté de nos désirs. La solidarité est découpée autour des lignes en pointillé de la classe, de l’identité raciale, du goût, de la norme qu’on s’est définie : il n’en reste que des confettis.

Il est temps que le militantisme nous fasse beaucoup, beaucoup plus chier. Les priorités sont précisément où l’amusement n’est plus, où il a été étranglé par l’urgence. La tâche des militant.e.x.s est celle d’alléger la charge des personnes qui n’en ont pas la possibilité ; cet allégement implique nécessairement de porter une infime partie des fardeaux structurellement lourds d’autrui et de s’acharner à le porter collectivement. C’est ce qui nous ajoute un poids palpable qui s’avère profondément nécessaire. Le militantisme de développement personnel doit se faire petit, se restreindre à ce qui est nécessaire pour continuer de porter ce qui est lourd et, nous l’espérons, voué à disparaître.

Le concret et l’urgence doivent nous guider maintenant plus que jamais : nous ferons l’immédiat tout en maintenant sans fléchir l’horizon que nous dessinons. C’est le travail qui nous rend inconfortable et qui nous confronte à la différence, à la brutalité qui fait loi, au cœur de ce que l’on doit détruire que nous devons attaquer en premier. L’inconfort est de mise : les gens crèvent (et, croyez-le ou non, à la fin nous sommes tous.te.x.s les gens). Nos priorités doivent être celles des tâches administratives ennuyeuses faites pour autrui, des permanences juridiques grises, des soupes populaires froides. Nous avons le devoir politique d’organiser des véritables formes d’éducation populaire, de connaître nos voisins de pallier même si on n’a rien en commun avec, de traduire les décisions étatiques pour les personnes qui ne parlent pas français, de récolter de l’argent par solidarité internationale, d’envoyer des paquets aux personnes incarcérées, de syndiquer son lieu de travail, de garder des enfants qu’on ne connaît pas, de créer des permanences médicales, de s’interposer entre les fascistes et leurs cibles les plus vulnérables, de passer du temps avec des personnes mourantes, ou pauvres, ou folles. Ce ne sont pas des suggestions nouvelles ; que ce soit celui des mouvements ouvriers, féministes, antiracistes, anti-validistes ou queer, c’est l’héritage que nous portons. Le travail ingrat qu’on ne fait pas par plaisir est précisément ce qui nous est demandé, ce qui nous met du côté du vivant. 

La solidarité qui en est véritablement une est indiscriminée et sans contrepartie ; elle se moque de l’admiration de ses paires, du confort, de la gratitude de celleux vers qui elle s’étend. Elle n’a rien à montrer de son labeur et n’en tire que l’intime conviction qu’elle est la base du monde de demain que l’on veut bâtir. Nous nous devons de refuser une gauche délétère, un engagement d’élite devenu but en soi, qui se régénère pour n’aider personne. Annonçons la beauté du rébarbatif, celui qui aide sans contrepartie ; il est temps de s’approprier l’ennuyeux avec fierté, de se mobiliser pour faire collectivement le travail répétitif et solidaire qui rend la vie possible, le lien plus large et les utopies plus proches !

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